Читать книгу Souvenirs du Nord: La guerre, la Russie, les Russes et l'esclavage - Raymond Faure - Страница 5
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A la fin de 1811, d’immenses préparatifs de guerre donnaient lieu aux plus étranges conjectures et annonçaient une expédition lointaine, une entreprise plus vaste que toutes celles que nous avions vu tenter encore. Le quartier-général des troupes stationnées dans le nord de l’empire français et en Allemagne, fut établi à Mayence. On y vit bientôt réunis un brillant état-major, de nombreuses administrations et une foule de gens de diverses nations, dont la présence faisait soupçonner des vues sur des pays où l’armée devrait se suffire à elle-même.
Au commencement de mars, la garde impériale quitta Paris, le quartier-général partit de Mayence, s’arrêta quelques jours à Erfurt, et se dirigea sur Berlin pendant que notre grosse cavalerie cantonnée en-deçà de l’Elbe, entrait aussi en marche, et qu’on rasait les faubourgs de Magdebourg pour mettre cette ville en état de défense.
A peine rassurée sur le mouvement de ces forces, la ville de Berlin. reçut le quartier-général de son allié qui pouvait encore une fois y entrer comme ennemi; placée sous les ordres d’une autorité militaire française, elle vit bientôt les troupes prussiennes partir pour la cause devenue commune; et son roi, également aocablé sous le poids des calamités de son peuple et de ses infortunes particulières, demeurer sans appui au milieu des baïonnettes étrangères, c’est-à-dire sous la tutelle d’une puissance qui lui était odieuse.
Ce n’est pas à une nation généreuse qu’il faut demander si un souverain, témoin des calamités de sa patrie, tombé dans la condition d’homme privé, alors qu’il avait encore la couronne sur la tête; si un monarque qui, ayant vu dépouiller jusqu’au tombeau de ses pères, avait encore été réduit à faire arracher les moindres ornemens des murs de son palais pour payer les frais de la guerre au vainqueur; ce n’est pas à des hommes doués d’autant de sensibilité que de courage, qu’il faut demander si ce roi malheureux, qui ne semblait vivre et régner que pour donner l’exemple de la résignation, qui déployait tant de grandeur au milieu de tant d’infortunes, avait quelques droits au respect et à la pitié. Tous ceux qui parcoururent ces pays depuis long-temps soumis et toujours opprimés, répondraient sans doute que la gloire qui agrandit l’âme, ennoblit aussi le cœur, et que vainqueurs, ils ont souvent gémi sur la destinée des vaincus. Tel est le sentiment qu’on emportait en quittant la ville qu’avait pour ainsi dire fondée le grand Frédéric, et que ses cendres animaient encore.
Francfort-sur-l’Oder, Pozen et les environs étaient remplis de nos troupes; les équipages de Napoléon étaient déjà dans cette dernière ville, et les lanciers de sa garde y arrivèrent bientôt aux acclamations de tous les habitans. Les dames les plus distinguées par leur naissance ou leur fortune, venaient avec transport reconnaître dans les rangs leurs maris et leurs frères, qui tous unissaient à la gloire acquise de si belles espérances pour l’avenir. Il était difficile de ne pas partager l’ivresse d’un peuple que la moitié de l’Europe avait abandonné pendant quarante ans à ses oppresseurs, et qui voyait le monarque le plus puissant de la terre venir venger ses droits.
Mais en s’intéressant à la liberté politique des Polonais, on ne pouvait s’empêcher de songer à cette précieuse liberté civile, dont la majeure partie était depuis si long-temps privée. Nourri dans l’esclavage et la misère, tombant à nos pieds, embrassant nos genoux comme il avait toujours embrassé ceux de ses maîtres, le cultivateur des sables de la Pologne prouvait, par ces démonstrations, qu’il est pour l’homme un bien au-dessus de tous les autres, qui fait trouver des charmes à l’existence jusque dans le creux des rochers, au fond des forêts, au milieu des déserts, la liberté sans laquelle le bonheur n’est nulle part.
C’est avec l’espérance de voir un jour respecter cette prérogative naturelle, que, passait au coucher du soleil auprès du château de Lovinski, dont les dômes élevés insultent si orgueilleusement aux humbles chaumières qui l’entourent, j’aimais à entendre les sons d’une musique guerrière répétés par l’écho des rives de la Wartha; ces malheureuses contrées n’avaient long-temps retenti que des chants d’un ennemi vainqueur.
Destiné pour le premier corps de cavalerie, je traversai quelques villages peuplés de ces juifs hideux, de ces espèces d’Achéménides qui trouvent à trafiquer dans ces tristes campagnes. J’arrivai sur la Vistule dont les bords sont aussi rians que ceux de nos grands fleuves. La petite ville de Culm avec ses vieux murs de brique, perchée sur une hauteur de la rive droite d’où elle domine au loin, rappelle les vieux châteaux gothiques et les temps de la chevalerie dont on ne trouve que peu de traces dans ces pays nouveaux pour l’histoire. D’une espèce de morne tout nu, situé auprès de Schwetz, on aimait à voir la Vistule large et majestueuse couler sans détours au milieu d’une plaine immense qui se perdait dans l’horizon, et à se livrer à la douce impression que causent toujours les beautés de la nature. En jetant un coup d’œil sur ces tableaux, nous sommes obligés de convenir que la Providence nous offre le bonheur, et que le mal nous vient des hommes; et telle est leur faiblesse à côté de ses œuvres, que si grands qu’aient été leurs actes de destruction, nous les oublions à l’aspect de cette belle harmonie. Le souverain le plus puissant de la terre couvrait ces contrées de ses légions redoutables, et de tout l’effroyable attirail de la guerre; rien ne paraissait de ces hostiles préparatifs. Tout entier au spectacle merveilleux d’une terre fertile animée du souffle du printemps, le cœur ne s’ouvrait qu’à la reconnaissance.
Au bout d’un pont établi devant Marienwerder, un nombre infini de fantassins travaillaient à des retranchemens . En se promenant le soir autour de la ville, on voyait arriver de tous côtés des troupes qui allaient bivouaquer dans les environs déjà couverts de bataillons armés. Des hommes qui avaient marché toute la journée par les plus fortes chaleurs, chargés de leur équipement et des provisions les plus nécessaires , prenaient encore de grosses pièces de bois sur leurs épaules, les transportaient au milieu des champs pour y faire du feu la nuit, et réalisaient presque par leur vigueur les fictions de l’Arioste et du Tasse. Toute la nuit on n’entendait que le bruit des chariots de guerre, le pas de la cavalerie et le cliquetis des armes des lieux de repos: de ces stations guerrières partaient des cris de vive l’Empereur! que l’enthousiasme répétait au loin avec toute la force qu’il sait donner. Où est l’ennemi? qu’on nous le montre! s’écriaient ces soldats, un jour qu’on avait donné l’ordre d’aiguiser les baïonnettes pour passer une revue.
Un homme faisait mouvoir cette multitude innombrable! un seul homme allait causer tant de malheurs! un seul homme pouvait tout arrêter, tout prévenir, et il persistait dans sa funeste résolution! quanta moves funera!!
Le 31 mai, le quartier-général de notre corps d’armée partit de Marienwerder, s’arrêta quelques jours à Preuss-Eylau, et se porta ensuite à fortes journées sur le Niémen.
Le village d’Eylau avait été réparé depuis la dernière guerre. Au milieu de la plaine où s’était donnée cette sanglante bataille, des ossemens d’hommes et de chevaux blanchissaient encore à la surface de la terre. Rien ne rappelait cette journée mémorable; aucun monument, aucune colonne ne s’offrait aux regards du voyageur: ces champs de notre gloire appartenaient à l’étranger. Seulement à vingt pas de la route une croix de bois s’élevant au-dessus des hautes tiges de blé, annonçait une tombe modeste, sur laquelle aucune inscription ne fesait reconnaître les restes sans doute fameux qui y avaient été déposés.
En songeant aux honneurs dus à tant de braves guerriers, on aurait regretté qu’ils eussent péri hors de leur patrie, si la distance qu’ils avaient su mettre entre leurs foyers et les lieux illustrés par leur trépas n’eût été le plus beau témoignage de leur incomparable valeur. On eut désiré de voir leurs proches venir arroser de leurs larmes cette terre baignée de leur sang, et ces simples mausolées auraient bien valu le marbre et l’airain, plus périssables que leur renommée. Ces champs où ils reposaient auraient été regardés par leurs descendans comme un précieux héritage. Ils y seraient venus nourrir leur âme de grandeur au souvenir de tant d’exploits, avec ces compagnons d’armes, élite des guerriers, couverts de blessures reçues dans les mêmes combats, et brillans d’une même gloire. Mais si rien ne rappelle ici tant de hauts faits, ils ont retenti dans l’univers. La patrie a retenu vos noms, braves soldats! et tant que l’honneur sera son premier besoin, tant qu’il y aura quelque chose de grand parmi les hommes, on se plaira à les répéter comme à les citer pour.exemple; le sort des nations peut changer. Si Je peuple qui a produit tant de héros devaitun jour disparaître, tous les autres, dominés par le puissant ascendant de vos vertus, vous accorderaient la même admiration, parce qu’ils s’honoreraient autant en vous payant ce tribut d’hommages qu’il est glorieux pour vous de l’avoir mérité : la journée d’Eylau appartient déjà à la postérité.
A quelques lieues plus loin, Friedland fixait l’attention. Une armée entière qui avait employé six mois à se retrancher, en fut expulsée par une de ces attaques impétueuses qui caractérisent la valeur française.
Couverts de lauriers récemment cueillis auprès des colonnes d’Hercule, ces soldats parlaient de l’ennemi avec un ton de supériorité bien permis à ceux de la vieille armée, puisqu’il garantissait d’ailleurs tant d’actions éclatantes pour l’avenir.
Du côté de Landsberg, de Domnau, on trouve des bois antiques dont le silence et l’ombre presque ténébreuse inspirent le recueillement. Tous ces lieux étaient pour nous pleins de grands souvenirs, tous avaient vu fuir l’ennemi devant nos aigles victorieuses. Ces villes se remplissaient chaque jour de troupes qui fesaient de fortes journées: on les voyait se grouper comme ces nuages encore muets qui doivent former l’orage.
Le 24 juin, au matin, on vit de longues files de cuirassiers se déployer dans la campagne et briller au-dessus des moissons. L’air retentissait des hennissemens des chevaux qui se répondaient de toutes parts et semblaient appeler les combats; le mouvement était général, mais calme et imposant. Des corps d’infanterie qui avaient fait des démonstrations sur le Niémen non loin de Tilsitt, s’étaient rapidement portés à droite, et arrivaient sur ce point après deux ou trois jours d’une marche presque continuelle pour passer le fleuve d’où nous n’étions plus qu’à quatre lieues. Ces soldats avançaient avec d’autant plus d’ardeur qu’on leur avait donné l’espoir de trouver l’ennemi avec lequel ils brûlaient de se mesurer. Notre corps d’armée fut réuni au bivouac.
A neuf heures du soir, la trompette donna le signal du départ; tout se mit en mouvement. La lune éclairait de ses rayons cette marche qui rapprochait des lignes ennemies.
Les troupes étaient ainsi réunies et il n’avait paru aucune déclaration de guerre. Le peuple de l’armée se livrait aux conjectures les plus ridicules, lorsque la proclamation suivante fut mise à l’ordre du jour et leva tous les doutes.
«SOLDATS!
«La seconde guerre de Pologne est commencée;
«la première s’est terminée à Friedland
«et à Tilsitt. La Russie a juré une alliance éternelle
«à la France, et guerre à l’Angleterre.
«Elle viole aujourd’hui ses sermens; elle ne
«veut donner aucune explication de son étrange
«conduite, que les aigles françaises n’aient re
«passé le Rhin, laissant par là nos alliés à sa
«discrétion: la Russie est entraînée par la fatalité ;
«ses destins doivent s’accomplir.
«Nous croirait-elle donc dégénérés! ne serions-nous
«plus les soldats d’Austerlitz! elle
«nous place entre le déshonneur et la guerre;
«le choix ne saurait être douteux. Marchons
«donc en avant; passons le Niémen; portons
«la guerre sur son territoire; la seconde guerre
«de Pologne sera glorieuse aux armes françaises
«comme la première; mais la paix que
«nous conclurons portera avec elle sa garantie,
«et mettra un terme à cette orgueilleuse
«influence que la Russie exerce depuis cinquante
«ans sur les affaires de l’Europe.»