Читать книгу Les Indo-Européens avant l'histoire - Rudolf von Jhering - Страница 23
D. Le droit de la famille — les enfants.
ОглавлениеXII. Le digne pendant de l’amour conjugal se trouve, croit-on, chez les Aryas dans la piété des enfants envers leurs parents. On invoque à cette fin le culte des aïeux ou les sacrifices funéraires, un des plus saints devoirs des enfants. Si nous ne savions rien de la physionomie du rapport des enfants avec leurs parents, on pourrait laisser la question de côté, mais ce que nous en savons suffit non seulement pour renverser entièrement la conclusion que l’on veut en tirer en faveur de la piété des enfants, mais pour nous permettre de dire que l’état réel du rapport filial, loin d’être un point lumineux dans la vie de la famille aryenne, jette sur elle une ombre épaisse.
Par le mariage du fils aîné, la possession du père et le gouvernement de la maison passaient du père au fils; les frères et sœurs, les parents mêmes avaient désormais à le respecter comme chef de la famille. Cela était basé sur l’idée très compréhensible au point de vue d’un peuple primitif, que la domination appartient à celui qui possède la force de l’exercer; si le père est devenu vieux et débile, il doit céder devant le fils plus fort, l’aîné dans le cours naturel des choses, puisqu’il est plus avancé en âge et acquiert plus tôt que les autres la pleine possession de la force — c’est le motif physiologique de la situation privilégiée de l’aîné qui se retrouve chez tant de peuples dans le droit d’aînesse, et a donné à la langue l’occasion d’employer le nom de l’aîné comme titre d’honneur . Cette destitution des parents par l’aîné se retrouve aussi chez les Germains; elle a pris ici la forme d’une institution juridique qui s’est maintenue pendant des milliers d’années et jusqu’à nos jours: la réserve des biens ruraux (altentheil). On en trouve également des traces chez les Grecs. Du vivant même de Laerte, Ulysse apparaît comme roi d’Ithaque, son père jouit de sa réserve, et dans la légende grecque des Dieux, Kronos détrône Uranus, et Zeus détrône Kronos. Quelle que puisse du reste avoir été la signification de ce mythe, il a fallu pour qu’il pût se former que le sentiment moral du temps primitif n’y trouvât rien de choquant; il eût été impossible d’attribuer aux dieux une chose qui aurait fait honte aux hommes. Ce que font les Dieux, les hommes l’ont fait autrefois; la mythologie est la source la plus ancienne nous révélant les conceptions morales du passé.
Nous savons que chez deux des peuples indo-européens: les Germains et les Slaves, et pareillement chez les Eraniens, les enfants abandonnaient ou même tuaient leurs vieux parents. Les Aryas, que je sache, ne pratiquaient point le meurtre des gens âgés en général — nous ne le rencontrons qu’à la période de la migration — ni celui des parents par les enfants, mais il est fait mention de leur exposition . Si la piété filiale avait réellement formé un trait fondamental de la vie de famille aryenne, comme on veut nous le faire croire en invoquant les sacrifices funéraires, cette pratique aurait été absolument inconcevable, et il n’eût pas été nécessaire de prier sur le berceau du fils nouveau-né, pour que devenu grand il ne frappât point son père, et ne déchirât pas de ses dents, comme un tigre, son père et sa mère. Chez les Romains les coups portés aux parents étaient punis de la réprobation de Dieu et des hommes (sacertas). Ils rompent complètement avec la conception aryenne: le père garde jusqu’à la fin de sa vie le patrimoine et le gouvernement de la maison; les enfants restent, même parvenus à un grand âge, soumis à sa puissance qui allait, comme on le sait, jusqu’au droit de vie et de mort. L’amour filial n’est point un trait du caractère des Aryas; ils sont dépassés sous ce rapport par d’autres peuples p. ex. par les Juifs — parmi les commandements du décalogue il y en a un consacré au respect des parents , — mais surtout par les Chinois, chez lesquels cet amour forme non seulement le commandement suprême, mais encore la base de toute la morale, On cherche en vain dans toute la littérature indienne des traits touchants d’amour filial comme ceux qui distinguent les Chinois parmi tous les peuples de la terre, et dont les Romains eux-mêmes peuvent citer des exemples, tandis que ses poèmes débordent des louanges de l’amour conjugal. Ce qui est également très significatif pour la conception aryenne des relations du fils avec le père, c’est le précepte que le maître tient dans le respect de l’écolier la place avant le père. Ce précepte appartient, il est vrai, au code moral des brahmanes d’une époque postérieure, mais chez un peuple où le rapport filial n’aurait pas été désorganisé dès le principe, pareil précepte n’aurait jamais pu naître.
Quant à l’amour des parents pour les enfants, il ne valait pas beaucoup plus que de celui des enfants pour les parents. Le fils seul est reçu avec joie à sa naissance, la fille est reçue à contre cœur: avoir des filles est une affliction, les fils font la gloire et l’orgueil du père ; on élève le fils (tollere liberos chez les Romains, expression qui se rencontre également chez les Germains); la morale populaire ne voit rien de choquant dans l’exposition des filles. A mes yeux cette insensibilité pour les filles est une pierre de touche infiniment plus sérieuse de l’amour familial de l’Aryas que l’orgueil du père pour son fils. L’orgueil n’a rien de commun avec l’amour vrai, on peut avoir l’orgueil de soi-même; le père orgueilleux de son fils, l’est de lui-même parce qu’il en est le père. L’orgueil n’est qu’une forme de l’égoïsme, l’amour réel est précisément le contraire.
Un autre rapport dans lequel aurait dû se manifester le prétendu amour familial de l’Aryas, est celui des frères et sœurs. Que je sache, l’amour fraternel n’est mentionné nulle part dans la littérature des Hindous, nulle part on n’en rapporte un beau trait; au contraire, dans Nal et Damajanti, le frère plus âgé gagne au plus jeune tout ce qu’il a, même sa couronne et puis il le chasse dénué de tout. On ne trouve aucune trace non plus, chez les Aryas, de la profondeur de l’amitié, ce pendant de l’amour familial, qui non seulement l’égale complètement chez plusieurs peuples civilisés tels que les Grecs, mais le dépasse même dans l’institution de la fraternité du sang chez plusieurs peuples primitifs.
Le résultat des explications que je viens de donner sur l’amour familial des Aryas, et dans lesquelles j’ai provisoirement laissé à l’écart l’influence modificatrice que peut avoir ici le culte des aïeux, se résume ainsi: manque de l’amour des parents, des enfants, des frères et sœurs, manque d’amitié, développement exclusif de l’amour conjugal; pour tout autre amour, le cœur de l’Aryas n’avait point de place. Que l’on mette en regard le tableau que nous présente la légende grecque dans la maison d’Agamemnon, pour ne point parler d’autres traits d’amour filial et fraternel, p. ex. dans la légende d’Œdipe. Cette maison renferme toutes les formes de l’amour familial, ainsi que les deux formes de l’amitié : l’hospitalité et l’amitié du cœur. Ce n’est point, il est vrai, sous la forme d’une idylle aimable s’écoulant dans des voies paisibles, mais sous l’aspect d’une tragédie émouvante produite par la réaction passionnée de l’amour familial froissé par les conflits des divers rapports de famille entre eux Le drame commence par la violation honteuse de l’hospitalité et par l’infidélité de la femme envers son mari. Le frère prend fait et cause pour l’offensé, le roi étouffe en lui-même les sentiments du père et sacrifie sa fille au bien de tous. Mais l’amour maternel sent autrement que l’amour paternel, il se montre plus puissant que l’amour de la femme pour le mari, la mère venge le sacrifice de la fille dans le sang de l’époux, et dans celui de Cassandre, la femme satisfait sa jalousie contre la concubine. Son propre fils se dresse contre elle en vengeur; chez lui l’amour du fils pour le père triomphe de son amour pour sa mère. L’ami fidèle suit celui que poursuivent les Erynnies, sans effroi de la malédiction du matricide qui s’attache à ses traces, partageant avec lui toutes les misères et tous les dangers jusqu’à ce qu’enfin l’amour dévoué de la sœur apporte le salut au frère. Dans un cadre étroit se trouvent ici pressés tous les rapports de l’amour familial: celui de l’époux, des parents pour leurs enfants, des enfants pour leurs parents, et des frères entre eux; l’hospitalité et l’amitié y trouvent également leur place; on pourrait dire que la légende s’est donné pour tâche de les représenter tous dans leurs manifestations de vie, leurs conflits, leurs égarements, la supériorité de l’un sur l’autre, pour les destinées d’une seule famille; c’est une véritable phénoménologie de l’amour et de l’amitié. L’amour du père pour la fille ne tient point devant la considération du bien de tous — il se trouve au degré le plus bas; — puis suit celui de la femme pour son époux — il cède devant celui de la mère pour sa fille. Puis l’amour du fils pour sa mère est mis à l’épreuve — il succombe sous celui pour le père; — la dernière épreuve est pour l’amour fraternel et pour l’amitié. Ils la soutiennent victorieusement, ils restent à l’homme lorsque le père et la mère ne sont plus. Quelle est dans cette légende la part de la vérité historique et celle de la fiction, peu nous importe pour le but auquel elle doit nous servir. Chez l’Aryas ancien ce drame ne se serait pas déroulé en réalité, et il n’aurait pas davantage pris la forme de la légende et de la fiction; pour cela l’Aryas sentait trop différemment des Grecs; le fait, de même que la légende et la fiction, suppose une largeur de cœur et une puissance de sentiment qui lui étaient étrangers — son cœur n’avait place que pour l’amour conjugal.
Soumettons cependant à une autre épreuve encore le jugement défavorable que je viens d’émettre.