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II LES IDÉES
ОглавлениеHippolyte Taine eut toute la superbe éloquence qui est l’apanage du génie français, et toute la solide faculté de raisonnement de la pensée allemande «La logique grandiose—pour lui appliquer ses propres paroles—et la science immense», voilà son fond.
L’éclat de son verbe n’avait d’égal que la vertu généralisatrice de son coup d’œil. On eut dit qu’il apercevait, par le don d’une vision complète, l’homme en ses attaches avec l’infini du passé, les faits dans leur enchaînement, chaque produit de la pensée, chaque œuvre de l’art dans sa dépendance avec l’évolution totale de l’intelligence.
Détaché de toute opinion reçue et pensant librement, il fut presque sans cesse original.
Comme élément tout à fait nouveau et frappant, ses œuvres apportaient l’usage des méthodes scientifiques, l’application des procédés exacts et mathématiques à l’esthétique, à la littérature et à l’histoire.
Lisant les Anglais et les Allemands et y découvrant, comme il dit lui-même, «des idées à défrayer tout un siècle», creusant et mettant au jour «les mines d’Outre-Rhin», Taine se dirigea dès l’abord vers les sciences. Il y forma son esprit, y trouva les éléments qui devaient donner une direction nouvelle à la critique et réveiller et effaroucher la philosophie française, endormie encore sur l’oreiller éclectique que Victor Cousin lui avait adroitement préparé.
Taine venait avec des idées toutes positives.
«Est-ce que la nature et l’homme ne sont qu’une même chose?» Voilà ce qu’il demandait dans une lettre à Prévost-Paradol, et nous croyons que, sous forme dubitative, c’est là l’âme de sa philosophie.
La conformité de l’homme et de la nature, leur unité primitive, la communauté des lois qui régissent le monde inorganique et le monde organique, l’influence de tous les agents de l’univers sur chaque être et ses réactions infinies, tel est le principe du système de Taine.
Comme les positivistes, il écarte d’abord toute préoccupation métaphysique. Son seul domaine philosophique sera celui qui résulte de la coordination du savoir humain et du savoir scientifique. Il étudiera ce que l’observation sensible lui présente, ce que le monde des phénomènes lui révèle et verra l’univers dans ses relations variées, dans le jeu constant des actions et des réactions.
Procédant de la sorte, il eut de l’homme une conception nette et toute de clarté. «S’il n’est pas sûr que l’homme soit par le sang un cousin éloigné du singe, du moins il est certain que par sa structure il est un animal très voisin du singe, muni de canines, carnivore et carnassier, jadis cannibale, par suite chasseur et belliqueux.»
Taine le compare au gorille et à la panthère, et le suivant le long de l’histoire, le trouve destructeur «féroce, lubrique», traqué par la faim, concourant et luttant pour vivre, poussé par l’idée d’acquérir, d’amasser et de posséder. L’équilibre instable de son organisme le livre à la merci de la folie, des terreurs subites, des impulsions aveugles. «A proprement parler, l’homme est fou comme le corps est malade, par nature. La santé de notre esprit comme la santé de nos organes n’est qu’une réussite fréquente et un bel accident.»
Voyant l’homme tout abandonné aux forces extérieures, jouet continuel et résultante de son milieu, n’existant proprement, que par ses relations avec tout ce qui l’environne, Taine tâcha de le considérer non isolé mais en tant que partie d’un ensemble.
Ainsi considérée, la vie humaine, comme toute manifestation organisée de la nature, se résume en une somme de mouvements et elle rentre dans l’ordre des phénomènes physiques et mécaniques.
L’histoire sera par conséquent pour Taine une géométrie des forces, l’étude de l’intelligence une analyse des sensations qui se réduisent aussi en dernier lieu en une série de mouvements, et l’apparition du génie artistique un effet et un produit des causes naturelles.
Si l’on veut donc étudier et définir l’intelligence de l’homme, il faut démêler la complexité des phénomènes mentaux, les sensations et les images, et reconnaître finalement dans toutes les manifestations de la conscience et de l’esprit, une répétition compliquée des mouvements élémentaires de la matière.
Et si d’autre part on veut expliquer et caractériser une œuvre d’art, il faut la suivre dans sa formation de même que le naturaliste suit une espèce dans sa genèse et ses origines. Comme une œuvre est l’expression, le reflet d’une pensée et d’un tempérament, et comme d’autre part le milieu environnant, la race et les circonstances du moment déterminent et créent cette pensée et ce tempérament, il faut expliquer et éclairer l’œuvre par «les conditions de la race, du milieu et du moment».
Les influences de ces agents, subordonnées à la «faculté maîtresse» de l’artiste, à sa qualité dominante qui fait l’essence et le pivot de son génie, forment l’objet de l’esthétique.
D’autre part, les conflits de l’égoïsme, la lutte des hommes, transformés par le pli social, tempérés par la force de la religion, le contraste des appétits et la différence des idées, fera le tissu de l’histoire. Le véritable objet de l’historien sera non pas d’établir des théories abstraites mais de voir «la chose complète qui est l’homme agissant, l’homme corporel et visible qui mange, qui marche, qui se bat, qui travaille».
Décrire l’homme dans la vérité de ses actions et déduire les lois sociales et politiques que ces actions comportent, voilà l’œuvre historique.
Ces idées générales, Taine les a appliquées à tous les sujets, apportant le même esprit de recherche, les mêmes théories de la race, du milieu et du moment à l’examen de l’œuvre napoléonienne et de la peinture italienne, des drames de Shakespeare, de la sculpture de Phidias et de la politique de Robespierre.
Et pour démontrer le bien-fondé de ce qu’il affirme, il se sert de comparaisons empruntées à la zoologie, de termes chimiques, d’associations d’idées se rapportant à la biologie ou à l’histoire naturelle. La science minutieuse et impassible du botaniste, la rigueur du mathématicien, il les fait entrer en révolutionnaire dans le domaine de la littérature. A l’égal de Claude Bernard, il appuie sur l’importance des milieux et il se montre autant qu’Auguste Comte indifférent au pourquoi des causes. Sa préoccupation est de classer et de cataloguer les esprits en naturaliste et son rêve d’identifier, «de souder, comme il dit, le domaine des sciences morales, à celui des sciences exactes». Ferme dans son respect pour la vérité, il se détache de toute idée préconçue et ne veut pas se laisser influencer par les préjugés. Il apprécie les hommes, leurs actions et leurs œuvres en algébriste, voilà tout. De cette méthode scientifique proviennent tous ses axiomes un peu paradoxaux qui frappèrent ou scandalisèrent ses contemporains: l’assimilation de l’homme «à un théorème qui marche» ou l’affirmation que «le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol et le sucre».
C’est qu’il aime surtout à réduire tout à l’unité, à faire entrer toute une étude dans une seule proposition claire et fondamentale. L’art et l’histoire, il les explique par le milieu et les circonstances, toutes les complexités des talents il les réduit à «la faculté maîtresse», toutes les opérations de l’intelligence à une série «d’additions et de soustractions».
A cette pureté et cette simplicité des lignes, s’ajoute la clarté du langage, l’observation positive, une structure large et puissante. Ce qu’il avance, Taine sait le vivifier par des rapprochements heureux, par des images rigoureuses et saillantes.
S’il nous parle de l’évolution des caractères, il nous dira que le temps creuse sur nous comme un piocheur sur le sol. «Sous son effort nos terrains superposés s’en vont tour à tour les uns plus vite, les autres plus lentement. Les premiers coups de bêche râclent aisément un terrain meuble, une sorte d’alluvion molle et tout extérieure; viennent ensuite des grains mieux collés, des sables plus épais qui, pour disparaître, exigent un travail plus long. Plus bas s’étendent les calcaires, des marbres, des schistes étagés, tous résistants et compacts. Plus bas encore s’enfonce en des lointains indéfinis le granit primitif.»
De même il définira l’intelligence en physiologiste et en mathématicien; il nous dira à propos de la machine intellectuelle: «Il faut laisser de côté les mots de raison, d’intelligence, de volonté, de vouloir personnel, et même de moi, comme on laisse de côté les mots de force vitale, de force médicatrice, d’âme végétative. Ce que l’observation démêle au fond de l’être vivant, en physiologie ce sont les cellules de diverses sortes capables de développement spontané et modifiées dans la direction de leur développement par le concours ou l’antagonisme de leurs voisines. Ce que l’observation démêle au fond de l’être pensant, en psychologie, ce sont, outre les sensations des images de diverses sortes primitives ou consécutives, douées de certaines tendances et modifiées dans leur développement par le concours ou l’antagonisme, d’autres images simultanées ou contiguës. De même que le corps vivant est un polypier de cellules mutuellement dépendantes, de même l’esprit agissant est un polypier d’images mutuellement dépendantes et l’unité, dans l’un comme dans l’autre, n’est qu’une harmonie et un effet.»