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CHAPITRE VII

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Table des matières

Chaque dimanche après-midi, Euchariste attelle Mousseline, sa jument, et s’en va avec Alphonsine chez les parents de celle-ci. Mélie reste à la maison pour garder Oguinase et Héléna, la petite sœur née depuis, et auxquels Alphonsine ajoutera bientôt un troisième, en quatre ans.

Avec elle, il refait ce même chemin qu’il avait tant de fois fait vers elle, alors qu’elle était sa blonde, et qu’il la courtisait.

L’été, la voiture roulait dans les ornières profondes, sous le soleil torride dont les rayons exaspéraient le vert des arbres et l’or des avoines mûries. Les sabots de la bête et les roues de la voiture s’enfonçaient avec un bruissement doux dans l’épaisse poussière; Euchariste, d’un claquement de langue, mettait le cheval au trot; et une fine poudre terreuse se soulevait qui allait éteindre le vert des herbes folles, au revers du fossé.

Euchariste regardait chaque ferme au passage et d’un regard connaissait le cours de sa vie. A ses muettes questions la terre répondait comme l’auraient fait ceux-là qui se penchaient sur elle: les Picard commençaient à ensiler leur maïs; les Arthème Barette levaient le fossé de leur pâturage.

—Quiens! disait-il à Alphonsine, les Touchette ont fini de sarcler leu’ pétaques.

—Y sont plus avancés que nous autres, répondait-elle.

Mais aujourd’hui l’hiver les engourdit un peu comme au creux des arbres les animaux hibernants. Leur vie n’est plus qu’une longue attente du printemps, à peine distraite par le soin des bêtes et la coupe du bois de chauffage.

La carriole court sur la neige que le vent modèle en dunes éblouissantes dont le moindre souffle couronne les crêtes d’un panache de poussière cristalline. L’immense plage blanche est rayée de fines ondulations comme un sable léché par la mer. Le frottement des patins d’acier donne une note criarde et soutenue, pareille au grincement d’un archet mal arcansonné, et la carriole est secouée violemment à chaque retombée au creux d’une vague. Au trot lourd du cheval, Alphonsine ni Euchariste ne disent rien, figé qu’ils sont par le froid brutal qui les bâillonne, leur étreint les tempes et les recroqueville, tout engourdis, sous l’entassement des lainages, des pelisses et des peaux d’ours.

En toute la plaine il n’y a de vivant dans l’air pailleté de froid que le cheval, la musique sèche des grelots et de petites colonnes de fumée blanche: celles, tôt évanouies, qui flottent au-dessus de la tête du cheval et que font leur double souffle, à tous deux; et, de-ci de-là, le panache vertical d’une cheminée comme une plume au toit d’une maison.

L’hiver a tout enlisé de sa cendre fine. Les arbres font sentinelle, dressant sur tout ce blanc leurs fauves bras squelettiques avec, bien rangé, le pointillé des piquets de clôture presque disparus; et parfois, une tache noire qui est un petit sapin têtu, comme une épave sur cette mort blanche, plane, illimitée, auprès de quoi la mer mobile et changeante et glauque est toute vie.

Le cheval fit un écart brusque. Un renard roux venait de lui passer sous le nez et s’enfuyait sans hâte, traînant derrière lui l’ombre immense que lui faisait le soleil bas sur l’horizon. A deux cents pieds de distance il s’arrêta, la queue droite, la tête tournée vers la voiture, flaira, puis reprit sa course souple et silencieuse dans la direction du bois.

—Faudra faire attention à nos volailles, ’Phonsine. V’là un rôdeux qu’a pas l’air ben catholique.

Tirée de sa torpeur, Alphonsine abaissa le nuage de laine broché de givre qui lui enveloppait la tête.

—Quiens! ’Charis, j’cré ben que tu t’es gelé le bout du nez!

—Ça se peut.

Il arrêta la jument et descendit de voiture dans la neige où il enfonça jusqu’aux genoux. Le col de sa pelisse rabattu, sa toque enlevée, il prit de la neige dont il se frotta vigoureusement le nez. Puis, il jeta à la figure de sa femme la dernière poignée.

—Veux-tu ben t’arrêter, espèce de chéti, cria-t-elle; si ça a du bon sens de m’arranger de même!

Mais il se mit à lui lancer à pleine main des balles de neige contre lesquelles elle se défendait de son mieux, les bras levés, tout empêtrée dans ses lainages et secouée de rire nerveux quand une balle mieux lancée la frappait en plein visage et lui remplissait le cou d’une poudre froide.

Ils s’amusaient comme des enfants que les vacances libèrent de la discipline de l’école; ils profitaient du congé que la terre leur donnait, délivrés par l’hiver des inquiétudes de la pluie qui pourrit le grain, de la tempête qui décoiffe les granges, du bétail dont les fugues réveillent en pleine nuit.

Euchariste remonta:

—Marche! Marche!

En arrivant à la maison des Branchaud, Mousseline ralentit et se mit au pas, se préparant à l’effort... D’un coup de collier elle sortit des ornières et prit le chemin de l’écurie.

Sous la remise, trois voitures laissaient traîner leurs brancards vides sur la neige battue. Un petit homme emmitouflé, la taille ceinte d’une ceinture de laine aux couleurs violentes, dételait son roussin.

D’elle-même la jument s’était arrêtée.

—Quiens! r’gar moé donc ça! Ç’a quasiment l’air de Phydime Raymond. Ça va ben, Phydime?

Le petit homme se retourna, laissant voir une paire d’yeux chafouins entre des favoris grisonnants et hirsutes.

—Ouais, ça va ben. ’Charis, répondit-il.

—Et pi, qu’est-ce qu’on chante de bon?

—Oh! toujours du même pi du pareil.

—Tout le monde est ben, chez vous?

—Tout le monde est ben. Pi chez vous, ’Charis?

—Chez nous? tout le monde est ben, étou.

En disant ces choses coutumières, tous deux pensaient vraiment autre chose. Phydime Raymond était le voisin des Moisan. Depuis la route leurs bandes de terre voisinaient, étroites, couchées côte à côte sur toute leur longue longueur, jusque sur le coteau où ils avaient une pièce de bois contiguë. Or Euchariste savait que son voisin désirait ce bout d’érablière pour arrondir la sienne, tout en haut. C’était là une vieille histoire puisque déjà le père de Phydime Raymond en avait eu envie. Non qu’il en eût jamais parlé à l’oncle Ephrem. Mais ce sont là choses qui se devinent, qui se sentent, ne serait-ce qu’à l’air détaché que prend quelqu’un pour vous dire que «les érables ont pas l’air bien bonnes, dans ce coin-là». Quand, des mois plus tard, le même voisin se plaint que ce n’est pas la peine de faire du sucre, parce qu’il a si peu d’érables sur sa terre, on comprend ce que parler veut dire. Euchariste savait que cela viendrait un de ces jours. La Raymond s’était exprimée plus clairement à l’époque des derniers foins. N’avait-elle pas dit à ’Phonsine:

—T’as jamais remarqué, ’Phonsine, que nos terres font un croche, sur la côte. Ça nous allonge pour aller à la sucrerie.

Si bien que Phydime et Euchariste se guettaient, l’un espérant sans doute que l’autre se déciderait. Et cela vint tout d’un coup, pendant qu’Euchariste détachait les traits.

—Dis-donc, lui dit le voisin, faudra que je te voye un de ces jours pour s’arranger pour la clôture du bois.

—Bon, t’auras qu’à venir chez nous fumer une pipe. On en parlera.

Alphonsine était déjà partie vers la maison. Euchariste ouvrit la porte de l’écurie où la bête entra d’elle-même, tout heureuse de se retrouver dans la chaleur lourde et âcre des autres bêtes, sur la litière de paille douce et tiède au pied, sous le plafond bas où résonnait un bruit assourdi et, de temps à autre, le choc d’un sabot sur la paroi des stalles.

Trente Arpents

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