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CHAPITRE II.

Table des matières

Passage du Niémen.

LE 25 juin au matin, nous étions campés au bord du Niémen; ce large fleuve nous séparait d’un pays dont l’aspect repoussant faisait naître les plus sérieuses réflexions. Sur cette plage aride et déserte passait parfois un cosaque dont l’étroite lance brillait aux rayons du soleil. A droite paraissaient les clochers de la ville de Kowno entourée de bois disposés en amphithéâtre, et d’où s’élevait souvent une épaisse fumée comme si la forêt eût été livrée aux flammes.

Vers cinq heures du soir, le son de la trompette ordonna de se porter en avant. Le temps était orageux, une pluie douce rafraîchissait l’air, et paraissait faite pour ranimer les forces de la végétation, toujours constante à reproduire, tandis que les hommes ne semblent méditer que la destruction. Enveloppés dans leur grand manteau blanc, les cuirassiers offraient, autant par leur attitude où se peignait si bien l’héroïsme, que par leurs formes presque colossales, une expression de force à laquelle tout devait céder. Le tonnerre se fit entendre: qui menaçait cet augure? loin d’en concevoir de fâcheux présages, on était disposé à s’en réjouir; il n’y avait qu’un ciel couvert de sombres nuages, sillonné d’éclairs et rempli du bruit terrible de la foudre, qui pût être en harmonie avec la majesté de ce grand mouvement et l’âme de ces guerriers. Cette agitation des élémens entourait cette marche imposante de la seule pompe qui pût lui convenir.

On remontait lentement le bord du fleuve pour arriver vis-à-vis Kowno, où nous entendîmes bientôt la musique et les tambours de la garde impériale, tandis que les habitans dispersés d’abord s’en approchaient avec crainte. Des troupes qui venaient de passer les ponts couronnaient déjà les hauteurs voisines, et présentaient un aspect aussi sévère que les sables de la plaine étaient stériles. Toute la nuit l’armée continua à effectuer son passage avec un tumulte que l’imagination ne peut se représenter. A peine l’aurore, rougissait l’air chargé de poussière, qu’on s’empressait d’avancer. La route était encombrée à un quart de lieue du pont; les nombreuses troupes d’habitans qui avaient passé cette digue atteignaient rapidement les premières, et tout s’avançait comme un torrent impétueux, laissant derrière les moissons renversées, les habitations désertes et la terre étonnée de la rapidité de l’épouvantable fléau de la guerre. Que d’hommes se trouvaient réunis dans cette armée! En voyant ses nombreux bagages, on eût dit que les peuples du Midi de l’Europe refluaient vers le Nord, épouvantés par quelque grande catastrophe; ou que, dans un bouleversement universel, ils roulaient vers le septentrion devenu le point le plus bas de la terre. Telle fut la marche de l’armée jusqu’à Wilna; cette ville, qui venait de donner des fêtes à son souverain qu’elle croyait presque encore dans ses murs, se voyait inondée d’une armée ennemie; toute prévoyance se trouvait déçue à tel point, que ses habitans se demandaient si ce n’était pas un songe.

On s’était attendu à une vigoureuse résistance de la part des Russes sur le Niémen: tout l’avantage devait être pour ceux qui avaient à en défendre le passage; on avait jeté les ponts et on était passé presque sans coup férir. Napoléon gagnait dans l’esprit de l’armée peut-être plus que s’il eût remporté une victoire éclatante. Tout le monde apprenait par cet exemple qu’avec beaucoup d’ambition et de fermeté de caractère on peut encore prévenir dès malheurs et éloigner des dangers.

Auprès de Wilna, la route était couverte de chevaux de transport que la pluie, les fatigues, et le blé (le seigle) dont ils se nourrissaient, avaient fait périr. Mais ce qui fit plus de mal encore, ce furent les ondées qui tombèrent le soir de notre arrivée à Wilna, et le lendemain.

L’armée bivouaqua autour de la ville. Il n’y entra que la garde impériale dont on passa la cavalerie en revue; il fallait donner ce spectacle aux habitans de la place nouvellement conquise; il fallait faire circuler dans les rues ces bruyans escadrons, il fallait faire gronder l’orage autour de ces étrangers, afin de leur inspirer un respect plus profond pour des forces déjà assez imposantes. Toutes ces manœuvres étaient dictées par une vaste ambition et une profonde connaissance des hommes.

Wilna, mieux bâtie que n’aurait pu le faire soupçonner le pays pauvre que nous avions traversé jusque-là, offrait quelques ressources à l’armée; mais on n’y trouva point de fourrages: les magasins avaient été brûlés par les Russes.

A notre approche, les Russes avaient décidé que les divers corps de leur armée se retireraient vers leur camp retranché de Drissa sur la basse Dwina, et qu’ils ne livreraient bataille que lorsqu’ils seraient tous réunis. Connaissant leur pays, ils savaient que nous nous affaiblirions en les suivant, surtout avec le système de défense qu’ils avaient adopté. Ils ne nous laissaient aucune espèce de vivres. Ils voulaient prendre tous leurs avantages. Ils en avaient besoin; notre armée, estimée à cinq cent mille combattans en tout, étant plus forte au moins d’un quart que la leur.

Ceux de leurs corps placés aux environs de Wilna, et à notre gauche, purent exécuter le plan de retraite dont ils étaient convenus. Mais ceux qui étaient à notre droite se trouvèrent coupés par l’arrivée inattendue du centre de notre armée à Wilna. Le général Doctoroff et le prince Bagration, qui commandaient chacun un corps considérable, apprirent que notre armée était sur la route qu’ils devaient suivre. Ils voulurent l’éviter. On envoya des troupes à leur rencontre vers Osmiana. Le général Doctoroff se fit jour plutôt par ruse que par force. Le prince Bagration fut obligé de se diriger sur Minsk, où il rencontra le premier corps de l’armée française. Voyant qu’il était impossible de traverser un pays couvert de nos troupes, il prit sur lui de changer sa marche, bien sûr que l’empereur l’approuverait s’il parvenait à sauver, à quelque prix que ce fût, les troupes qu’on lui avait confiées. Il se jeta sur le Borysthène 1; les autres corps se concentrèrent en se retirant vers Drissa, où notre armée les suivit.

En arrivant à Wilna, j’avais vu étendu par terre, près de la porte de cette ville, un soldat russe; c’était un des premiers morts dans cette guerre. En partant, nous trouvâmes à peu de distance le cadavre d’un hussard francais: un léger engagement entre nos avant-postes et l’arrière-garde ennemie ne devait pas détruire entièrement les espérances de paix que beaucoup de personnes avaient conçues, en voyant la facilité avec laquelle nous entrions dans ce pays; plusieurs avaient encore l’opinion qu’il pouvait exister des intelligences secrètes entre les deux souverains; les hostilités n’étaient pas sérieusement commencées. Ou n’avait eu à lutter jusque là que contre les distances et la misère qui n’était pourtant pas ce qu’elle avait été. Depuis Wilna le pays était merveilleux: souvent obligés de faire de longs détours dans ces plaines immenses, parce que des ponts avaient été brûlés, nous trouvions beaucoup de paysans chez eux. Les premiers jours, les marches forcées avaient beaucoup fatigué la grosse cavalerie qui avait presque fait le service de la cavalerie légère. Les pluies de Wilna et le vert dont les chevaux se nourrissaient uniquement, en mirent beaucoup hors des rangs. A la moindre pluie on voyait un grand nombre de cuirassiers rester en arrière; car les chemins étaient alors moins faciles, le fourrage plus affaiblissant, et la charge de chaque cavalier plus lourde: il était pénible de voir ainsi se fondre une si belle armée qui devait par la suite trouver tant de ressources en elle-même. Les pertes de l’infanterie n’étaient pas aussi réelles, mais en présence de l’ennemi elles durent être aussi considérables. Des maraudeurs s’étaient mis sur le pied de ne pas rejoindre leurs corps pendant toute la campagne.

Tous les jours se ressemblaient assez, à cause de l’uniformité du pays que nous parcourions, et de celle de notre genre de vie. Un pays plat, découvert, n’offrant qu’à de grandes distances de misérables villages, des lacs, et sur les routes quelques auberges ou maisons de juifs abandonnées; un tel pays n’a rien qui laisse des traces bien profondes; la vie que nous menions ne le pouvait guère mieux. Partir à toute heure du jour ou de la nuit, lorsque la fatale trompette l’ordonnait, avoir toujours beaucoup d’embarras pour vivre, s’installer le soir à la hâte, et lorsqu’on avait à peine goûté le moindre repos, être obligé de repartir pour recommencer des courses qui, seules, menaçaient l’armée d’une prochaine destruction; cette uniformité de fatigues et de privations n’offre non plus rien qui aide à se rappeler la suite des événemens alors assez rares.

Quelquefois notre cavalerie rencontrait l’arrière-garde ennemie, et l’obligeait à accélérer sa retraite. Il nous venait quelques déserteurs. Nous arrivâmes de la sorte à Disna avec le roi de Naples. Le canon nous annonçait. Notre aile gauche avait passé la Dwina à Dunabourg, des troupes françaises manoeuvrèrent sur notre droite, et menacèrent les provinces centrales de la Russie. Soit que l’ennemi voulût les couvrir (en se rapprochant d’ailleurs de la direction qu’avait prise le prince Bagration), soit qu’il voulût nous y attirer, il abandonna son camp retranché de Drissa, laissant un corps d’armée pour s’opposer à notre aile gauche, et couvrir Saint-Pétersbourg; il se porta vers Polotsk et Witepsk: nous le suivîmes en remontant la Dwina.

Lorsque nous avions quitté Wilna, Polotsk était devenu l’objet de nos désirs, parce que nous ne voyions aucun autre point sur lequel nous pussions les arrêter dans ce pays désert; lorsque nous aperçûmes cette ville, nous apprîmes que nous ne devions pas y entrer. Toutefois son air de pauvreté nous consolait de cette privation: c’est ainsi que nous devions aller d’illusion en illusion, d’espérance en espérance jusqu’à Moscou.

Souvenirs du Nord: La guerre, la Russie, les Russes et l'esclavage

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