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LA RÉPUBLIQUE DES FOURMIS.

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Ce dimanche-là, le temps était délicieux. A la lisière du bois, les sorbiers, chargés de graines d’un rouge de corail, étincelaient, et l’on entendait les petits cris d’appel des grives matinales. Le ciel d’un bleu pâle, encore assombri à l’horizon par les dernières ombres de la nuit, annonçait une chaude journée; des flancs du Donon descendaient des traînées de vapeurs blanchâtres que la brise déchirait en flocons. L’air était d’une limpidité extraordinaire; les flèches élancées des sapins se dessinaient comme au trait sur le vert tendre des prairies; déjà des nuées d’insectes bourdonnaient dans les premiers rayons du jour.

Dès cinq heures, j’étais sur pied. Jules, par faveur spéciale, avait obtenu de m’accompagner. Comme il y a des différences dans les familles! C’était du vif-argent qui coulait dans mes veines, tandis que Jules, depuis qu’il était affranchi de mes mauvais exemples, se montrait l’un des plus sages de l’école. Rodolphe lui-même, le conspirateur Rodolphe, avait perdu son influence.

Chaque samedi, M. Herrenschmidt pendait au cou de Jules la croix d’étain retenue par un ruban rouge, en récompense de sa bonne conduite. Il promettait de faire plus tard un excellent employé du gouvernement, et mon père le voyait déjà l’héritier de sa charge. Cela ne l’empêchait pas d’aimer, lui aussi, la forêt, et il ne se fit pas prier deux fois pour être de la partie.

M. Spitz nous attendait sur le seuil de sa porte, équipé de pied en cap, le parapluie blanc sous le bras, le tamis en bandoulière, la pioche à la ceinture, en véritable uniforme de chasseur d’insectes.

C’est un plaisir que de marcher dans la montagne quand la terre dure résonne sous le pied, quand le soleil caressant n’a pas encore eu le temps d’incendier la route. Charlotte trottait joyeusement à l’avant-garde.

Nous arpentons la vallée dans la direction de Natzviller. Après avoir laissé le village à gauche, nous suivons un chemin de schlitt qui monte le long du torrent de la Serva.

Le site est un des plus pittoresques du pays. Les feuillages verdoyants que dore la lumière blonde se rejoignent en arceaux sur nos têtes et ne laissent apparaître dans leurs trouées que de minces losanges de ciel bleu. L’eau rebondit sur les roches et forme une série de chutes où bouillonne de l’argent liquide, une cascade moins imposante que celles de la forêt Noire ou de la Suisse, mais souriante, babillarde, tout à l’unisson de ce paysage familier.

Le père Josué, qui continue à nous servir de guide, traverse le pont de la cascade et s’engage dans une sorte de temple où les troncs droits des sapins ressemblent à des colonnes gothiques. Il fait presque nuit dans cette partie de la forêt, le sol est semé d’une poussière brune, couleur de tabac d’Espagne, faite de détritus d’aiguilles de sapins desséchées. De distance en distance, cette poussière s’amasse en cônes pareils à des pains de sucre, sur lesquels courent effarées des fourmis rouges et noires.

— Nous sommes arrivés, dit M. Spitz; nous voici en plein pays des fourmis.

Il eut bientôt fait de se débarrasser de son tamis et de sortir de son étui la pioche de main qu’il y avait enfermée.

— Le tamis, reprit-il, ne nous retiendra guère. Vous avez déjà vu l’opération, les enfants. Te souviens-tu, Pierre, de la colère de Charlotte quand la maudite pierre de ton ami Rodolphe est venue bousculer ma besogne?

Comme si Charlotte avait compris le sens de ces paroles, elle fit entendre un sourd grognement.

— Paix! la vieille, pas de rancune. Nous ne serons pas dérangés aujourd’hui.

Nous apprîmes alors que le tamisage des fourmilières avait pour but de séparer des fourmis et de leur mobilier certains de leurs locataires de taille exiguë, de petits coléoptères, des nains de l’entomologie, qui élisent domicile dans la maison et font excellent ménage avec les propriétaires. Le crible est assez fin pour retenir la charpente de l’édifice et ses hôtes de droit, c’est-à-dire les fourmis et les brindilles de bois desséché, assez gros pour laisser passer les invités.

— Vous voyez, ajouta M. Spitz en forme de conclusion, que, quoi qu’en dise la fable, la fourmi est hospitalière à ses heures. Si elle a eu des démêlés avec la cigale, c’est qu’évidemment la cigale était dans son tort.

Ce ne fut pas le moins curieux de l’affaire. Quand le père Josué eut emprisonné dans un de ses flacons une provision suffisante de ces petits coléoptères, il nous fit signe de le suivre, et il s’attaqua à une fourmilière géante, au plus beau monument de l’endroit.

— Attention! dit-il; pour ce que je veux vous montrer, il est inutile de saccager à tort et à travers la maison que ces pauvres bêtes ont eu tant de mal à construire. Voyez comme elles sont déjà inquiètes!

La pioche avait commencé son œuvre. La partie supérieure du cône était entamée; M. Spitz en avait détaché une calotte sphérique et l’intérieur était à nu. Les fourmis, exaspérées, accouraient de toutes parts: beaucoup d’entre elles portaient dans leurs mandibules de petites molécules blanches et se précipitaient à l’envi dans des couloirs ténébreux juste assez larges pour les laisser passer.

— Ce sont leurs œufs et leurs larves qu’elles portent ainsi, dit M. Spitz. Ces ouvrières vont les mettre à l’abri dans les galeries souterraines. Regardez maintenant et suivez bien mes explications.

Quel étonnant roman que cette histoire des fourmis! L’expérience ne fut pas la seule; dans plus d’une autre promenade, le père Josué m’enseigna à me servir de mes yeux et à interpréter ce que je voyais. Je devins bientôt presque aussi familier avec les mœurs de ces insectes que l’avait été leur premier historien, le célèbre Huber, qui, aveugle, recourut aux lumières de sa femme et trouva moyen de voir par les yeux de l’esprit plus clairement que beaucoup d’autres par les yeux du corps.

Nous pûmes ainsi nous convaincre que les fourmis sont des architectes incomparables. La plupart de leurs maisons, celles-là mêmes que M. Spitz démontait avec des précautions infinies, se composent de deux étages avec de grandes chambres qui communiquent les unes aux autres au moyen de galeries voûtées.

Les murs sont lisses et polis comme si la truelle d’un maçon y avait passé. Chaque étage répond à des besoins particuliers: ce sont des abris, des citadelles, des chauffoirs pour l’hiver; ce sont aussi des nurseries, des chambres de nourrices, soigneusement abritées pour l’éducation des larves et des œufs.

— Vous ne voyez ici, ajouta M. Spitz, que le gros de l’œuvre. Mais plus tard, je suis sûr, Pierre, que tu prendras goût pour l’histoire naturelle et que tu passeras comme moi de longues heures à surprendre ces ingénieuses petites bêtes sur le fait. Elles construisent des voûtes dont voici un très bel échantillon. Eh bien, toutes ne sont pas également habiles: il y a dans leurs tribus des contre-maîtres et des apprentis. Un jour que j’épiais ce travail, une ouvrière avait donné trop peu d’élévation à la voûte pour qu’elle pût rejoindre le compartiment opposé sur lequel elle devait reposer. Si l’ouvrage avait été continué de cette façon, il aurait rencontré le mur à la moitié de sa hauteur, la construction eût été manquée. Mais voici qu’une autre fourmi, chargée sans doute des fonctions d’inspectrice, vient à passer: elle avise le défaut, elle jette elle-même à bas le plafond en faute, elle exhausse le mur qui devait le rejoindre. Cela fait, elle emploie les débris des matériaux restants et met la dernière patte à l’ouvrage. Que pensez-vous de cela?

On dit que les enfants n’aiment que les contes de fée: je vous assure pourtant que Jules et moi nous étions tout oreilles. M. Spitz n’eut pas plutôt fini son histoire que je lui dis: Encore? et Jules fit chorus.

— Eh bien, reprit-il, puisque ces histoires vous amusent, apprenez qu’à tant d’autres mérites, les fourmis joignent celui d’être des baromètres vivants. Te rappelles-tu, Pierre, le joli orage que nous avons reçu tous les deux sur le dos, à mi-chemin du lac Lameix, le jour de la chauve-souris? Si j’avais été plus attentif, les fourmis m’auraient averti de la chose, et au lieu de m’égarer au loin, je serais rentré à la maison trois bonnes heures plus tôt. — Il est vrai, ajouta-t-il en riant, que dans ce cas le pauvre Pierre serait resté dans son trou jusqu’à ce qu’un bûcheron fût passé sur le chemin de schlitt, c’est-à-dire jusqu’au lendemain matin.

— Elles parlent donc, les fourmis? demanda Jules.

— Non, mon enfant, elles ne parlent pas; mais pour l’affaire en question cela revient au même. Ce jour-là, dans l’après-midi, je m’étais arrêté devant un nid très grand, et j’avais remarqué tout de suite que ces fourmis de bois étaient fort agitées. Savez-vous ce qu’elles faisaient? Elles étaient tout simplement en train de barricader leurs portes, leurs passages d’entrée et de sortie au moyen de brindilles de bois. Ces fétus entrecroisés leur servaient à boucher peu à peu les trous; quand presque toutes les issues furent closes, les fourmis rentrèrent une à une, à la queue leu leu. Or, ce travail de précaution s’accomplit chaque soir, de même chaque matin les ouvrières retirent les petites barrières qui ferment les portes. La pluie menace-t-elle, le temps est-il à l’orage, l’opération se fait dans la journée. Pendant toute la durée de la tempête, la famille est à l’aise, en sécurité dans ses logements; quelques gardiennes seules restent en observation derrière les barricades, prêtes à donner l’alarme en cas d’accident. Je savais ces choses depuis longtemps; mais je me suis dit, ce jour-là, que j’aurais le temps de faire ma tournée avant la pluie, et je ne m’en repens pas, puisque, grâce à mon retard, petit Pierre et moi nous sommes aujourd’hui les meilleurs amis du monde.

Le temps passe vite à de pareils entretiens. Pourtant notre curiosité n’était pas encore complètement satisfaite, et M. Spitz me voyant examiner avec attention une grosse fourmi noire que je tenais entre le pouce et l’index:

— Celles-là, me dit-il, sont de bonnes et loyales travailleuses à qui il n’y a rien à reprocher. Ce n’est pas comme une certaine espèce de fourmis à pattes rouges qui ne vit que de rapines et de déprédations. Les fourmis dont je parle ne travaillent pas; leur plus clair métier est d’aller dans les fourmilières voisines s’emparer par ruse ou par force des ouvrières qu’elles soumettent à l’état de captivité. Elles se procurent ainsi des bonnes à tout faire qui gardent la maison, nourrissent et élèvent les larves, pendant que leurs seigneurs et maîtres se donnent du bon temps et passent leur vie à la chasse ou dans la fainéantise. La nature, mes enfants, donne le plus souvent à l’homme d’admirables leçons; voilà pourtant un exemple qu’il ne faudrait pas suivre.

Cette histoire des fourmis qui se procurent des domestiques à bon marché eut le privilège d’amuser Jules.

— C’est très drôle, tout cela, dit-il; ces petites bêtes ont bien de l’esprit; il ne leur manque que la parole.

— La parole? mais elles l’ont, ou plutôt le geste, ce qui revient au même.

— Comme les sourds-muets alors?

— Si tu veux; en tout cas, le résultat est analogue. Ecoutez cette dernière histoire et nous aurons fini. Je m’étais amusé un jour à déposer sur la route, à moins de dix mètres de la clôture de mon jardin, une proie morte, un escargot sorti de sa coquille. C’était là, pour des fourmis, un morceau friand, mais difficile à emporter. Une fourmi arrive et tourne autour du colimaçon, puis deux, puis trois; en cinq minutes, il y en avait dix, il y en avait cent. Les voilà qui tiennent conseil...

— Elles parlaient donc? interrompit Jules, qui tenait à son idée.

— Elles parlaient certainement, ou, tout au moins, plusieurs couples, arrêtés tête à tête, frottaient leurs antennes les unes contre les autres avec de petits airs entendus. Tout à coup une escouade se détache du groupe principal, et où va-t-elle? Droit à la fourmilière voisine, que je connaissais de longue date. A chaque fourmi qu’elles rencontrent, nos émissaires font halte, frottent leurs antennes à celles des nouvelles venues, et elles ont l’air de leur dire: «Dépêchez-vous donc: tout près d’ici il y a une fameuse aubaine; la colonie entière n’y sera pas de trop.» Le fait est qu’un quart d’heure après, c’était un ruisseau noir à deux courants qui allait de la fourmilière au colimaçon. Les unes déchiquetaient leur proie en petits morceaux; les autres rapportaient ces miettes au logis. La place fut bientôt nette et le garde-manger de la fourmilière approvisionné pour longtemps.

Tout en finissant son récit, M. Spitz avait tiré sa montre de son gousset.

— Dix heures! dit-il, la soupe du matin est déjà loin. Il est temps de revenir à Natzviller, où je vous mènerai déjeuner à un endroit que je connais bien. En chemin, nous verrons les fourmis-lions, et comme cela nous n’aurons pas perdu notre matinée.

Histoire d'un forestier

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