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ОглавлениеIII
S’il y eut, pendant le siège de Paris, une ambulance remarquable entre toutes, ce fut celle qu’avait installée, faubourg Saint-Honoré, dans les appartements de la princesse Lœtizia, le célèbre Massard.
Pour le confortable et l’élégance, elle était sans rivale. Toutes les belles de l’ex-monde impérial, celles du moins qui avaient eu la pudeur de ne pas quitter Paris après le Quatre-Septem– bre, tinrent à honneur de faire partie de l’ambulance Massard. Débordé par les demandes, Massard dut faire un choix, et il y eut bien des déceptions.
C’est aussi avec un soin minutieux que Massard s’assura le concours de célébrités médicales de premier ordre. Il ne voulut pas procéder au hasard. Ce qui importait avant tout, c’est que le médecin ou le chirurgien de son ambulance modèle eût un extérieur digne et imposant, ce qu’on appelle une belle tête de savant, à la fois sympathique et sévère, qui pût se profiler avec majesté sur la tenture rouge sombre des salles.
Massard acheta donc la photographie des vingt docteurs les plus illustres de la capitale et s’enferma pendant une matinée pour étudier, en toute impartialité, l’aspect décoratif de ces vénérables praticiens. Après d’assez longues hésitations, il se décida pour le docteur Désorbiers et le chirurgien Jousselot.
Le docteur Désorbiers, à qui ce nom de vaudeville convenait assez bien, semblait tout frais sorti du répertoire de MM. Scribe et Pailleron. C’était, avant tout, un médecin de dames. S’il n’entendait pas grand’ chose au traitement des blessures,–la vue du sang lui était même assez pénible–il serait précieux, ce qui avait bien son prix, pour les migraines ou les petites indispositions que pourraient éprouver les gracieuses et vaillantes infirmières.
De taille moyenne, soigné dans sa mise, un peu grassouillet, les cheveux et les favoris frisés au petit fer, le tout d’une blancheur de neige si éclatante que l’art semblait avoir aidé la nature, le docteur, qui n’était pas ennemi de tout progrès, avait remplacé les lunettes classiques par un pince-nez en or, qui l’aurait gêné beaucoup s’il avait essayé de s’en servir, mais qu’il se contentait de manier avec infiniment de grâce et d’aisance.
Le docteur ne disait jamais rien qui valût la peine d’être remarqué. Mais il avait le rare talent de donner au mot le plus banal une valeur imprévue, en le soulignant d’un sourire spécial, de sorte qu’il ne pouvait ouvrir la bouche sans avoir l’air extrêmement spirituel.
Par un heureux contraste, qui avait tout de suite séduit Massard, le chirurgien Jousselot, au contraire, était un homme de grande taille, d’un aspect énergique et inspiré. Son crâne dégarni, bizarrement bossué, révélait au premier coup d’œil l’homme de génie. Quand il retroussait ses manches pour une opération, il semblait, à voir ses poignets robustes, qu’il allait détacher le bras ou la jambe du patient aussi aisément qu’on casse une patte de homard. Très religieux avec cela–qualité rare dans sa profession–et répétant volontiers le mot orthodoxe d’Ambroise Paré:
«Je le pansai; Dieu le guérit.»
A ces deux sommités, Massard adjoignit quelques internes élégants et bien mis, chargés principalement de distraire ces dames par des plaisanteries délicates et des galanteries de bon goût.
Puis il présida lui-même, avec un sens profond du confortable et de la mise en scène, à l’aménagement matériel de l’ambulance, depuis la lingerie, vraiment gaie à l’œil et appétissante, avec ses hautes piles de linge blanc tout neuf, embaumant l’iris, jusqu’à la petite salle réservée aux opérations, sévèrement meublée, comme il convient, de chêne sculpté, avec un vieux buffet Henri III, authentique, pour serrer les instruments de chirurgie.
Lorsque tout fut ainsi heureusement organisé, il ne restait plus qu’à réunir, une après-midi, dans le grand salon, le ban et l’arrière-ban de l’ambulance.
Massard prononça, à cette occasion, un discours remarquable. Abnégation de soi-même… simplicité… noble exemple donné aux classes ouvrières… rien n’y manquait, pas même un regret à l’adresse du régime disparu.
De petits frémissements d’aise parcouraient l’auditoire féminin. Et dans le battement des éventails–les journées étaient encore chaudes –se dégageaient des parfums subtils, aristocratiques, qui venaient imprégner les jolis petits lits blancs encore déserts qui attendaient les futurs blessés.
Tout à coup l’orateur, après une phrase touchante sur les «modestes servantes de la patrie», déploya un petit ballot qu’un jeune interne lui avait adroitement fait passer. C’étaient de mignons tabliers blancs à bavette, avec un peu de dentelle au bas, pour égayer, mais bien peu, des tabliers assez semblables à ceux que portent les pseudo-Alsaciennes dans les brasseries du quartier latin.
Quelle charmante surprise! Il distribua les petits tabliers, dont ces dames s’emparaient avec des rires enfantins.
Puis, brusquement, éteignant son sourire, Massard conclut, les yeux au plafond, par une péroraison élevée, chaleureuse, entraînante, qu’accueillit une triple salve d’applaudissements finement gantés.
Après ce triomphe, il ne restait plus qu’à désigner le chef officiel de la nouvelle ambulance. Massard se déclarait, par principe, ennemi du suffrage universel (sourires d’approbation); mais, dans la circonstance, il s’agissait d’un suffrage d’élite, et il estimait que le nouveau directeur– il semblait chercher dans tous les coins de la salle avec son lorgnon ce mystérieux personnage–n’aurait l’autorité morale nécessaire que si elle était appuyée sur la majorité–que disait-il?–sur l’unanimité de ses intelligentes administrées. Quant à lui, il avait cru pouvoir se permettre, dans un intérêt-purement philanthropique, de paraître usurper un instant ces fonctions importantes; mais il était essentiel, pensait-il, maintenant que l’organisation était définitive, de désigner aussitôt un chef vraiment digne de diriger l’ambulance modèle.
« Vous! Vous seul!» cria-t-on de toutes parts.
Massard rougit modestement et manifesta une vive surprise.
–Mais déjà Jousselot, placé à sa droite, se faisant l’interprète de tous, lui prenait solennellement les deux mains, et le suppliait de rester à leur tête.
Massard se fit bien un peu prier. «Un honneur si imprévu… Comment aurait-il pu s’attendre?…» Il céda enfin à d’aussi pressantes instances, remercia les dames d’une confiance dont il s’efforcerait de se montrer digne et, brusquement, se coiffa d’un képi à six galons, qui lui donnait un air militaire et martial bien fait pour dérider un agonisant.
C’est ainsi que fut officiellement constituée l’ambulance Massard.
Il ne manquait plus que des blessés. Paris n’était pas encore complètement investi. Le blessé ne donnait pas, et les lits blancs restaient toujours vides.
–Un jour pourtant, tandis que Massard, secondé par le docteur Désorbiers, s’efforçait de calmer l’impatience bien naturelle de ces dames, qui, pour tromper leurs espérances toujours déçues, avaient été réduites, depuis plus d’une semaine, à confectionner sept ou huit tonnes de charpie, l’interne Jolibois entra précipitamment, avec une joie mal contenue, et vint parler à l’oreille du directeur:
«Mesdames, s’écria Massard, un blessé! «
Un blessé! Le premier blessé! Ce fut un émoi, un tumulte indescriptible. Tout le monde se précipita vers le vestibule. Où est-il? Où est-il?
Jousselot les suivait d’un air grave, retroussant déjà les poignets de sa chemise.
On aperçut un jeune mobile roussâtre, le teint marqué de la petite vérole, qui lisait tranquillement son journal, assis dans un coin. Il interrompit sa lecture au bruit et regarda, avec des yeux hébétés, la cohue élégante qui se précipitait vers lui.
Son aspect causa un mouvement de déception.
–Qu’a-t-il? Où est-il blessé? demanda madame de Savignac.
Ce jeune idiot, en maniant un revolver, s’était maladroitement envoyé une balle dans le pouce gauche.
Et il exhibait ce pouce, qui paraissait d’ailleurs le faire souffrir, soigneusement emmaillotté dans un petit linge.
–Monsieur, dit sévèrement Massard, nous ne recevons ici que des blessés sérieux.
Pourtant, comme c’était le premier, il fallait être indulgent. Jousselot chargea du pansement le plus jeune des internes, une figure de poupon blanc et rose, qui était la coqueluche de ces dames. Il y avait à l’ambulance trois ou quatre sœurs de charité, pour les corvées. On confia ce blessé ridicule à la vieille sœur Alice, qui le confina dans un petit cabinet, derrière la lingerie, et on n’y fit plus désormais la moindre attention.
Plus tard, pourtant, il fallut lui couper le doigt, la gangrène s’y étant mise; mais cette opération n’excita aucun intérêt.
Massard veilla désormais à ce que pareil scandale ne se renouvelât pas. Il donna l’ordre qu’on le prévint secrètement dès qu’on amènerait un individu blessé ou soi-disant tel, et il faisait passer lui-même au nouvel arrivant un examen sévère.
Il était essentiel, en effet, à la dignité de l’ambulance-modèle de n’admettre que des blessés triés sur le volet, des blessés de choix. Quant aux malades, ils n’étaient reçus que par protection spéciale.
Bientôt eut lieu le combat désastreux de Châtillon. Les blessés, si longtemps attendus, commencèrent à affluer.
Il s’élevait malheureusement entre ces dames des querelles fâcheuses. Le jour où la belle madame de Savignac s’empara d’un jeune officier de chasseurs, atteint en pleine poitrine par un éclat d’obus, ce fut contre elle un murmure d’indignation:
«En vérité, cette femme n’avait aucune tenue. On savait d’ailleurs à quoi s’en tenir sur ses mœurs...»
Et, tout bas, dans les embrasures des hautes fenêtres, les histoires scandaleuses d’aller leur train.
Quatre jours plus tard, l’officier de chasseurs mourait.
–C’est bien fait, ne put s’empêcher de dire madame de Rhuys.
Souriant, toujours rasé de frais sous son képi à six galons, Massard se multipliait, accomplissait des prodiges de diplomatie pour adoucir et concilier toutes ces petites vanités féminines. Mais parfois il était débordé.
Gaston, très mondain, très répandu, si l’on peut employer cet abominable argot parisien, avait plusieurs dames de sa connaissance dans l’ambulance Massard.
C’est là qu’il avait fait transporter Pierre d’Arnaud.