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CHAPITRE IV

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Table des matières

Le service fini et l’enterrement consommé, Euchariste dut passer au presbytère payer les frais de sépulture, puis chez le menuisier pour le monument; rien que de simple: une tablette de bois qui serait plantée verticalement sur la tombe avec, peinte en noir, les dates de naissance et de décès et le nom d’Ephrem Moisan «qui repose là en attendant le Jour de la Résurrection».

—Bonjour, ’Charis, disaient les gens qu’il rencontrait. Pauv’ père Moisan, c’est ben d’valeur! Les jeunes ajoutaient: «I’ est parti ben vite?»

—Pauv’ Ephrem, disaient les anciens. I’était pas vieux pourtant. Il avait pas soixante-cinq ans!

Les femmes saluaient de loin, jointes par petits groupes aux environs de l’église où elles avaient assisté au service funèbre. Elles parlaient maladie et mort qui est le sujet de conversation le plus fécond chez les paysans de toute race et de tout pays. Puis elles parlaient d’Alphonsine qui allait prendre la place vide chez les Moisan. Naissance, mariage, maladie, mort: événements de leur vie calme et sans heurts. La mort surtout.

On ne dit jamais: «Telle chose s’est passée en 1862»; mais bien: «C’est arrivé l’année de la mort de la mère Chartrand», ou plus rarement: «C’était deux mois après que Joseph à Clophas a eu ses bessons.» La route du passé se mesure par les morts qu’on a laissés tout le long. Quant à l’avenir, il s’exprime par les pronostics de la terre, et du ciel qui fait et défait les moissons terrestres. «Il va mouiller demain, pour sûr, pi mon grain qu’est pas rentré!» «L’année sera pas bonne pour les pétaques, si la sécheresse continue.» Et toutes les prophéties populaires sur la température, et les inductions basées sur les signes observés par les vieux et les lois vérifiées depuis toujours: «Il a mouillé à siaux le jour de l’Ascension, on en a pour quarante jours.» «I’a qué’qu’un qu’a vu un our’, avant-hier: le printemps est à main.» Qu’y a-t-il dans la vie des paysans de plus important que la vie et la mort des leurs sinon la vie et la mort des moissons?

Ses affaires terminées, Euchariste remonta dans la voiture aux côtés de Mélie et reprit, au trot lourd de la jument, le chemin de la ferme. Un vent froid, annonciateur de l’hiver quasi venu, leur mettait aux yeux plus de larmes qu’ils n’en avaient versées pour l’oncle Ephrem. Quelques heures auparavant ils suivaient le corbillard noir laissant deviner à travers ses glaces les poignées brillantes du cercueil; derrière serpentait alors la longue file de voitures, plus longue à mesure que, passant devant chaque ferme, on se rapprochait du village. Aux coudes du chemin, Euchariste n’avait qu’à se pencher hors de sa voiture pour en voir le nombre, un nombre inaccoutumé et qui lui donnait une satisfaction profonde. Un Moisan était certes quelqu’un!

Seuls maintenant, ils refaisaient ce chemin. La voiture roulait dans les ornières parallèles pétrifiées par les premiers froids, entre les broutilles uniformément rousses des fossés. Quatre heures, et le soleil déjà s’allait coucher dans les nuages bas couleur d’étain, en une coulée éclatante de métal fondu. Tout en haut, sur le bleu passé du ciel, se figeait un troupeau de petits nuages frisés comme des agnelets avec, vers l’est, un flocon isolé qui était la lune en son cours.

Tout à l’heure entourés de tous, l’absence du vieux leur était moins réelle; ils l’avaient d’ailleurs devant eux, avec eux, dans la sinistre voiture, tête noire du défilé dont la queue ondulait aux caprices de la route. Maintenant, Euchariste était seul avec Mélie; ils étaient l’un à l’autre leur famille, toute leur parenté.

Interroger M. le curé sur son mariage, il ne l’avait point osé. Eut-ce été convenable alors que sur la tombe du vieux la terre fraîchement remuée faisait encore sa longue bosse livide! Comme il est difficile de parler.

Il y pensa continuellement les jours qui suivirent, en fumant sa pipe, assis près du poêle. Simplement, il avait pris possession de la chaise de l’oncle comme il avait pris possession de son bien. Mais d’être passé par ces événements et surtout d’avoir maintenant à décider seul des êtres et des choses l’avait subitement vieilli. Déjà certaines de ses attitudes étaient celles d’Ephrem Moisan, au point que Mélie lui en fit la remarque:

«Des fois, j’te regarde, et pi j’m’imagine que c’est Ephrem.» Et vraiment le soir, dans l’ombre, il avait la même inclination du corps, le même rythme pour se bercer, la même façon brusque de s’arrêter pour cracher, puis de frapper du talon sur le plancher pour reprendre le bercement doux.

Il continuait cependant à habiter là-haut, tandis que la grand-chambre restait vide. C’est là qu’il s’installerait quand, la noce faite, Alphonsine serait entrée dans la maison. En attendant, il n’eût pas osé y dormir. La mort de l’oncle Ephrem était si récente qu’elle ne lui semblait pas encore certaine; comme si l’absent avait pu revenir à l’improviste ressaisir son autorité et son bien. Si graduellement Euchariste entrait dans les choses du défunt, c’était avec retenue, avec une sorte d’inquiétude qui le faisait procéder par petites bouchées sournoises. Il laissait le temps consolider chaque usurpation partielle comme si trop de hâte eût risqué de galvaniser le vieux dans sa tombe.

L’habitude n’était pas encore en lui de la possession. Il avait la parole du notaire; il avait même vu les papiers. Néanmoins quand il parlait, il ne pouvait arriver à dire «ma terre, ma grange, mes vaches»; mais bien «la terre, la grange, les vaches». Comme si toutes ces choses fussent venues vers lui d’un mouvement lent qu’un geste ou qu’une parole imprudente pouvait arrêter. Parfois, cependant, appuyé sur la clôture qu’il réparait, il lui arrivait de se répéter à voix haute, comme pour s’exercer: «Ma terre... ma terre... ma terre.» Mais il regardait aussitôt autour de lui de crainte que l’oncle Ephrem ne l’eût entendu.

Un jour d’après, Mélie lui apprit qu’il y avait quelqu’un de malade chez les Faribeault, à l’autre bout du rang. «J’cré que c’est Amanda qu’est consomption depuis ben longtemps et qui s’en va mourante. Même qu’ils ont envoyé qu’ri M. le curé pour qu’i’ aille demain avant-midi.»

Ainsi le curé passerait demain matin devant chez lui, pensa Euchariste. Il pourrait peut-être l’arrêter et tenter de lui parler. Cela lui semblait plus facile que d’aller au presbytère, comme chaque dimanche il se le promettait. Mais chaque dimanche le courage lui faillait. Il s’arrangerait pour être là, au passage. Oh! pas à l’aller bien sûr, pas quand le prêtre apparaîtrait en surplis, cloche sonnante, le visage auguste avec, dans ses mains croisées sur l’étole, le Bon Dieu. Mais au retour... peut-être...

Le lendemain il était à l’affût au bord du grand chemin, apparemment occupé à bêcher le fossé mais en réalité les yeux plus souvent tournés vers le bouquet d’ormes où, sur la route, apparaîtrait la voiture. A son passage il s’agenouilla, osant à peine regarder le visage du prêtre que l’Hostie Sainte nimbait d’un reflet de majesté.

Mais quand une heure plus tard repassa la voiture, il bloquait le chemin de son corps en apparence inattentif.

—Bonjour, Euchariste, dit le curé.

—Ben le bonjour, m’sieu le curé. Comme ça, ça va pas ben chez Faribeault.

—Pas trop ben, mon garçon.

Il avait arrêté son cheval en tirant sur les guides, devinant qu’Euchariste avait quelque chose à lui dire.

Ce n’était plus le prêtre imposant de tout à l’heure, mais simplement un homme; un homme au visage rude, au corps ventru, que sa pelisse de castor, fermée cette fois, arrondissait encore; au sourire madré de paysan qu’il n’avait jamais cessé d’être. Paysan il était certes, et marqué pour toujours du signe de la terre malgré les années de collège, en dépit des quatre ans de séminaire et des onze ans de prêtrise pendant lesquels il avait été chef de paroisse, à la fois pasteur, juge et conseiller de tous, arbitre de toutes les disputes, intercesseur auprès du ciel qui dispense les pluies et accorde les beaux temps, âme véritable de cette communauté étroite et hermétique qu’est la paroisse canadienne-française. En lui aussi le sang normand coulait âpre et méfiant et fort: Il avait le même geste esquissé que ses ouailles, la même brièveté de parole, les mêmes réticences et par cela même, une pareille divination des choses sous-entendues. Seulement, ses fonctions et l’habitude de son importance l’avaient marqué d’autorité.

Euchariste n’eut qu’à laisser entendre combien le travail était dur depuis le départ du vieux pour qu’il comprit que le jeune homme ne pouvait ni ne voulait rester seul. Les noces pourraient se faire en mars, oui, c’était cela, en mars, assez tôt pour que les labours ne soient point retardés par les festivités d’un mariage.

—Tu prends une bonne fille: t’es un bon garçon. Vous allez faire bon ménage et je vous souhaite beaucoup d’enfants.

—Ça manquera pas, m’sieu le curé. Pi si le Bon Dieu veut, j’tâcherai d’en faire instruire un, pour qu’il fasse un prêtre, soit dit sans vous offenser. Et qui soit comme vous, m’sieu le curé, toujours avenant et prêt à aider le pauvre monde.

—C’est bon, c’est bon, Euchariste. On va tâcher de t’arranger ça. Bien le bonjour à Mélie.

D’un claquement de langue il remit le cheval au trot.

—J’y pense, cria-t-il, viens me voir dimanche après la messe, pour les bans.

—Certain, m’sieu le curé, j’y manquerai pas.

Il resta là quelques instants, le pied sur sa bêche, ruminant avec complaisance cette idée qui lui était venue tout à l’heure. Oui, d’un de ses fils, il ferait un prêtre, qui chanterait la messe, qui ferait le prône le dimanche et qui passerait sur les routes portant le Bon Dieu devant les hommes agenouillés. Et plus tard, quand lui serait vieux, il irait le visiter dans son grand presbytère au cœur de quelque beau et riche village; pourquoi pas celui-ci même? Tout le monde saluerait son fils, tout le monde le respecterait comme il convient et un peu de cette gloire rejaillirait sur lui, père d’un prêtre.

En attendant voilà qui était décidé, Alphonsine et lui se marieraient au printemps.

Bon!

Décembre vint amenant les fêtes: la messe de minuit avec les carrioles dont les patins crissent sur la neige dure. La messe de minuit où, sous les clairons qui dansent en l’honneur de la naissance de l’Enfant, la nuit boréale s’emplit des sonnailles cristallines venant de partout tandis qu’au loin, sur la nappe blanche, apparaît magiquement servie l’église aux fenêtres flambantes; l’église vers laquelle, aux étoiles clignotantes dans le ciel noir, tous se dirigent, rois mages allant vers le Christ nouveau né à travers le pur désert.

Puis le premier de l’An et les visites de parents et d’amis buvant la jamaïque à la ronde dans la fumée épaisse des pipes et les rires nerveux des femmes.

Le soleil bas sur l’horizon hésita quelques jours, puis se reprit à monter vers le zénith. Février entassa sur les chemins plus de neige encore. Les bâtiments s’enveloppèrent de ses flocons comme d’une couverture de laine un malade, tandis que nuit et jour l’haleine des maisons sortait toute blanche des cheminées. Parfois, toute la campagne était saisie par la tourmente sous le vent brutal qui descendait du nord; les tourbillons de neige fine s’envolaient en fumée, scellant portes et fenêtres et faisant grincer le squelette noir des arbres.

Mars enfin où l’été promis lutte contre l’arrière-garde de l’hiver, parmi les giboulées.

Le père Branchaud fit bien les choses. On mangea et on but pendant trois jours à la santé des mariés qui dès le premier soir étaient partis vers la maison des Moisan. De belles noces et dont on parlerait longtemps.

Trente Arpents

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