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OU LE CHASSEUR D’INSECTES FAIT SON APPARITION.

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En ce temps-là, j’avais douze ans, l’œil vif, le teint clair, des cheveux en broussailles que ma pauvre mère s’ingéniait à mettre d’accord chaque matin — peine perdue — et, comme trait de caractère, une sainte horreur des livres et du maître d’école par-dessus le marché.

Il faut dire que la nature était plus ou moins complice de ces dispositions intérieures. Nous habitions alors un des plus beaux pays des Vosges, le village de Framont, situé juste au pied de la grande montagne de Donon. Quelles bonnes parties de vacances ont vues ces montagnes! Quelle joie quand le matin, à six heures, mon père entrait dans la chambre!

— Allons, debout, les petits hommes! c’est aujourd’hui dimanche!

Et, le dimanche, on allait au Donon!

Un quart d’heure après, c’était à qui s’empresserait autour du panier aux provisions. Mon frère Jules, un bambin de huit ans, voulait s’en emparer; moi, je prétextais ma qualité d’aîné ; mais aujourd’hui que le droit d’aînesse n’existe plus, ce sont les Benjamins qui l’emportent. Et le soir on revenait par les chemins de schlitt, l’un poussant l’autre, moitié courant, moitié glissant, car les sentiers semés d’aiguilles de sapin facilitent singulièrement la descente.

Le lendemain, il fallait retourner à l’école, et les heures sont longues en été, quand le gai soleil vient par la fenêtre ouverte danser sur les pupitres et rire au nez du maître. Mon père, si soucieux qu’il fût de mon éducation, ne pouvait me tenir de bien près; sa profession de percepteur l’obligeait à de fréquentes excursions dans les villages environnants.

Ma mère, de son côté, n’avait pas le courage de lui dénoncer mon inconduite. Quand je rentrais le soir, les mains sales, les habits déchirés, elle avait beau me menacer de la colère paternelle, je ne savais que trop quelles provisions d’indulgence son cœur tenait en réserve. Je m’entendais si bien à implorer mon pardon, qu’elle finissait par m’attirer dans ses bras et par me promettre, toujours pour la dernière fois, de ne rien dire.

Bientôt après, la porte s’ouvrait et mon père faisait son entrée. Cher père, le travail de la journée fini, il n’avait pas le cœur à gronder. Il ne pensait qu’à se délasser de ses fatigues au milieu de nous. Comme il nous aimait tous les deux! Et quel plaisir de nous voir grandir, robustes comme de vrais enfants de la forêt!

Le fait est que mes courses en plein air tournaient au profit de ma bonne mine. Si l’écolier ne valait pas cher, en revanche, l’habitué du Donon était leste à faire envie à un écureuil, un coureur des bois accompli.

Il fallait voir avec quel entrain mon père me donnait la réplique. Quand il lui arrivait de me prendre sur son dos et qu’après deux ou trois tours de manège dans la chambre, force lui était de plier sous le poids, il s’épongeait le front, et me laissant couler à terre:

— Est-il lourd, le brigand! s’écriait-il. Nous avons là un fier luron, ma femme.

Le malheur, c’est que ces compliments ne tombaient pas, comme on dit, dans l’oreille d’un sourd. J’avais fini par me croire un héros et je ne rêvais que batailles et aventures.

Si encore il ne s’était agi que de moi, il n’y aurait eu que demi-mal. Mais déjà Jules s’enorgueillissait de marcher sur mes traces. Quoiqu’il fût d’un naturel tranquille, un malheureux talent d’imitation le poussait à copier mes faits et gestes. Il n’y avait pas de complot où ce mioche ne trouvât moyen de se faufiler comme une couleuvre dans une haie.

Aussi les vieux de la bande, Rodolphe en tête, un beau garçon de quatorze ans, avaient-ils dû l’admettre à l’honneur de partager le secret de nos expéditions. On a souvent besoin d’un plus petit que soi. Quand, après la classe, nous défilions derrière les dernières maisons du village pour battre les champs, les bonnes gens qui nous rencontraient, voyant le petit Jules aux premiers rangs du cortège, ne songeaient guère à nous dénoncer. Le moyen de se défier d’une bande de conjurés à l’avant-garde de laquelle se pavanait un innocent au visage de chérubin, un Tom-Pouce pas plus haut qu’une botte!

Cependant cet état de choses ne pouvait pas durer. A plusieurs reprises déjà, mon père avait eu vent de ce qui se passait. M. Herrenschmidt, le maître d’école, avait pris le chemin de la maison, et c’était heureusement ma mère qui l’avait reçu. Mais qui sait s’il ne lui prendrait pas la fantaisie de venir un dimanche? Il n’y a rien de tel qu’une conscience troublée pour nourrir de fâcheux pressentiments. Je sentais dans l’air comme des bouffées d’orage. La tempête grondait, et gare à l’averse si elle venait à éclater!

Je me rappelle qu’un mardi, vers deux heures, notre petit groupe de conjurés trottait mélancoliquement le long du chemin qui mène à la maison d’école. Toutes les générations l’ont suivi, ce chemin, mais jamais peut-être avec plus d’envie de planter là la grammaire et les déclinaisons. On eût dit que la même pensée germait dans chacune de nos têtes, et pourtant personne ne soufflait mot: ces idées-là sont contagieuses.

Pour ma part, je voyais la grande salle d’étude, sombre et basse, avec ses bancs de bois noir alignés et les carreaux des fenêtres où les mouches bourdonnaient par centaines. J’entendais la voix de M. Herrenschmidt, qui criait de sa chaire:

— Au premier qui bouge, toute la salle en retenue!

L’excellent homme! Il n’y avait, somme toute, que ce moyen de se faire obéir.

Tout à coup, Rodolphe, qui marchait en tête de la bande, s’arrêta, mit un doigt sur sa bouche, et, d’un air mystérieux et résolu tout à la fois, nous fit signe de le rejoindre au plus vite.

C’était un beau garçon que ce Rodolphe. Je vois encore son regard clair, ses bonnes joues roses, épanouies.

— Venez donc! disait-il à mi-voix. Voici le père Josué et sa chienne. Nous allons joliment nous amuser!

Il n’eut pas besoin de répéter son invitation. Adieu la maison d’école! En quelques enjambées, nous avions rejoint notre chef, et nos têtes curieuses se dressaient en rangs d’oignon derrière le remblai qui nous séparait de la route communale.

L’objet de notre curiosité était un petit homme généralement connu dans le pays sous le nom de «père Josué ». Il se nommait de son vrai nom M. Josué Spitz. Il habitait non loin du village, près de Grand-fontaine, dans la montagne, une maison solitaire, aux murs tapissés de lierre, avec un jardin potager planté de choux, de carottes et de quelques rosiers de choix.

Dans la belle saison, il n’était point rare de le rencontrer à la lisière du bois ou sous les feuilles; l’hiver, en revanche, il ne sortait guère de chez lui. Catherine, la cuisinière, n’était point bavarde; elle ne causait guère avec les fournisseurs et trouvait toujours moyen de détourner la conversation quand on l’interrogeait sur le passé de son maître.

Tout ce que l’on savait, c’était que le père Josué était arrivé à Framont il y avait une douzaine d’années, et que sa patrie d’origine était Strasbourg. Le maire, interrogé sur son compte, s’était borné à répondre que M. Spitz était un très digne homme, muni de papiers en règle, qui ne désirait qu’une chose, vivre tranquille et à sa guise. Les curieux durent se résigner et n’en pas demander davantage.

Voilà du moins ce que j’avais appris en substance soit à la maison, soit chez les voisins. Mais, à vrai dire, ce n’était pas l’histoire du père Josué qui nous intéressait, nous autres garnements: c’était bien plutôt ses habitudes singulières et la patience angélique avec laquelle il supportait nos espiègleries.

Quand il défilait le long de la côte, de retour d’une de ses promenades dans la forêt, un grand parapluie blanc sous le bras, son chien sur les talons, il ne semblait voir personne. On eût dit un revenant du pays de la lune.

La chienne, en revanche, un griffon au poil rude, ne se montrait pas aussi indifférente. Il lui arrivait, parfois, pour un oui ou pour un non, de grogner avec colère et de montrer, en retroussant ses babines, les quelques dents qui lui restaient encore.

Alors M. Spitz retournait la tête:

— Paix, Charlotte! silence! vous dis-je.

Et la bête rancunière obéissait à contre-cœur. Elle venait se blottir dans les jambes de son maître en étouffant une dernière protestation.

On devine si la médisance s’en donnait. La croyance aux sorciers s’est perdue dans nos campagnes; mais la science sent encore, malgré tout, le fagot. M. Spitz avait le tort de consacrer ses loisirs à la chasse aux insectes. Passe pour la botanique; les paysans ont confiance dans la vertu des herbes. Mais la manie de ce petit homme mystérieux qui courait la montagne avec des instruments baroques sur le dos, et cela dans le seul but de remplir des fioles, soigneusement bouchées, de toute la vermine des chemins, voilà ce qui déroutait les bonnes gens de Framont.

Nous autres, naturellement, nous étions du même avis. Il suffisait que le père Josué montrât à l’horizon le bout de son parapluie blanc pour qu’aussitôt ce fût un mot d’ordre de le poursuivre de grands éclats de rire, ou de lui jouer un mauvais tour quand l’occasion s’en présentait.

Ce n’était point là d’ailleurs notre unique distraction. Nous avions d’autres ressources, notamment les promenades à l’ermitage de Silberfels, que nous retrouverons plus tard; mais tout cela nous menait un peu loin, tandis que le père Josué ne quittait guère les environs de Grandfontaine ou de Framont.

Ce jour-là, précisément, M. Spitz se livrait à une occupation singulière. Le verrez-vous comme je le vois, si je vous dis qu’au premier moment on n’apercevait qu’un énorme parapluie blanc, et, sous ce parapluie fiché en terre, un petit vieillard, aux cheveux grisonnants, avec des yeux très vifs, de vrais yeux d’écureuil, qui brillaient derrière une paire de vénérables lunettes à branches d’or?

Son costume consistait en une jaquette de coutil que rayait la bandoulière d’un carnier rejeté derrière le dos; une ceinture passée sur le gilet retenait le manche d’une pioche à main enfermée dans un étui de cuir, deux ou trois pinces pendues à une ficelle et le cercle en fer d’un filet à papillons. Gravement assise non loin de là, Charlotte tenait dans sa gueule le manche de cet instrument.

Mais ce n’était ni le parapluie blanc, ni la pioche, ni le filet aux papillons, qui avaient le don de nous intéresser. Croirait-on que le père Josué s’était mis à genoux dans l’herbe, devant une grande fourmilière en pain de sucre et qu’il était en train d’en jeter des poignées dans un tamis qu’il secouait ensuite au-dessus d’une serviette de toile blanche étalée sur le chemin? Tamiser une fourmilière! Voilà une chose qu’il faut avoir vue pour y croire.

Il n’y avait pas cependant à s’y tromper. Le père Josué y allait avec autant d’entrain que si ces pincées de terreau avaient été du sucre en poudre et la serviette une tarte aux cerises.

On voit d’ici le train que faisaient les fourmis. Ces bêtes irascibles, brutalement expropriées de leur domicile, dansaient sur la toile métallique du tamis une sarabande désespérée. Les plus agiles parvenaient à grimper le long des doigts de leur bourreau; elles s’accrochaient aux endroits sensibles et mordaient avec fureur. D’autres montaient en colonnes serrées à l’assaut de ses manches: c’était une marée houleuse qui grossissait à chaque instant. Mais le vieux savant n’était pas d’humeur à se laisser intimider par cette émeute en miniature. Le temps de secouer la main et de retrousser ses manches, il se remettait à la besogne comme si de rien n’était.

Nous restions en faction derrière notre remblai, la bouche béante, les yeux écarquillés, et notre stupéfaction ne cessa point quand, après plusieurs minutes de cet exercice, M. Spitz mit son tamis de côté et procéda à une autre opération.

Armé d’une de ses pinces aux mors effilés, il s’amusait maintenant à fouiller dans le terreau accumulé sur la serviette. Un coq cherchant un grain de mil dans un tas de fumier n’eût pas écarté de son bec avec plus de soin les brins de paille desséchés. Comme il faut que cette passion des naturalistes leur tienne au cœur! Son regard brillait, sa main allait avec une agitation inquiète.

Il ne s’occupait pas plus de nous que si nous n’existions pas, et pourtant le chien l’avait averti de notre présence à diverses reprises. En ce moment même, cet animal défiant grognait, en nous fixant de ses petits yeux pleins de colère et faisait tout son possible pour attirer l’attention de M. Spitz. Il avait l’air de dire: —«Faut-il que mon maître soit bon pour tolérer qu’une bande de mauvais sujets, dont le plus âgé n’a pas quinze ans, se permette de le dévisager comme une bête curieuse et se mêle de choses qui ne la regardent pas!»

Cette indifférence ne faisait pas le compte de Rodolphe. Cinq minutes d’attention silencieuse, c’était un siècle pour lui: M. Herrenschmidt avait beaucoup de peine à en obtenir autant. Les mains et les jambes lui démangeaient; il cherchait depuis un moment l’occasion d’intervenir dans les affaires du père Josué à sa façon.

Ces occasions-là se fabriquent quand elles ne se rencontrent pas à point nommé. Le remblai se continuait en talus et ce talus abritait la fourmilière, le tamis, la serviette et l’attirail du naturaliste. Sous le pied de Rodolphe se trouvait une grosse pierre, une roche de grès mal enchâssée dans son alvéole de sable. Rodolphe ne fut pas longtemps à deviner que la pierre céderait sous une secousse brusque, qu’elle dégringolerait entraînée par son poids, et que l’avalanche irait bousculer en droite ligne et la fourmilière et l’ouvrage du vieux savant.

La pierre avait donné en plein sur le tamis.


Le caillou prit sa course; un nuage de poussière s’éleva devant nos yeux, et nous entendîmes un bruit sourd, suivi d’une exclamation de surprise. Patatras!... la pierre avait donné en plein sur le tamis! La serviette était couverte d’une couche épaisse de sable et de gravier!

La chose se fit si vite, qu’aucun de nous n’eut le temps de crier ouf! En véritable artiste, Rodolphe avait visé juste.

Histoire d'un forestier

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