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III LES CONCLUSIONS
ОглавлениеSi les procédés et la structure de ses œuvres sont scientifiques, le fond en reste, par un contraste remarquable, arbitraire et catégorique.
Confiant qu’il était dans les déductions psychologiques, procédant par le raisonnement et par la science, Taine croyait fermement aux vérités qu’il avait trouvées.
Ainsi qu’il a dit lui-même à propos d’un poète anglais, «l’homme qui se nourrit incessamment de démonstrations solides est capable de croire, de vouloir et de persuader dans sa croyance et dans sa volonté».
Bien qu’il ne fît en apparence qu’accumuler impartialement des faits pour en dégager les lois, il était pourtant épris d’idées et sous la logique impassible, il cachait une sensibilité frémissante, des convictions enracinées et têtues et un enthousiasme pour la raison que sa correspondance seule laisse apercevoir. Et c’est là, pour le dire en passant, l’explication de son style si passionné même dans l’abstrait, souvent lyrique, toujours impétueux, convaincant, irrésistible.
On peut dire que la clarté absolue de son intelligence et cette sérénité dans la puissance qui tempérait et masquait l’émotion intérieure, s’alliaient chez lui à une façon véhémente de se donner au sujet, de le comprendre et de le faire comprendre, de créer une théorie pour ensuite la vivifier, la rendre saisissante.
Si l’on voulait lui appliquer sa méthode, on pourrait dire, sans crainte de paradoxe, que sa faculté maîtresse, fut un talent de démonstration, une manière rigoureuse et brillante d’exposer, de déduire, de simplifier et d’entraîner; il eut les dons du logicien et de l’orateur. Son œuvre tout entière forme un nouveau genre oratoire, s’alimentant de philosophie, de poésie et de science. Il suffit de réfléchir pour reconnaître que ce n’est pas tant le fond de ses critiques, souvent hasardées, ce n’est pas tant ses théories en histoire et en esthétique, mais la façon de les démontrer,—cette forme éclatante qu’il leur donnait, cette faculté de généraliser, de classer et de décrire, cette vie propre et cette poésie propre, communiquées à tout sujet,—qui font l’attrait de ses livres.
Il est éloquent autant que les plus grands de nos écrivains classiques et il a le talent d’ordonner, de concentrer à l’extrême une théorie, de l’isoler afin de l’éclaircir davantage, d’en réunir les preuves, de la faire persuasive, de la vivifier en quelque sorte et de la recréer vraie. Un talent de description massive mais puissante, une abondance d’adjectifs, le génie de l’exposition nette, qui va du particulier au général, du simple au multiple, des ressources infinies dans la démonstration, une originalité propre dans l’art de déduire et de conclure, voilà ce qu’on remarque dans le Voyage en Italie autant que dans Les Origines de la France contemporaine, dans l’Essai sur Tite-Live aussi bien que dans la Philosophie de l’Art.
En définitive, bien que les formes de sa pensée soient scientifiques, le fond en reste quand même passionné et dogmatique.
Un puissant constructeur, élevant hardiment un édifice sur une hypothèse, tassant des faits sur une idée qu’il croit vraie, voilà ce qu’est Taine et il est impossible de ne pas le rapprocher de l’auteur de l’Ethique. Enivré comme Spinosa d’équations, de lois et de mathématique, bâtissant dans l’abstrait, faisant converger tout vers une même théorie préconçue, il se servait des faits avec la même témérité que Spinosa de l’argumentation métaphysique.
La démonstration de ce que la probité et l’examen des faits lui suggèrent, voilà sa préoccupation et voilà la base de son œuvre. La méthode positive, le procédé réaliste, les documents, l’histoire, la science, son éloquence, tout lui sert à dresser cette démonstration.
Soutenir, par exemple, que la Renaissance italienne se caractérise par le triomphe de l’individu et l’exaltation de la force, que le XVIIIe siècle est dominé par la «raison oratoire», que la faculté maîtresse de Shakespeare est l’imagination, et la préoccupation constante de Racine la bienséance, qu’à cause de la race, du milieu, du moment et des circonstances, la ligne triomphe chez les Florentins et la tâche chez les peintres des Pays-Bas, tel est l’objet intéressé, la thèse de ses livres esthétiques. De même son Intelligence sert à démontrer l’abstraction et la sensation, comme seuls procédés et seule matière de la machine pensante, et ses deux volumes sur la Révolution, à prouver la fausseté de la conception qu’eurent de l’homme les philosophes du XVIIIe siècle.
Si ces thèses sont erronnées, toute sa démonstration historique et ses explications scientifiques se réduisent à néant. Et on pourrait avoir quelque surprise eu voyant ce penseur,—qui entra si avant dans la complexité de la biologie et y reconnut que la vie et la vérité des choses sont pas dans une idée ou une formule, mais dans l’harmonie infinie de toutes les parties, dans leur organisation propre—ériger ainsi des échafaudages scientifiques sur des hypothèses isolées qui, même vraies, seraient encore nécessairement partielles, et par cela même insuffisantes.
Pour s’expliquer cette persistance dans un système, dans une conviction, pour comprendre la cause de cette lucide, imperturbable et continuelle démonstration et cet attachement à des principes fixes, il faut encore se souvenir que Taine fut quand même un passionné. Il croyait à ses propres idées et il y croyait avec véhémence. Son système l’avait illuminé de certitude. La théorie du milieu et du moment une fois trouvée, il en fut inondé de clarté et de confiance. «La vérité ne me fuit pas, écrivait-il jeune à Prévost-Paradol, j’en tiens le principe; je n’ai pas l’explication universelle mais j’ai le principe de cette explication et sans plus douter ni flotter, j’avance tous les jours dans la connaissance de la vérité. Je vois, je crois, je sais. Je crois de toute la puissance de mon être; je ne puis que croire, puisque toutes les certitudes logiques, psychologiques, métaphysiques se réunissent pour m’affermir dans l’absolue certitude où j’ai trouvé le parfait repos. Je ne puis pas croire que ma certitude me trompe parce que, sachant maintenant le principe et la cause de l’erreur, la méthode que j’ai suivie a été calculée nécessairement de manière à éviter d’elle-même l’erreur. Je ne puis pas être chassé de mes croyances par quelque contradiction avec un autre principe, puisque le mien est le seul que j’admette et dont je dérive tous les autres, puisque sa nature propre est la conciliation des contraires, puisque, enfin, toutes mes nouvelles recherches sur des sujets différents apportent de nouveaux soutiens à mes premières preuves. Crois que j’estime assez ma vie et mon bonheur pour ne pas les confier à quelque chose de fragile. J’ai voulu plus que de la géométrie et je l’ai.»
Cette lettre de jeunesse nous paraît révélatrice, tant elle nous montre la capacité d’enthousiasme, les forces vives de croyance, cette foi violente à ses propres opinions qui se dérobait sous les apparences rigides et un peu froides du tempérament d’Hippolyte Taine. Et il faut tenir compte de cette confiance sacrée que Taine avait dans les théories qu’il croyait vraies, pour mieux comprendre, et ses partialités inconscientes et la naïve tendance qui le poussa dans ses Origines à se servir de documents pour appuyer des jugements personnels, pour condamner et exécuter.
Ayant commencé par se moquer de la morale, faisant métier de démêler les causes de la bonté ou de la méchanceté, des crimes ou des folies des hommes, comme le chimiste démêle les éléments du vitriol ou du sucre, ayant la conscience la plus intègre qui fût jamais, Taine s’entraîne, par le respect de sa vérité qu’il croyait la vérité absolue, à des partialités assez violentes, à des excès marqués, et son histoire dégénère quelquefois en thèse, quand elle ne dégénère pas, par la force et la brutalité des expressions, en pamphlet.