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CHAPITRE PREMIER
Оглавление—On va commencer betôt les guérets, m’sieu Branchaud. Mon oncle m’a dit comme ça en partant: I’faudra labourer le champ en bas de la côte, demain. Si seulement y peut s’arrêter de mouiller!
Les deux hommes se turent. Assis sur leurs chaises accotées contre le mur, en équilibre sur deux pieds, à intervalles égaux ils retiraient leur pipe et, se penchant hors de la véranda, lançaient dans les herbes folles un jet de salive. Puis ils reprenaient leur calme posture, les yeux perdus.
Autour d’eux s’étalait la Plaine que les premières gelées d’octobre avaient peinte de couleurs vives. Des boqueteaux tiraient l’œil, les saules noirs déjà nus brochant sur les hêtres encore verts. Tout au fond, le long bandeau du bois, avant-poste de l’immense forêt laurentienne: éclatante symphonie dont les bases étaient les verts invincibles des résineux et l’aigu, l’écarlate des érables planes qu’on appelle simplement chez nous des plènes.
En face, le chemin du roi, sinueux et calme, où l’eau figée dans les ornières mirant le ciel fait deux longs rubans bleus parallèles. Et le chemin s’en va vers le nord et le sud, mollement et sans hâte, en bon campagnard qu’il est, faisant un crochet pour passer sous un vieux saule amical, faisant un coude pour aller frôler un perron. Il finira bien par atteindre son but, le plus tard possible.
Une voiture légère passe; devant la maison, le cheval prend un trot fringant. Sur le siège deux amoureux raides et un peu gênés dans leurs nippes du dimanche. Le jeune homme salue du fouet; Branchaud et Moisan répondent de la pipe.
Au-delà, le carrelage des champs reprend pour venir buter sur la haie rousse des aulnes dont les déchirures laissent percer le miroitement métallique de la rivière.
Et sur toute cette couleur, soudé à l’horizon largement circulaire, le dôme du ciel nordique, bleu tendre.
Mais ni l’un ni l’autre des deux hommes ne voyait le visage de la terre, ce visage trop maquillé de vieille en qui l’hiver s’insinue déjà. Car leurs bras et non leurs yeux les reliaient à la grande nourricière, leurs bras trapus que le dimanche paralysait et faisait pendre inutiles le long des montants de leur chaise. Les mains seules apparaissaient hors les manches de grosse étoffe, des mains brutes et calleuses, semblables chez ces deux hommes d’âge pourtant différent, tant les mains vieillissent vite à tenir le mancheron, à manier la fourche et la hache. Branchaud, cinquante ans de visage et trente-cinq de corps. Euchariste Moisan, vingt ans? trente ans?
—C’est comme qui dirait de la meilleure terre icitte qu’à Sainte-Adèle.
—Pour le sûr, m’sieu Branchaud. Là-bas, c’était quasiment rien que du caillou. On sumait des pétaques et pi quand il venait le temps de récolter, on ramassait des cailloux, des petits, des gros, et presquement pas d’pétaques. Drôle d’idée, le père, d’aller s’établir par là. Mais c’est le curé Labelle, qu’était passé par icitte, ousque le père était sur la terre à mon oncle Ephrem. Je m’en souviens pas ben ben, à cause que j’avais cinq ans quand qu’on a passé au feu. Mais je sais ben que c’était ben plus ane mine de cailloux qu’ane mine d’écus. Des cailloux, pis encore des cailloux...
Les seuls souvenirs nets qu’il en avait gardés étaient d’une montagne où s’accrochait leur maison et dont les replis abondaient en airelles, en framboises, en mûres, qu’il mangeait par poignées en allant quérir les vaches. Quoi encore? Ah! oui: le ruisseau et la pêche difficile parmi les broussailles où la ligne s’accroche pendant que dégringole entre les branches, pour retomber dans le courant, un éclair qui est la truite trop vive. Quoi encore? Vaguement, une vallée immense avec, au fond, des montagnes et des montagnes, une surtout montrant sa bosse par-dessus les autres et dont il avait longtemps cru que sur elle avait été mis en croix le petit Jésus.
Mais c’étaient là souvenirs d’enfant et il était un homme.
—Ça fait que y a pas eu grand’chose à brûler quand le feu a pris à la grange après cinq semaines sans une goutte de pluie. Y a que moi qui s’en est sauvé j’sais pas comment. C’était la nuit, voyez-vous, m’sieu Branchaud. Tout a brûlé: la grange, l’écurie, la maison. Mon pauv’ père et ma pauv’ mère avec, et pi Agénor et pi Marie-Louise. Tout, tout. Mais je m’en rappelle pas ben ben, j’étais tout petit.
—Et puis, comme ça, t’as été adopté par ton oncle Ephrem.
—Ouais, ouais, dit Moisan, visiblement préoccupé.
Ils parlaient lentement et peu, à leur accoutumée, étant paysans donc chiches de paroles. Mais ils y mettaient aujourd’hui les hésitations, les tâtonnements qui conviennent lorsqu’on parle de choses de conséquence. L’un et l’autre évitaient de se regarder, gênés de ce qu’une idée trop précise s’était fait jour en eux, une même idée, mûrie loin de la conscience comme mûrit ténébreusement la semence avant de hisser à la grande lumière un épi triomphant. Des années de servage à la terre avaient rendu précis les gestes nécessaires. Mais ils ne possédaient point cette richesse parfois si lourde à porter qui est la précision de l’esprit.
—Ça fait que t’as été comme adopté par ton oncle Ephrem, répéta le vieux.
Branchaud parut hésiter, puis tira avec décision sa blague à tabac:
—T’as pas loin de vingt-deux ans, Euchariste, à c’t’heure?
Il avait dit cette phrase simplement, tout en bourrant consciencieusement à coups de pouce minutieux le fourneau de sa pipe; ça y était donc, il avait parlé. Du moins c’était tout comme et Moisan l’avait bien senti qui avait ramassé ses mains sur ses genoux. Il fallait bien qu’il y allât, puisque ce jeune feignant-là ne se voulait point décider.
—Vingt-trois au printemps, m’sieu Branchaud... Tant que ma tante Ephrem a vécu, ça me paraissait pas. Elle me traitait toujours en enfant. Mais à c’t’heure...
Il hésita un moment et se mit à regarder fixement la tache noirâtre d’un nœud sur le plancher de la galerie.
—...Mais à c’t’heure, c’est pas pareil. La maison est grande, seulement mon onc’ Ephrem et pi moé. Et pi mon onc’ commence à vieillir. Il a ben cassé depuis deux ans. Ça fait que... ça fait ben d’l’ouvrage pour un homme quasiment tout seul.
—...Ouais. Vous avez grand de terre, c’est vrai. Il va betôt falloir que tu penses à...
Il se tut pendant qu’il allumait sa pipe, enveloppé dans un nuage de fumée bleutée. Mais aux oreilles de Moisan tintait: «...que tu penses à te marier, marier!» comme les sonnailles martelées au trot du cheval sur les chemins d’hiver.
—...A prendre un homme engagé, continua le vieux à voix haute, sans sourciller.
Mais les mêmes mots flottaient en lui, doucement à la dérive. L’un et l’autre savaient de quoi il s’agissait tout autant que si le premier eût dit: «Il est temps que je me marie et c’est votre Alphonsine que je veux» et que l’autre eût répondu: «Eh! oui! Il y a assez longtemps que tu viens voir Alphonsine; mariez-vous donc avant les semailles du printemps.»
Moisan serait l’héritier de son oncle Ephrem, veuf et sans enfant. Dans des mois ou des années, qu’importait; les trente arpents de terre seraient toujours là. La vieille terre des Moisan, riche et grasse, généreuse au travail, lentement façonnée autrefois, des milliers et des milliers d’années auparavant, jusqu’à ce que le fleuve amoindri quittât son ancienne rive, le coteau, là-bas, après avoir patiemment et des siècles durant étalé couche par couche ses lourdes alluvions.
Moisan était un bon parti et tous deux le savaient. Mais les années comptent peu pour la terre et elle enseigne à ceux qui dépendent d’elle que se presser n’avance à rien. Certes, il aimait Alphonsine. Il était venu chez les Branchaud amicalement d’abord, en bon voisin qui, après l’isolement de la semaine où la terre exigeante ne laisse pas de répit, vient connaître les nouvelles des gens d’alentour et surtout savoir comment se comporte, combien va rendre la terre voisine. Puis à mesure que les gens autour de lui se mariaient, il s’était rendu compte que cette fille-ci était chaussure à son pied. Certes, il ne la parait point d’irréel et ne lui tissait pas une robe de madone; l’idée qu’il s’en faisait n’avait rien de romanesque. Au contraire, il savait fort bien ce qu’elle pourrait lui donner: forte et râblée, pas regardante à l’ouvrage, elle saurait à la fois conduire la maison et l’aider aux champs à l’époque de la moisson. De visage avenant, bien tournée de sa personne, elle lui donnerait des gars solides après des plaisirs auxquels il pensait sans honte ni hâte exagérée. C’est pourquoi d’un cœur consentant il s’était laissé aller à l’aimer ou plus justement à la vouloir avant même l’habitude de la voir chaque dimanche. Tout le rang savait qu’elle était sa blonde et qu’elle serait sa femme. Toutefois il ne fallait pas trop attendre, des fois qu’il surviendrait quelqu’un d’autre pour lui souffler Alphonsine.
Aussi bien le père Branchaud avait vu d’un bon œil les assiduités du jeune homme auprès de sa fille aînée. Dès les premières fois, il en avait parlé à sa femme le soir et tacitement ils avaient ourdi l’éternelle conspiration des parents qui ont une fille à marier. Quand les deux jeunesses étaient sur la véranda, chacun l’un après l’autre se découvrait quelque occupation afin de les laisser seuls, devinant obscurément que l’attachement grandit plus vite ainsi. De sorte que depuis des mois, tous les dimanches, Euchariste arrivait chez Branchaud vers les deux heures. La longue après-midi, jusqu’au moment de traire les vaches chacun chez soi, se passait assis côte à côte sans presque rien dire quand on s’était donné les nouvelles de la terre et des voisins. Ils n’échangeaient pas des idées qui sont le papier-monnaie de l’esprit, bon pour les gens des villes, mais bien des faits qui sont les pièces de métal, les bonnes pièces d’or ou d’argent sur lesquelles on ne discute pas. Parfois une des sœurs ou un des frères puînés d’Alphonsine venait les joindre un moment et causer avec eux. Leur présence avivait soudain la conversation. Si c’était un des garçons, Alphonsine était oubliée et l’on parlait du travail, des amis. Si c’était une fille, sa sœur aînée s’affairait à renouer un ruban, à replacer sous le chapeau quelque mèche folle, pendant qu’Euchariste chatouillait la petite dans le cou avec le long brin de foin qu’il tenait entre les dents. Mais la voix de la mère venait des profondeurs de la cuisine. L’enfant était appelé sous quelque prétexte et les amoureux se retrouvaient seuls, gênés, évitant de se regarder l’un l’autre.
Moisan n’avait rien répondu quand Branchaud avait suggéré qu’il ne pourrait bientôt plus rester seul. Ses yeux avaient erré sur la campagne ramagée des couleurs automnales, cherchant quelque chose à quoi accrocher son regard. Entre des îles fourrées de broussailles glissa un vol triangulaire de canards fuyant instinctivement un hiver qu’ils ne connaissaient point!
—Un beau coup de fusil, dit-il en les désignant de sa pipe tendue vers l’acier clair de la rivière.
—Ah! cré tac! Ouais.
Puis après un moment:
—T’as pas encore sorti ton fusil, Charis, j’cré ben.
—Eh non, m’sieu Branchaud! On n’a pas le temps, on travaille trop dur. On travaille ben trop dur pour ce que ça paye. On vit tout juste. Pas moyen de mettre une cenne de côté, par ces temps icitte.
Le finaud. Il était parti de loin pour arriver à son but, en bon chasseur qui ne se découvre qu’au moment de tirer à coup sûr. Malgré son dire, il avait pour le certain de l’argent de côté. Peut-être pas de l’argent sonnant. Mais l’oncle Ephrem lui devait pas mal, depuis dix ans qu’il travaillait sur sa terre. Qu’importe! Bien qu’économe, le père Branchaud entendait bien faire les choses. Il paierait d’abord les frais de la noce et d’une belle noce; de quoi saouler tout le canton et crever d’indigestion toute la parenté. Mais il était temps de dire des choses définitives.
—Charis, t’es un bon garçon qui prend pas souvent un coup de trop et qu’est dur su’ l’ouvrage. Je te connais ben. Je suis pas riche, mais j’ai toujours quéques piastres que j’ai ménagées. Quand ça sera le temps de... s’entendre, tu verras que je fafinerai pas.
L’autre ne broncha pas. Mais il se balançait à présent sur deux pieds de sa chaise et son front s’était éclairci. Tout le reste était facile maintenant que le père avait promis de doter sa fille et de faire les frais de la noce. Et puisqu’il fallait que ça se fasse... autant maintenant que plus tard. Depuis des semaines surtout, il sentait son appétit d’homme s’exaspérer quand Alphonsine venait le reconduire après la veillée sur la route poudreuse jusqu’au saule tombant qui bornait la terre des Branchaud. Un désir montait en lui, à gros bouillons, de la prendre subitement là, sous le baldaquin des vieilles branches, sans une parole, comme il avait fait une fois avec la Fancine, au hasard d’une rencontre.
Cela ne pouvait pas durer. Peut-être que si elle avait voulu, il ne l’eut pas épousée. Il y eut gagné quelques années de liberté. Les épousailles faites, il ne serait plus libre, bien sûr, d’aller et de venir, de vider parfois avec les amis, le samedi soir, une cruche de whisky blanc jusqu’à ce qu’il ne restât plus rien à boire ou que l’ivresse lourde l’eût jeté au revers d’un fossé, ligoté par l’alcool et le sommeil jusqu’à l’aube glaciale. Mais Alphonsine n’était pas la Fancine. Sa blonde était une bonne fille qui riait quand il lui prenait la taille avec ses mains lourdes, mais qui gardait le reste pour son mari; et c’est lui, Euchariste Moisan, qu’elle voulait. C’était aussi une fille de paysan, qui savait qu’on n’achète pas volontiers par la suite ce qu’on a eu gratis la première fois.
—Dans ce cas-là, m’sieu Branchaud, j’cré ben que si Alphonsine veut, ça pourrait se faire au printemps, avant les semences.
—Pour ce qui est de moé, je dis pas non.
La voix du vieux était toujours impassible et traînante. Mais il s’était mis à tirailler sa moustache rousse d’un geste nerveux.
Le plancher de la cuisine craqua sous les pas prudents de quelqu’un qui s’éloignait de la fenêtre entr’ouverte. En quittant l’armoire où elle avait longuement fouillé afin de surprendre la conversation des hommes, la mère Branchaud souriait doucement. Branchaud semblait regarder la campagne parée d’or et de pourpre pour son prochain mariage à elle, au printemps, quand le soleil la féconderait une fois de plus, après qu’elle aurait patiemment attendu tout le long hiver, sous le blanc voile nuptial de la neige.
—J’cré que c’est quasiment l’heure d’aller qu’ri les vaches, dit Euchariste Moisan.