Читать книгу Christine Bernard - Pierre Elzéar - Страница 8
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La première fois que le mot «siège de Paris» avait été prononcé devant la princesse Lœtizia, elle fumait une cigarette turque dans son boudoir rose mourante, ce boudoir où Massard devait installer quelques mois après ses méditations et sa haute responsabilité de directeur de l’ambulance-modèle.
Encore belle et toujours fougueuse, la princesse se leva d’un bond et s’écria, avec cette aimable familiarité qui sied aux grandes dames:
–Ah! non! vous savez, mes enfants, cela ne serait pas drôle!
Les enfants en question, le prince de R..., déjà à demi gâteux, et le vieux pianiste italien V…, déclarèrent cette indignation aussi légitime que spirituelle, et tous deux, sans hésiter, vaillamment s’écrièrent:
–Nous partons avec vous!
La princesse, le soir même, filait pour Florence.
Pourtant, afin qu’on ne pût l’accuser d’ingratitude envers «son cher Paris», elle laissa à l’hôtel son aumônier, bien que ce fût pour elle une grande privation. Che volete? Il fallait bien faire quelque chose pour la France.
Et puis il fallait s’attendre à tout. La robe d’un ecclésiastique préserverait peut-être mieux l’hôtel du pillage ou de l’incendie que la livrée d’un concierge.
Lorsque Massard, peu de jours après, songea à l’hôtel de la princesse pour y établir son ambulance-modèle, il trouva le digne ecclésiastique étalant, d’un air féroce, du fromage d’Italie sur une tartine de pain, à l’aide d’un long couteau catalan. La princesse avait oublié de lui laisser ses gages.
Une ambulance… les plus jolies femmes de Paris… Au premier mot de Massard, l’abbé Domenico s’empressa de mettre tout à sa disposition. Il accepta même un dîner, en tête-à-tête, au café Anglais, où furent réglés définitivement les détails divers de l’installation.
L’abbé Domenico était Corse d’origine; grand, sec, brun comme un grillon, les yeux luisants dans sa courte barbe noire, il avait conservé quelques traits de ressemblance avec son père, un contrebandier célèbre à Porto-Vecchio.
Le premier moment de surprise passé, Massard estima que cet aventurier échappé des maquis était d’une couleur très pittoresque, et pendant toute la durée du siège on put voir l’abbé Domenico parcourir les salles des blessés, l’air tragique, marchant à larges enjambées, chaussé de grandes bottes et laissant voir, sous sa soutane entr’ouverte, la crosse de deux pistolets chargés, comme s’il était toujours prêt à brûler la cervelle des blessés, pour leur épargner les dernières souffrances.
Il parlait d’ordinaire d’un ton rude et impérieux, avec un accent rauque, guttural; mais, dès qu’il s’adressait à une des jolies infirmières, un sourire, tout à coup, découvrait ses dents blanches.
Massard et l’abbé avaient résolu de célébrer, le premier janvier, un service solennel pour les morts de l’ambulance-modèle. Une quête aurait lieu à l’issue de la cérémonie.
Tous deux passèrent une partie de la nuit dans le cabinet-boudoir rose mourante, rédigeant de petits comptes-rendus anticipés qui devaient être envoyés aux journaux des le lendemain matin.
Dans le salon-vestiaire, madame de Savignac, déjà gantée,–attachait son chapeau avec une épingle d’or.
«Vous partez!» s’écria avec désespoir le petit interne blond et rose que l’on trouvait toujours «fourré dans ses jupes», selon l’expression de madame de Savignac elle-même.
–Il est minuit, et je chante ici demain à la messe. Il faut que je regarde le Dies iræ.
–On chantera, je crois, celui de Gounod dans Faust.
–Oui, Massard le préfère et l’aumônier n’y voit pas d’inconvénient. Ce sera moins banal et moins lugubre que le Dies iræ classique. L’auditoire songera à Marguerite, à la scène du jardin. Cela distrait toujours un peu.
–J’ai apporté la partition, dit le petit interne. Qui vous empêche d’étudier ici? Je vous accompagnerai.,
–Soit, dit madame de Savignac, enlevant son chapeau. Je déteste m’accompagner moi-même.
Tous deux, un instant après, dans l’oratoire de la princesse Lætizia, déjà disposé pour la solennité du lendemain avec une sévérité coquette, étudiaient le Dies iræ dans la scène de l’église.
Madame de Savignac chantait aussi le récitatif de Marguerite, et le petit interne, enflant sa voix blanche, essayait le Souviens-toi du passé… de Méphistophélès.
––Que vous êtes drôle, mon petit! disait la belle infirmière. Chantez donc plutôt le ténor.
Et, tournant un certain nombre de pages, il entonnèrent, accompagnés par les sons traînants de l’harmonium, le duo de la prison:
Oui, c’est moi, je t’aime…
Oui, c’est moi, je t’aime…
L’enfer, la mort même
Ne me font plus peur.
Je t’ai retrouvée…
Je t’ai retrouvée…
Te voilà sauvée.
Viens. ah! viens sur mon cœur!
Ils avaient commencé en sourdine, déchiffrant du bout des lèvres; puis, peu à peu, allumés par la mélodie banale, mais langoureuse et caressante, ils finirent par chanter à pleine voix, et, pour plus de vérité, le petit interne rose, en achevant sa partie
Viens… ah! viens sur mon cœur!
abandonna un instant l’accompagnement et passa son bras autour de la taille de la chanteuse.
Attiré par le bruit, l’aumônier parut sur le seuil de l’oratoire, le regard sévère, n’ayant entendu que la voix du petit interne; mais, dès qu’il aperçut madame de Savignac dans sa robe nacarat, sa figure redevint souriante et ses lèvres retroussées laissèrent apparaître ses dents blanchs:
L’interne, un peu rougissant, avait repris, par contenance, le Dies iræ:
Que dirai-je alors au Seigneur?
Où trouverai-je un protecteur,
Quand l’innocent n’est pas sans peur?
Cependant l’aumônier félicitait vivement de son zèle madame de Savignac et la remerciait du concours qu’elle voulait bien prêter à la messe funèbre. Puis, après s’être agenouillé un instant devant l’autel, l’abbé Domenico, toujours souriant, disparut, s’excusant d’avoir troublé dans ses études la belle infirmière.
Il ne fut bruit dans Paris, le lendemain, grâce aux notes rédigées par Massard, que du service funéraire célébré à l’ambulance-modèle.
C’est qu’aussi la mise en scène avait été l’objet d’un soin tout spécial. Massard, sur une sorte d’estrade, avait eu l’ingénieuse idée de grouper ses principaux blessés, tirant parti, avec un génie véritable, de la variété des uniformes. Ce qui le contrariait, c’est qu’il aurait eu besoin, au fond à gauche, d’un hussard; il n’en avait qu’un, «l’éclat d’obus au mollet gauche», qui, récemment amputé, n’était pas transportable. Quelques blessés se levaient pour la première fois. Parmi ceux-ci Pierre d’Arnaud, à qui Massard tenait beaucoup. Gaston avait dû lui demander comme une grâce, de la part de l’aimable directeur, de vouloir bien sortir de son lit et revêtir son costume de zouave, encore taché de sang.
Quand Pierre apparut, très pâle encore et chancelant, appuyé sur Sabine de la Grangère, cette entrée fit sensation.
Massard lui avait réservé une place au premier plan de son tableau vivant et, pendant la messe, les regards des femmes ne quittaient guère le sympathique blessé.
Le discours de l’abbé Domenico ne fut pas précisément ce qu’avait rêvé Massard. C’était, par instants, une sorte d’appel aux armes féroce, enfiévré, comme si l’âme du père, de l’aventurier hardi qui, plus d’une fois, dans la montagne, avait fait le coup de feu avec les gendarmes, était tout à coup venue bondir sous la sainte étole du ministre du Seigneur.
Mais la sensation fut indescriptible. Il fallut un geste de Massard pour réprimer les applaudissements qui allaient éclater.
La quête produisit plus de vingt mille francs.
Toute cette comédie funèbre mit le comble à l’écœurement de Pierre.
Il se recoucha, très souffrant, très triste, plus indifférent que jamais aux tendres attentions de Sabine.