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CHAPITRE III
ОглавлениеLe père Moisan s’éveilla à cinq heures, par force d’habitude, se rendormit, puis reprit conscience lentement, s’attardant un peu dans la tiédeur du lit. Il faisait encore sombre car novembre était venu, rognant sur les jours pour allonger les nuits, retardant chaque matin l’aube blême dont l’humidité s’insinue jusque sous les chaudes couvertures. Petit à petit la buée qui ternissait les carreaux devint laiteuse et la fenêtre découpa sur le mur une tache plus claire et plus froide.
Ce n’était plus l’aiguillon des matins vivants d’été, dont un soleil tôt levé sonne la diane. Rien ne pressait plus. Les labours d’automne étaient finis, arrêtés par les premières gelées dont chacune durcissait plus profondément le sol. Il n’y avait qu’à soigner les bestiaux: à «faire le train», comme on dit dans le Québec; à couper sur le coteau la provision de bois pour l’hiver, à bâcler les menus travaux des champs et de la ferme.
Euchariste déjà levé, là-haut, marchait à pas lourds; et dans le silence des choses endormies, ce bruit remplissait la maison.
Le vieux rejeta les couvertures et se dressa frissonnant malgré son bonnet et ses sous-vêtements de laine. Mais il retomba sur le bord du lit tiède. Brusquement, la fenêtre blanche et les meubles baignés d’une lumière crayeuse s’étaient mis à tourner violemment. Il s’accrocha aux montants du lit, les yeux fermés, sentant le plancher se dérober sous ses pieds comme une trappe subitement ouverte. Puis il dut serrer sa poitrine à deux mains, le cœur battant à coups brutaux, heurtant les côtes avec un choc sourd qui secouait sa pauvre tête.
Au bout de quelques moments il parvint à se lever. Dans l’air épaissi de froid, sa respiration faisait des petits jets de vapeur précipités. Il passa dans la cuisine, fit couler la pompe, s’ébroua violemment sous cette eau glaciale, s’aspergea le cou, les épaules, la poitrine, et se sentit mieux. La chemise, le pantalon, les bottes, le veston, il était vêtu. Que ferait-on aujourd’hui? Le temps en déciderait.
La chaleur de sa main collée au carreau, à hauteur des yeux, fit fondre la buée en longues gouttes froides qui lui descendaient le long du poignet et coulaient dans la manche. Les croisillons encadrèrent un tableau confus et terne; un ciel transi entre les membres défeuillés des ormes prochains violemment découpés en noir. Au delà, une vapeur opaline noyait les contours des bâtiments, empâtant les lignes, déformant les masses et rapprochant l’horizon si près qu’on l’eût pu, semblait-il, toucher en étendant le bras. Les bouquets d’arbres et la grange, tout là-bas, n’étaient que des taches floues prises dans cette gelée ivoirine où venaient se perdre les rayons d’un soleil hésitant.
Une fois retiré au village, il n’aurait plus à s’inquiéter du temps. Par pluie ou froidure, il resterait chez lui, tranquille, à se laisser vivre.
Les jours suivants, ses malaises revinrent plusieurs fois. Cela le surprenait n’importe où: dans un champ où il lui fallait s’asseoir en attendant que cela passât, ou même à l’étable pendant la traite des vaches; il appuyait alors sa tête sur le flanc chaud de la bête impassible, tout en prenant bien garde qu’Euchariste ne le surprît ainsi. Depuis quelque temps, il remarquait le soir, les chaussures enlevées, ses jambes lourdes, enflées, où la botte imprimait en creux des lignes pâles. Il avait dû, peu de jours auparavant, déchausser ses pieds engourdis, au moment du souper; mais quand il avait voulu remettre ses bottes, le pied n’y entrait plus. L’humidité, sans doute avait recroquevillé le cuir!
Aussi bien, de quoi se serait-il inquiété? Le coffre était solide et durerait des années; bien des semailles et des moissons. Il pouvait encore labourer ses dix planches avant le dîner sans fatigue excessive, alignant correctement les sillons parallèles et au bout de chacun soulevant la charrue par les mancherons pour tracer, bien droit, le sillon suivant. C’est à peine si cela lui occasionnait un léger essoufflement. Et puis, il avait de qui tenir. Les Moisan étaient une race solide où l’on vivait vieux, où la seule maladie était la dernière. Evidemment, les générations d’aujourd’hui étaient plus chétives. Mais à soixante-trois ans il se sentait encore vert; six ans auparavant il avait failli se remarier.
Pourtant ces étourdissements du matin lui donnaient à penser. Il avait bien gagné de se reposer. Dans quelques mois, tranquille au village avec Mélie, il retrouverait sa verdeur et oublierait ses petits ennuis.
Un matin il entra dans la cuisine, comme d’habitude. La vieille Mélie et Euchariste y étaient déjà, dans l’odeur forte et l’épaisse fumée du saindoux bouillant. Le déjeuner l’attendait et le banc de bois rude le long de la table recouverte d’une toile cirée où sa place était marquée par le couvert d’étain, l’écuelle et le gobelet de fer émaillé.
—Fait pas chaud, à matin.
—Fait pas chaud, répondit Euchariste qui se chauffait les mains près du poêle.
—Y a encore gelé c’te nuit’, y a gelé pas mal.
—Ah! ouais, y a gelé.
—Ça a l’air comme si l’hiver allait être dur.
—Ç’en a ben l’air.
Les deux hommes se mirent à manger en silence des grillades de lard et des galettes de sarrasin que Mélie faisait grandes à la mesure de leur appétit. Puis elle remplit les tasses de thé bouillant. Le déjeuner fini, l’oncle tira sa pipe, pendant que sur le coin de la table Euchariste poussait sous le tranchet de longues carottes de tabac brun pour la provision quotidienne. Soudain un nouvel étourdissement reprit le vieux qui tomba pesamment sur son fauteuil, les mains crispées, les yeux clos, la respiration haletante.
—Qu’est qu’y a donc, mon onc’, dit Euchariste. C’est-y que vous êtes malade?
Mais le vieux ne répondait point, l’esprit en perdition dans cette dislocation des choses. Il avait beau fermer les yeux, il lui semblait qu’une force mauvaise le jetait pieds en l’air, tête ballante, pendant que les quatre murs tournoyaient et que le plancher ondulait violemment. Une seule pensée surnageait: le dépit d’être surpris ainsi, lui qui vantait toujours sa robustesse. Déjà Mélie avait entamé son prêche.
—C’est ça, te v’là malade, à c’t’heure! C’est ben bon pour toé, ça t’apprendra aussi. Ça t’y du bon sens à ton âge de passer la journée à planter des piquets de clôture comme t’as fait hier. Regârd-toé le visage dans le miroir; t’as quasiment pu formance d’homme.
—Pourquoi, mon onc’, que vous allez pas voir le docteur au village?
Ephrem se taisait toujours, mais Mélie avait bondi au mot docteur.
—Le docteur, le docteur! que j’te voye seulement aller chez le docteur. J’ai un cousin qu’avait des maux qui y couraient le long des côtes; y est allé, chez le docteur. Y a dit que c’était pas grand’chose; il y a donné des petites pinunes et pi il y a demandé une piastre et demie. Ça l’a pas empêché de rester bronchite tout le temps de sa vie, ni de mourir d’une peurésie.
Elle avait pour le médecin cette horreur commune à tous les paysans. Quand on achète, on emporte quelque chose en échange de l’argent donné. Mais au médecin on laisse ses écus péniblement gagnés sans rien recevoir de tangible, à peine parfois une méchante petite fiole de quatre sous.
—J’vas t’faire une bonne ponce. Pi, t’à l’heure, j’irai qu’ri de l’herbe-à-dinde pour te faire de la tisane.
—Tais-toé donc, Mélie. Pendant que tu y es pourquoi est-ce que tu fais pas d’mander le curé, pi le notaire. J’sus pas malade. J’ai jamais été malade. Tu m’prends pour une guénille comme les jeunesses d’aujourd’hui.
Avec effort, il se leva tout d’une pièce et ralluma sa pipe. Puis se tournant vers Euchariste:
—On va aller faire le train. Après ça t’attelleras la jument pour aller au p’tit village chercher le collier neu’ pi le brancard qu’est en réparage chez Pitro. Pendant ce temps-là, moé j’irai faire le tour des clôtures pour voir si y manque des pagées.
La semaine passa lentement égrenant des jours de plus en plus brefs. Il fallait maintenant, le matin et le soir, allumer la lanterne pour aller traire les vaches. La bise de novembre fanait de son haleine mortelle les herbes folles au long des fossés; et presque tous les jours des averses survenaient qui collaient les vaches aux clôtures, l’arrière-train au vent, immobiles sous le ruissellement des eaux. Bientôt il les faudrait enfermer dans l’étable.
La première neige tomba, hésita sur le sol, puis fondit.
Un soir qu’il était allé au coteau couper du bois pour la provision d’hiver, le vieux tarda à rentrer. La nuit venait déjà et l’heure du train était arrivée sans qu’il fût revenu.
—Tu f’rais p’têt’ mieux d’aller voir à ton onc’, dit Mélie. Y commence à faire noir. Ça a-t-y du bon sens de revenir à des heures pareilles. Y va arriver resté. Et pi j’ai une doutance: des fois qui y serait arrivé quéque chose.
—J’y vas, ma tante.
Euchariste alluma son fanal et partit. Dix minutes passèrent, un quart d’heure, une demi-heure. Debout sur le seuil de la cuisine, Mélie inquiète cherchait dans la nuit noire la petite étoile falote de la lanterne.
Puis soudaine:
—Mélie! Mélie!
La voix lui arrivait à travers le mur hermétique des ténèbres, angoissée, hors d’haleine et, dans l’obscurité, cette voix paraissait venir de partout, de tous les coins de l’horizon.
Tout à coup la lueur de la lanterne apparut entre la porcherie et la remise où passait le chemin qui venait des champs. Mais la lumière dansait bizarrement, comme un feu follet sautillant sur place.
—Mon doux Seigneur! cria Mélie devinant un malheur.
Ses vieilles jambes tremblaient sous elle; elle eût voulu courir mais ne pouvait point. Puis, soudain, elle se sentit emportée et s’élança vers la tache claire qui s’avançait en glissant sans bruit sur le sol.
Euchariste revenait, la lanterne au bras, alourdi par le poids du corps qu’il portait sur son épaule comme un sac. Il avait trouvé l’oncle Ephrem au revers du ruisseau, couché par terre près de l’eau fraîche vers laquelle sans doute il s’était traîné. A quelques pas de lui, sa hache et un petit tas de bois débité. Il devait être là depuis une heure de l’après-midi. Un coup de sang l’avait probablement frappé en plein élan, la hache brandie.
—Y est pas encore mort, je pense, y respirait t’à l’heure.
Mais Mélie ne l’entendait plus. Sans larmes, elle courait par la maison, frénétique et puérile, bouleversant le lit, saisissant une lampe qu’elle abandonnait aussitôt sans l’allumer, fracassant la vaisselle dans sa précipitation à chercher sur les tablettes du garde-manger elle ne savait quel remède, répétant d’une voix convulsée des «Seigneur Jésus! Seigneur Jésus!»
Mais elle se figea soudain sur place. Euchariste, penché sur le lit, s’était relevé lentement.
—Y a fini son temps de misère! Y est devant le Bon Dieu, à c’t’heure!
Alors les paupières ridées de Mélie crevèrent comme des nuages lourds de pluie. Elle se mit à sangloter, la tête perdue dans les plis de son tablier bleu, pliée par le vent de la douleur comme au dehors les vieux hêtres par le vent d’automne. Euchariste, lui, ne pleurait point, pas plus qu’il n’avait pleuré quand il avait perdu d’un coup sa famille entière. Il était trop jeune alors pour les larmes; il était trop vieux pour elles, aujourd’hui. Son chagrin était un chagrin d’homme habitué à lutter contre les éléments et à les vaincre parfois, mais qui devant la mort se sent impuissant. Il regardait le corps de son oncle—de son père plutôt, qu’il perdait plus vraiment cette fois-ci que la première—ce corps étendu en désordre sur le lit bouleversé et que la mort semblait avoir subitement allongé.
Le pauvre vieux ne s’en irait donc pas vivoter au village.
Il était mort sur sa terre, poitrine contre poitrine, sur sa terre qui n’avait pas consenti au divorce.
—Pauv’ vieux, si c’est pas d’valeur!
Il ne quitterait sa maison, la maison que son père avait bâtie, que pour suivre une dernière fois, sans retour, le chemin du village.
Une boîte de bois noir; la lente et sinueuse procession des voitures prolongeant le corbillard sous la bruine; l’église pleine de gens; puis la terre à lourdes pelletées sur le cercueil, à coups sonores, comme une masse pour tasser au fond de son trou le pauvre oncle Ephrem.
Comme la maison serait grande et vide. Et la ferme aussi avec lui, Euchariste, tout seul pour trente arpents de terre. Il faudrait travailler dur et engager quelqu’un. Il y avait le maïs à ensiler, pour le fourrage des bêtes; et les navets. Il fallait nettoyer la cave. Au fait, il ferait ça demain. Le poulailler, cela pressait moins; et puis pendant qu’il arrangerait la cave, l’oncle Ephrem pourrait...
Mais non, il est mort, l’oncle Ephrem.
Ah! c’est vrai, il est mort. Pauvre vieux! Il ne se sera pas beaucoup reposé pendant sa vie.
Et puis la provision de bois pour l’hiver qui n’est pas encore rentrée.
Les voisins vont être bien surpris. Dâvi Touchette et Thomas Badouche, et le père Branchaud, Branchaud! c’est vrai! Alphonsine.
Alphonsine!
La vieille Mélie, les épaules secouées de sanglots décroissants, étend sur la table de nuit un mouchoir propre, plante un crucifix, allume un cierge, verse dans une soucoupe un peu d’eau bénite et y trempe un rameau de sapin.
Alphonsine! Le vieux n’aura pas à lui céder la place. Et lui, Euchariste, n’ira pas le dimanche lui rendre visite au village. Sauf au cimetière, le jour des Morts, avec Mélie... Et avec Alphonsine.
Mélie l’appelle pour qu’il tienne la chaise sur laquelle elle se hisse; et sa main tremblante immobilise le balancier de la pendule, comme cela se doit. Tout juste ce que la mort a fait tout à l’heure au cœur de l’oncle Ephrem. Et dès que s’interrompt ce tic tac qu’on n’entendait pourtant pas, le silence remplit la maison d’une obscurité ouatée, de quelque chose de figé qui semble s’échapper du mort lui-même pour s’infiltrer partout.
Mélie refait le lit, aligne correctement les jambes, tient quelques instants la main sur les yeux pour les clore et noue autour de la tête, pour que la bouche ne baye plus, un grand mouchoir rouge, un des mouchoirs du vieux. Ces offices lui appartiennent: comme dans tous les pays le mort est livré aux mains des femmes. La naissance et la mort.
Euchariste est revenu vers le lit, attiré comme tous les humains par cela qui ne terrifie point les gens simples, mais qui les met face à face avec l’inéluctable mystère des choses. Les bras ballants, il laissa se fixer en lui cette notion nouvelle: l’oncle Ephrem est mort, MORT. L’oncle Ephrem ne coupera plus de bois, ne mangera plus, ne parlera plus. La maison est grande ainsi...
...Alphonsine!...
Sa pensée repart vers les choses de la vie à travers le vent qui siffle, vers les animaux qui attendent; et vers la terre patiente, indifférente à la mort de celui qu’elle a nourri si longtemps et qui va descendre en elle.
Sournoisement la pensée d’Euchariste cherche à s’évader de cette chambre. Pour aussitôt buter le mur noir:
«L’oncle Ephrem est mort.»
Ses yeux reprennent conscience de la figure du mort. Le mouchoir rouge fait penser à une fluxion.
Faut espérer qu’il ne changera pas trop d’ici l’enterrement. Non, c’est l’automne.
...Alphonsine!
Si on se mariait plus vite qu’au printemps ce serait moins dur.
En janvier peut-être.
Faudra en parler à M. le curé.
Pauvre vieux, qui’s’qu’aurait dit ça!