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VII

Le lendemain, Pierre d’Arnaud confia à Gaston son vif désir d’être soigné non par mademoiselle Sabine, mais par madame Berthier, la seule figure parmi toutes les ambulancières sur laquelle ses yeux se reposaient avec un affectueux respect.

–Tu sauras faire cela, n’est-ce pas?... préviens mademoiselle de la Grangère.

–Singulière commission… n’importe.

Et, bravement, Gaston se mit à la recherche de Sabine, pour s’acquitter de ce message peu flatteur.

Il connaissait la jeune Américaine, comme on l’appelait dans le monde, bien qu’elle fut en réalité Française. Il avait même, comme tant d’autrès, subi le charme de Sabine, la fascination de ses yeux bleu sombre, un peu myopes, que le petit pince-nez cachait trop souvent, mais dont le regard savant, lorsque mademoiselle de la Grangère daignait les laisser voir, avait je ne sais quelle timidité spirituelle et comme un vague étonnement de la vie.

L’éducation assez libre de Sabine avait même permis au jeune homme d’ébaucher un petit roman. Madame de la Grangère, qui passait sa vie étendue sur un canapé, s’éventant pendant l’été et, pendant l’hiver, rôtissant avec conscience devant sa cheminée, fermait les yeux complaisamment, surtout lorsqu’elle flairait un parti convenable pour sa fille aînée. Sabine échangea avee Gaston une correspondance assez tendre. Le flirtage alla même fort loin, et la jeune fille, brûlant ses vaisseaux, eut l’imprudence d’accepter un rendez-vous, par un matin de printemps, dans un des coins déserts du bois de Boulogne. Elle avait exigé seulement que ce rendez-vous fût «à cheval», ce qui avait beaucoup égayé Gaston.

Ils marchaient au pas, le jeune homme se penchant de temps à autre sur sa selle pour effleurer des lèvres le gant de la jolie cavalière, qui souriait, croyant déjà son triomphe assuré. Mais Gaston s’était mis tout à coup à parler des pures délices d’une amitié de femme, rêvant une tendre et poétique union de leurs deux âmes, qui les élèverait bien au-dessus des conventions vulgaires et des préjugés. Il avait préparé tout un discours très éloquent, profondément respectueux d’ailleurs, mais où il ne parlait pas plus du mariage que s’il eût complètement ignoré l’existence de cette institution.

Sabine l’écouta quelques minutes, les lèvres serrées; puis, brusquement, coupant net une phrase lyrique par un regard méprisant, acéré, elle rendit la bride à sa jument et partit toute seule, au grand galop, dans la direction de l’arc de l’Etoile.

Telle avait été leur dernière entrevue.

Gaston, néanmoins, aborda sans aucun embarras la jeune fille, qu’il trouva dans la grande salle, assise près d’une haute fenêtre, regardant le jardin étincelant de givre.

–Vous désirez me parler? dit-elle.

–Oh! un mot seulement.

Et, brusquement, il aborda l’objet de son ambassade.

Trop poli pour parler de l’antipathie de Pierre d’Arnaud et de l’étrange crise de pureté qu’il subissait, Gaston s’en tira par d’aimables plaisanteries. Il rappela les paroles du docteur Désorbiers à madame de Savignac, le jour où l’on avait dû couper la jambe au lieutenant de hussards. Pierre était non seulement un corps malade, mais un esprit endolori. Il lui fallait du calme, et une infirmière si troublante était mieux faite pour donner la fièvre que pour la calmer. Elle comprendrait sans doute.

Sabine le regarda comme elle l’avait déjà regardé un matin dans l’allée solitaire du Bois. Seulement, tout calcul à part, elle commençait à s’éprendre de son zouave, à cause de sa tristesse, de sa maussaderie même. Ce n’était pas seulement son amour-propre, c’était son cœur, ce cœur si impassible d’ordinaire, qu’elle sentait atteint.

Ce ne fut qu’un instant, un frémissement d’une seconde. Elle passa rapidement sur ses yeux un mouchoir de dentelle, et aussitôt Gaston put voir reparaître, ironique et impénétrable, le froid et délicat visage de mademoiselle de la Grangère, que personne ne se souvenait avoir vue pleurer.

–C’est tout naturel, ce que vous faites là, dit-elle d’une voix mordante. Vous me punissez de n’avoir pas voulu être votre maîtresse.

Gaston fut touché de l’effort visible de Sabine pour cacher son émotion. Il lui tendit cordialement la main.

Mais ce geste trahissait une pitié maladroite. Froissée dans son orgueil, Sabine feignit de ne pas voir la main tendue. Déjà elle avait coiffé de son éternel pince-nez ses narines roses, un peu agitées, et, tournant le dos au jeune homme, elle considérait avec attention les flocons de neige légers qui commençaient à descendre, en tourbillonnant, du ciel assombri.

Une heure après, mademoiselle de la Grangère et madame Berthier échangeaient leurs blessés.

Sabine s’installait au chevet du grand Polonais à barbe blonde, qui, malgré ses cruelles souffrances, lui fit un accueil passionné. Le soir même, tout bas, la gorge sifflante, il expliquait à la jeune fille qu’il était riche et sans famille, et lui demandait la permission de lui passer au doigt un vieil anneau d’or, à l’intérieur duquel était gravé, en russe, le mot «Toujours».

Quant à Pierre, sa figure s’était éclairée quand il avait vu s’asseoir près de lui cette bonne madame Berthier.

Elle, du moins, soignait les blessés comme une mère, et non comme une maîtresse ou une fiancée. Elle avait un fils dans l’armée de la Loire, dont elle était depuis quatre mois sans nouvelles, et elle cherchait à tromper ses mortelles angoisses, se multipliant, passant les nuits, prête aux plus répugnantes besognes comme aux plus dangereuses. Pendant trois semaines, seule avec la sœur Agathe, elle avait soigné trois mobiles bretons, atteints de la petite vérole, que Massard n’avait consenti à recevoir qu’à son corps défendant, et qu’il avait relégués au dernier étage de l’hôtel dans une sorte de grenier.

Pierre et madame Berthier furent bientôt intimes. Elle lui parlait de son fils. Il lui parlait de sa mère.

Et c’étaient entre eux de longues et caressantes causeries, auxquelles se mêlait parfois, humblement, discrètement, le blessé du lit voisin, le bon vieux capitaine de ligne, enchanté depuis qu’on l’avait débarrassé des jolies femmes.

Cependant le nouveau blessé de Sabine, le lieutenant aux Amis de la France, était loin de marcher vers sa guérison. La balle qui l’avait atteint avait touché le foie et provoqué de graves lésions internes. Par intervalles, une écume rougeâtre lui montait aux lèvres, et de petits filets de sang coulaient sur sa barbe soyeuse, blonde comme le blé. Sabine les essuyait doucement.

Le blessé la regardait d’un œil reconnaissant, amoureux, mais déjà terne et comme voilé de brume. Il ne pouvait dormir que s’il avait sa main dans celle de la jolie fille.

Une nuit–il n’y avait que cinq ou six jours qu’elle avait reçu le vieil anneau d’or,–Sabine, effrayée, sentit se refroidir tout à coup la main du jeune Polonais. Elle se dressa, et le regarda, aux clartés jaunâtres de la veilleuse. L’Ami de la France avait les yeux grands ouverts, fixés vers le plafond, où l’on voyait confusément voltiger dans des nuées roses des petits amours nus. Un flot de sang épais avait inondé sa chemise et son couvre-pied. Il était mort.

Silencieuse, mademoiselle de la Grangère ramena le drap sur la tête du cadavre, et, s’agenouillant, elle pria sincèrement.

Au petit jour, Massard, entrant sur la pointe du pied, la trouva encore à genoux; il apportait au blessé la croix de la Légion d’honneur.

Le surlendemain, Massard organisa un convoi magnifique. On avait jeté sur le corbillard, dans un savant désordre, la vareuse sanglante du mort, son sabre et son képi. Au-dessus brillait, fixée au drap mortuaire, la croix d’honneur tardive, ornée d’un large ruban de soie rouge.

Derrière le char marchait toute seule, vêtue de laine noire, couverte d’un long voile de deuil, mademoiselle Sabine de la Grangère.

Massard venait ensuite, sévère et digne. Un crêpe léger recouvrait les six galons de son képi.

Puis ces dames, toutes à pied, toutes en noir, et les blessés à peu près valides, les figurants de la chapelle, quelques-uns s’appuyant sur une canne, traînant la jambe.

Les passants regardaient ce cortège avec surprise et pitié.

Sabine voulut aller jusqu’au cimetière. Massard, au bord de la fosse, prononça quelques mots émus et jeta une petite pelletée de terre sur le cercueil.

Tel fut le dénouement des premières fiançailles de mademoiselle de la Grangère.

Christine Bernard

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