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CHAPITRE VIII

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Table des matières

Chez les Branchaud, comme sur chacune des fermes, toute la famille était réunie dans la cuisine autour du poêle chauffé au rouge et qui ronflait violemment.

—Bonjour, vous autres! dit le père.

—Bonjour son père! Bonjour la compagnie!

—Dégreyez-vous. Fait fret!

—Ben fret! répondit Euchariste, en enlevant sa pelisse et secouant ses pieds enneigés.

Chaque arrivant en avait fait autant et une petite mare se formait autour du poêle.

—Ben voyons, ’Charis, t’as pas vu qu’on a de la grand-visite.

Dès en entrant, Moisan s’en était douté, à voir sur la table la cruche d’eau-de-vie. Il aperçut soudain, à travers le brouillard épais des pipes, un étranger qui se fit reconnaître.

—Ben, ça parle au Maudit! s’écria Euchariste. Si c’est pas Willie Daviau! Qu’est-ce que tu fais par icitte? Phonsine! Viens voir qui c’qu’est icitte!

Alphonsine qui s’était mise à causer avec sa mère dans le coin où jasaient les femmes, se retourna et, apercevant Daviau, laissa tomber ses bras d’un faux air de découragement, puis s’exclama en branlant la tête:

—I’ manquait pu ’ien que ça! Comme si on avait pas assez de gripettes déjà dans le canton!

—Ouais! rétorqua Daviau, a m’connaît, la bouffrèse: je l’ai fréquentée pendant six mois. C’est comme ça qu’a sait que j’ai du grippette dans le corps.

Une explosion de rires couvrit les protestations d’Alphonsine toute confuse.

—Sacré Willie, va!

—I’ est ben toujours pareil!

—Non, mais y’ est-y verrat!

La voix du père Branchaud domina le tumulte et rétablit le silence.

—Ouais! ben, c’est pas des ci pi des ça, ’Charis, viens prendre un coup. Sa mère, apporte un tombleur.

Et comme à ce moment entrait Phydime Raymond:

—Et pi un siau pour Phydime.

Les rires se rallumèrent aux dépens de Raymond qui se contenta de hausser les épaules. Il ne savait pas goûter la plaisanterie et ne riait jamais.

La mère Branchaud apporta deux verres. Les hommes se turent pendant que l’alcool était versé à la ronde.

—Salut, la compagnie! dit Branchaud qui connaissait les usages.

—A la santé des créatures! dit Willie, non moins poli, en lançant un clin d’œil à Alphonsine.

Chacun but, vidant son verre d’une lampée, les plus jeunes avec une grimace contenue que leur arrachait la brûlure de l’eau-de-vie dans le gosier encore tendre. Chacun s’essuya la bouche de la manche et dans le silence la fumée des pipes se remit à monter vers les solives noirâtres où elle s’accrochait en guirlandes.

Dans le coin des femmes, on parlait à mi-voix au balancement doux des berceuses qui craquaient rythmiquement. On parlait de Pétrusse Authier qui s’en allait des poumons, de la mort des bessonnes, chez Armand Grothé. Puis l’une affirma la vertu d’une pomme de terre qu’on porte dans sa poche pour la guérison du rhumatisme. Enfin la conversation tomba sur la maladie de la femme à «Jésus» Lafleur, dont le terme serait dans cinq mois affirmait les unes, quatre mois opinaient les autres. On disait simplement: la maladie, mais ce n’était point pruderie; car les enfants, assis sagement dans un coin de la pièce pour ne pas salir leur habit du dimanche, participaient trop à la vie de la ferme, à la vie de la terre, où tout est clair et simple, pour ignorer rien des grandes lois de la nature auxquelles hommes et bêtes sont mêmement soumis; mais bien par une instinctive pudeur des choses corporelles ou peut-être parce que des seules choses de la terre il se peut parler avec précision:

Naissance, maladie, mort.

Euchariste s’éclaircit la voix d’un grognement sonore:

—Dis donc, Willie; à part d’être venu voir si ton ancienne blonde qu’a pas voulu de toé est ben traitée, qu’est-ce qui t’amène de not’ bord. Es-tu icitte à demeure?

—Moé? non. J’ai toujours ma position en ville, avec de bonnes gages. J’aime mieux être parmi l’monde que parmi les cochons, sauf vot’ respect.

Tous riaient de ses saillies, sauf naturellement Phydime Raymond et aussi Moisan, qui trouvait que Daviau regardait un peu trop sa femme. Non qu’il en pût concevoir de la jalousie. Telles qu’il connaissait les femmes, il les savait peu enclines à s’occuper d’autre chose que de leur travail et de leurs enfants. S’il en était d’autres, Alphonsine n’était certes pas de celles-là; non point tant par une fidélité dont elles n’avaient pas conscience, mais parce qu’aucune sentimentalité ni aucun mirage ne pouvait les attirer vers un autre que celui qui était leur bien, à elles.

Euchariste n’avait jamais pensé tous ces raisonnements, réponse à une question qu’il ne se posait point. L’espèce de jalousie qu’il ressentait était plutôt de l’envie vis-à-vis de Daviau lui-même.

Celui-ci avait prospéré depuis que, quittant la terre, il s’était affranchi d’elle, de ses caprices et de sa dure loi pour chercher du travail à la ville. De simple manœuvre, il était devenu contremaître à l’emploi de la municipalité. En outre, il était connu comme cabaleur, un de ces agents électoraux dont le travail discret auprès des électeurs est plus utile à un candidat que tous les discours prononcés en Chambre. Cela en faisait un homme important mais plus encore le fait qu’il n’était plus lié à la terre. Ne l’avait-on pas vu, en pleine époque des moissons, venir flâner trois jours dans la région où chacun peinait de l’aube à la nuit faite, alors que lui passait son temps à se balader de ferme en ferme, à s’asseoir sur une clôture jambes ballantes et pipe au bec, à regarder la famille qui fanait le foin en suant à lourdes gouttes sous le soleil torride? Et durant les repos brefs où l’un ou l’autre va s’étendre au revers du fossé sous un cerisier, court pour boire l’eau fraîche de la cruche, parlant de la terre et, sans avoir l’air de rien, de François Auger, député au Parlement de Québec, «qui se désâme tant pour les gens du comté». Par-ci, par-là, il se joignait bien aux autres, au père, aux fils nombreux et aux filles de la maison, pour leur donner un coup de main; surtout quand l’une des filles était de visage avenant et de sourire docile. Mais il savait montrer assez de maladresse voulue pour qu’on se rendît bien compte qu’il était devenu un monsieur de la ville.

Euchariste remarqua soudain qu’il ne s’agissait pas d’une banale réunion de voisins, d’un impromptu; cela vous avait aujourd’hui une allure de réunion politique. Tous les gens présents étaient des partisans avérés, libéraux de père en fils, puisque dans nos campagnes les opinions comme la terre se transmettent de génération en génération. Cela fait partie de l’héritage presque au même titre que le bien et que la religion. On disait couramment «Pas besoin de dire si c’est un vrai rouge, c’est du Moisan tout craché.» Ou encore: «Les Touchette, c’est connu comme bleu depuis le père Adam.» De la politique vraiment on ne connaissait rien autre que cette fidélité au parti; toute action collective s’inspirait de là. Et qu’il s’agît de choisir une maîtresse d’école ou de construire un aqueduc, on retrouvait toujours, face à face, les deux clans, conservateurs et libéraux, grisés de couleur jusqu’à se battre à mort les jours de votation.

A part Branchaud et ses deux fils aînés, Anthime et Jean-Paul, et lui, Euchariste, il y avait Pit’ Gélinas, Jérémie Godin, Phydime Raymond, Baptiste à Maxime Moisan, Toine Cloutier, et enfin jusqu’au vieux père Badouche, témoin des luttes politiques où l’on s’était assommé entre électeurs au nom de la Confédération.

Mais Willie s’était mis à parler.

—J’étais en train de leu-z-expliquer pourquoi je suis venu par icitte, quand t’es arrivé, ’Charis.

—Tu sais! On va p’t’ête ben avoir des élections au provincial, c’printemps, dit Anthime Branchaud, tout heureux de montrer son savoir.

—J’me demande pourquoi c’est faire? intervint Godin que tous appelaient «Bébé» Godin. Avec leu-z-élections à tout bout de champ y a pu moyen de travailler. Quand c’est pas au provincial c’est au fédéral, pi quand c’est pas au fédéral c’est pour le maire. La dernière fois que j’su-t-allé voter, j’avais mon foin à sécher. Le temps que j’su-t-allé, y est tombé une averse qu’a quasiment tout perdu.

—Ça se peut, consentit Daviau, diplomate. Mais d’un aut’côté, puisque y a un Parlement, y faut des députés. Pi si y faut des députés, y faut des élections. Pas d’élections, pas de députés.

—Bon débarras, interrompit Godin.

—...Pi oublie pas une chose, Bébé, c’est que si on a pas de bons hommes qu’ont pas fret aux yeux pour nous défendre à Québec, ça prendra pas goût de tinette que les Anglais d’Ottawa nous mangeront la laine su’ le dos.

Cela, c’était un coup de maître. Willie savait que l’unanimité se ferait contre les Anglais, éternels ennemis de ces Canadiens français qui, après un siècle et demi, n’oublient pas qu’ils ont été battus et conquis.

Mais Godin, bien qu’ébranlé par un tel argument, s’en tenait à son idée.

—C’est correct. Mais moé j’ai pour mon dire qu’ils devraient arranger ça entre eux autres; une belle bataille, un dimanche après-midi, quelque chose comme une bataille de coqs. Pi, au plus fort, la poche. Tu verrais qu’avec deux, trois bons Canayens, les Anglais se feraient donner une ronde.

—Ou ben, suggéra Edouard Moisan, les faire nommer par Monseigneur, comme M. le curé fait tout le temps, pour les marguillers. Ça serait pas long.

—T’es pas fou, Edouard; avec Mgr Laflèche, pas un rouge aurait une chance.

—Dis donc, Willie, demande le père Branchaud, c’est-y vrai qu’y veulent dépenser d’la belle argent pour bâtir un chemin de fer aux pêcheurs de la Gaspésie?

—I’ veulent pas faire ça? dit le père Badouche.

—Ma grand’foi du Bon Dieu, père Badouche.

Phydime Raymond, jusque-là n’avait pas ouvert la bouche. Le voilà qui secoue sa pipe sur son talon, si bien que Daviau, en éveil, se tourne vers lui et tend l’oreille.

—Dis donc! Toé, Willie, qui es ben plus connaissant que nous autres...

Daviau se sentit piqué dans le maigre mais ne broncha point.

—...Tu pourrais p’t’êt’ ben m’expliquer pourquoi qu’c’est jamais des habitants qui sont députés. Y a des avocats, des docteurs, des notaires, des commis voyageurs, mais jamais d’habitants. Ça a pourtant pas l’air ben difficile: j’sais pas si c’est vrai, mais j’me sus laissé dire qu’ils reçoivent huit cents piastres, rien que pour parler de temps en temps, pi fumer leu’ pipe en se berçant dans le salon en or du Parlement. Naturellement, c’est ben trop bon pour des pauv’ gueux d’habitants. Nous autres quand qu’on a travaillé toute l’année à essoucher, à labourer, à sumer, à sarcler, les bonnes années on a cent cinquante piastres de gagne. Ça c’est quand la grêle arrive pas pour faucher avant nous autres, ou ben quand la gourme nous fait pas mourir nos moutons. Ç’a empêche pas que si y avait plus d’habitants et moins de chicaniers à Québec, i’ pourraient parler de temps en temps de la terre, pi de ceusses comme nous autres qui s’échignent dessus. I’ pourraient voir à faire monter le prix des pétaques au lieu de vouloir faire pêcher la morue dans les chars. Mais qu’est-ce que tu veux que ça sacre à M. Auger, qui reste à Marial, que les pétaques se donnent pour un écu!

Il se tut net et respira profondément, gêné d’en avoir tant dit. Gêné surtout du silence qui s’était fait quand il avait parlé de la terre, quand il avait parlé au nom de la terre.

—C’est vrai en Maudit, c’que tu dis là, Phydime, lâcha, à pleine voix Pit’ Gélinas, à qui l’alcool donnait du cran.

—C’est jamais l’tour de l’habitant, souligna Edouard Moisan.

—Pi ça a toujours été de même, conclut le vieux Badouche, en se penchant pour cracher violemment près du poêle.

Les autres acquiesçaient, un murmure courant dans toute la pièce, jusqu’au coin des femmes que le discours de Raymond avait fait se taire et se retourner.

Daviau seul ne dit rien. Il laissa le calme se rétablir dans les esprits et attendit un moment puis, souriant bonassement:

—Acré! tu parles ben, Phydime! Je pensais pas! Les habitants comme toé, ça ferait du bien si y en avait au Parlement, pour le certain.

—Ah! j’en ai pas envie. C’est pas pour ça que j’ai dit ça. Mais j’trouve qu’i’ a toujours un bout’...

Mais il était flatté de l’effet produit ainsi que du compliment.

—Bon, une supposition, continua Daviau. Le comté t’envoye à Québec leur conter tout ça. Qui c’est qui va s’occuper de ta terre?

Tous se turent, bâillonnés. Ils n’avaient pas pensé à cela. Ils avaient momentanément oublié leur servage et que si le médecin peut quitter son cabinet, le notaire son greffe, le commerçant sa boutique et, à la rigueur, l’ouvrier son chantier, le paysan seul ne se peut séparer de la terre, tant ils sont ligotés l’un à l’autre. Sans l’homme la terre n’est point féconde et c’est ce besoin qu’elle a de lui qui le lie à la terre, qui le fait prisonnier de trente arpents de glèbe.

Rose-Alma, la sœur puînée d’Alphonsine, s’est levée et allume les lampes pour lutter contre le crépuscule; l’odeur du pétrole se répand dans la pièce.

Alphonsine s’approche de son mari.

—Tu penses pas qu’i’ serait quasiment temps de s’en aller, ’Charis?

—Fumez donc, fumez donc, insiste mollement le père Branchaud, par politesse. Y est pas tard.

—C’est qu’i’ commence à faire brun. C’est l’heure d’aller tirer les vaches, dit Euchariste.

Tout le monde se lève et remet bonnet et pelisse.

—Faudra reparler de tout ça, dit Daviau.

Il voudrait continuer et surtout compléter sa victoire. Mais il sait qu’il est inutile de tenter de les retenir. Au dehors un vent sauvage, venu du septentrion en passant sur les forêts glacées, mord les joues et fait pleurer les yeux.

Et dans ce silence sur lequel clignote déjà l’étoile du soir, on entend, assourdis, les longs meuglements d’appel des vaches que tourmente le fardeau de leur pis gonflé.

Trente Arpents

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