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II

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Il n’est plus temps, en effet, de se contenter d’étudier les œuvres de Jean-Jacques, il n’est plus temps de critiquer son caractère ou ses actes, de l’accuser ou de le défendre. Bien plus grand par la destinée de son œuvre que par sa propre action, unique par la place qu’il conquit dans la pensée européenne du dix-neuvième siècle, Rousseau échappe désormais aux minuties de la critique et de la morale communes. Tâcher naïvement de le réhabiliter, comme Edouard Rod l’avait désiré, ou le diminuer, comme Jules Lemaître l’essaya, voilà des tentatives également puériles. Il y a un moment dans l’histoire des grands hommes où l’influence ultérieure de leurs œuvres crée une légende inviolable, finit par englober la petite réalité de leur vie, couvre leur personnalité et ne les laisse plus subsister qu’en tant que symboles. On ne peut plus parler aujourd’hui de Jésus comme d’un petit illuminé galiléen, ni examiner sa vie dans sa stricte et modeste réalité, comme on ne peut se contenter d’étudier Martin Luther en sa traduction de la Bible ou en ses actes bourgeois. Ils furent tous deux des fondateurs, et leur œuvre est plus significative et grande par ses conséquences que par sa propre et intrinsèque valeur. Dans Jésus s’est personnifié la force immense et toujours vivante du christianisme; dans Luther, le gros levain de la Réforme.

Vouloir circonscrire la critique à leur personne et à leur action propre, ce serait vouloir se contenter d’étudier l’arbre au moment seul de sa semence.

De même pour Jean-Jacques. Pendant un siècle et demi, il vit, grandit, envahit le monde, et plus prodigieuses sont ses œuvres après sa mort que pendant sa vie. Il n’y a pas un coin du dix-neuvième siècle, pas un vagissement de pensée, pas une ligne de littérature, pas une trace d’action politique ou sociale, où on ne le retrouve.

Pour le juger équitablement, il faut considérer les innombrables ramifications de son influence, interroger le siècle, escompter aussi l’avenir qui sera encore plein de lui. Il faut, en somme, lui appliquer la méthode critique que Renan appliqua à Jésus, cette critique qui tient autant compte des conséquences que des actes, qui accepte les idées comme des forces, qui voit continuellement, non seulement la personne, mais aussi l’auréole qu’elle a projetée, non la pensée, mais son rayonnement.

En 1778, le lendemain de sa mort, quand il n’avait encore occasionné ni la Révolution, ni le romantisme, ni la régénération sociale, on aurait pu se contenter de parler seulement de la pauvre vie de Rousseau, de ses livres inégaux, de sa valeur littéraire, de ses folies, de l’abandon de ses enfants ou de ses égarements de jeunesse.

Mais aujourd’hui, sans cesser d’être l’homme qu’il fut, il est aussi une figure consacrée par le temps. Parler de lui, c’est parler de toute une époque, d’un état de conscience de l’Europe, d’une ère nouvelle.

La génie Européen

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