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LE PROBLÈME DE L’ORIGINE DE LA RACE.

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XVII. Si l’habitat d’un peuple n’avait d’autre importance que d’être le théâtre sur lequel il joue le rôle tracé par sa race innée, la question traitée précédemment du siège des Aryas n’aurait aucun rapport avec celle qui se présente ici: leur race et leur degré de civilisation. Qu’importe pour le rôle et le talent de l’acteur, l’emplacement de la scène sur laquelle il doit se produire? Cela ne change rien à son rôle, et son talent n’en est pas atteint; l’artiste reste artiste, le cabotin reste cabotin. Il en serait absolument de même des peuples si leur rôle leur était tracé par leur race innée; partout le Grec serait devenu Grec, partout le Germain serait devenu Germain; la diversité de l’habitat des deux peuples n’aurait exercé sur leur race aucune influence, l’habitat n’aurait pour eux d’autre importance que la scène pour l’acteur. Tout l’intérêt de la recherche se résoudrait dans la question, passablement indifférente, de savoir où s’est passé ce que l’histoire rapporte d’eux. Mais il n’en est point ainsi. Si l’habitat était chose indifférente pour les peuples, les Grecs et les Germains n’auraient pu devenir dissemblables, car à l’origine, tant dans leur mère patrie aryenne que pendant la migration, ils formaient un seul et même peuple et ce n’est que sur le sol grec et germanique qu’ils ont acquis leur individualité nationale. Toutes les autres branches de la famille aryenne sont dans la même situation: Indiens, Eraniens, Romains, Celtes, Slaves n’ont commencé à former des races distinctes qu’après avoir quitté leur patrie originaire.

L’habitat des peuples a donc une certaine influence sur leur race, cela est généralement admis et MONTESQUIEU, si je ne me trompe, a eu le mérite de le démontrer le premier, avec la plus grande précision. Cependant on ne concède au milieu qu’une influence purement secondaire c.-à-d. modifiant seulement la race, et c’est dans l’innéité de celle-ci que l’on voit plutôt la cause ultime de tout ce qui advient d’un peuple. Il n’en serait pas autrement des peuples que des individus. Les uns comme les autres apporteraient en venant au monde leurs aptitudes particulières et leur tempérament différent. Aux Grecs est inné le sens du beau, aux Germains l’amour de l’isolement, et le goût des migrations, aux Sémites l’instinct du commerce, et ainsi de suite. Pour toutes les particularités des peuples on tient toujours prête la même explication: la race innée. Les auteurs se répètent sans se préoccuper de savoir comment on peut se rendre compte de la chose. Il faudrait nécessairement supposer que les peuples ont été mis au monde par la nature, comme tels, et que pour amener tous les caractères qui les séparent, elle les a d’avance formés et doués différemment. Mais les peuples ne viennent point tout formés au monde, ils ne naissent point, ils deviennent, et dès lors l’innéité est exclue pour eux. A l’individu qui est né, quelque chose peut être in-né ; à un peuple qui est devenu, il ne peut qu’être ad-venu; sa race ne peut être que l’œuvre de l’histoire et non de la nature. La nature n’a mis au monde que l’homme, l’être isolé, et de lui sont nés les peuples, mais seulement dans le cours du temps. La famille s’est élargie en tribu, la tribu en peuple, et lorsque finalement celui-ci apparaît dans l’histoire, son individualité nettement tranchée ne peut être que l’expression de tout le processus antérieur. Le premier devenir des peuples se soustrait à nos regards, mais chez les peuples déjà devenus il se reproduit sous nos yeux à l’époque historique par le partage ou par le mélange avec les peuples existants. Tous les peuples indo-européens se sont formés de cette manière; appartenant originairement à un seul et même peuple, par conséquent à la même race, ils ne se sont différenciés que dans le cours du temps, et c’est donc par l’histoire qu’ils sont devenus ce qu’ils sont aujourd’hui. Leur race est le précipité de toutes les influences durables ou passagères auxquelles ils ont été soumis pendant leur vie. Influences durables: celles du sol sur lequel ils vivent et dont nous allons nous occuper. Influences passagères: tous les événements politiques importants, guerres heureuses ou malheureuses, révolutions dans l’État ou dans l’église, etc. L’œil qui pourrait pénétrer dans ces arcanes distinguerait clairement la part de chacun de ces facteurs; il retrouverait p. ex. dans la race anglaise l’influence de sa position insulaire, de la bataille d’Hastings, de la décapitation de Charles I, etc., mais notre vue est limitée et il lui est interdit de percevoir les antécédents de ce processus sédimentaire. Pourtant, avec la même sûreté qui nous permet d’affirmer que dans la dorure par galvanoplastie le précipité est de l’or, bien que les atomes isolés qui se précipitent échappent à notre vue, nous pouvons constater les produits sédimentaires du passé déposés dans la race des peuples. Pour le monde intellectuel comme pour celui de la nature existe la loi de causalité, la règle que les choses ne se modifient pas spontanément, mais sous la seule influence des actions extérieures. Partout, lorsque dans le cours du temps de a est sorti b, il faut qu’il se soit joint un x à chercher qui a causé le changement. La seule différence est que la nature peut très souvent montrer cet x et la manière dont il a agi, qu’elle parvient même de plus en plus à le divulguer, tandis que le regard de la science ne peut pénétrer les phénomènes psychiques survenus chez les individus comme chez les peuples. Mais tout ce qui existe ne se voit pas — vérité banale, qui cependant, même dans le domaine de la science intellectuelle, est parfois perdue de vue. Une chose qui n’existait point dès l’origine telle que la race, ne peut être que devenue, et comme l’existence des peuples consiste à agir sous l’action des forces extérieures, leur race, c.-à-d. leur esse, ne peut être que le précipité de l’ensemble de leur action historique, de leur operari, cette expression prise dans le sens le plus large, non seulement actif mais aussi passif: endurer, souffrir. Les scolastiques établissent pour l’individu la règle: operari sequitur esse; pour les peuples, il faut la retourner et dire: esse sequitur operari. La race est le produit sédimentaire de toute l’action historique de la nation, elle ne peut être autre chose, s’il est vrai que la loi de causalité régit aussi le monde humain.

Parmi les facteurs qui exercent une influence régulatrice sur l’action historique des peuples, le sol sur lequel elle se déroule, leur habitat, occupe de loin la première place. L’apparition de personnalités puissantes, surgissant à l’heure opportune, peut amener une évolution complète des conditions vitales d’un peuple, fonder une nouvelle ère de son existence. Mais les personnalités passent trop vite pour exercer une influence sur la race. Il faut pour cela une longue série d’actions prolongées et uniformes, et ce n’est que lorsque leurs œuvres ont cette portée et conservent une existence durable que l’on peut accorder indirectement à ces personnalités, sur la transformation du caractère du peuple une influence qui leur était refusée à elles-mêmes directement. Le seul facteur immuable dans la vie des peuples est leur habitat; tous les autres, droit, morale, usages, religion, sont exposés au changement, l’habitat seul reste toujours le même. A cette prépondérance que, seule déjà, lui accorde cette constance irréductible, se joint encore l’action incomparable exercée par le milieu sur toute la physionomie de la vie et même sur les destinées des peuples. Si paradoxal que cela paraisse au premier abord, il est vrai de dire: le sol est tout le peuple.

Le sol, dis-je, et je ne prends pas seulement ce mot dans le sens vulgaire que tout le monde comprendra: la qualité du pays que le peuple habite, mais j’entends tous les éléments quelconques donnés par la situation d’un habitat du peuple à telle place déterminée de la terre. Tel est d’abord le climat résultant de la zone habitée. Sous les tropiques l’homme devient autre que dans la zone tempérée, autre encore dans celle-ci que dans l’extrême Nord — le climat est la moitié du tempérament des peuples. Puis la constitution géologique du sol: montagnes, plaines, déserts, forêts — à chacun d’eux correspond un type déterminé de population. Ensuite le voisinage de la mer — le marin est autre que l’habitant de l’intérieur des terres. Le genre de vie, la profession produit chez chaque homme des qualités caractéristiques, lui imprime un certain type; permutez dans le passé les professions du domestique, de l’artisan, du paysan, du marin, du soldat, du lettré, et l’homme deviendra tout autre. Ce qui est vrai des individus qui apportent déjà au monde un certain naturel, est vrai à plus forte raison des peuples qui ne l’ont point. Changez les peuples au berceau et des Sémites proviendront les Aryas, et des Aryas les Sémites. Il en est des peuples comme des arbres. Le même sujet devient sous la zone tempérée un autre végétal que sous les tropiques, il devient autre à l’extrême nord que dans la zone tempérée. Il subit l’influence du terroir maigre ou gras, de la proximité de la mer et de l’éloignement du rivage; le même arbre qui se développe ici puissamment et porte des fruits exubérants se rabougrit ailleurs et reste stérile. Les peuples sont absolument soumis à la même loi: leur sol décide de ce qu’ils deviennent.

Il ne s’agit pas seulement des conditions climatériques et géologiques du pays. Par sol, j’entends également les communications avec d’autres peuples résultant de la position du pays, le sol dans le sens de l’histoire de la civilisation, dans le sens politique, bref dans le sens historique. De ces communications peut dépendre tout le sort d’un peuple. Le conctact avec des voisins puissants peut être pour un peuple faible une menace de destruction; des voisins guerriers créent à un peuple paisible une existence remplie de perplexités; des voisins civilisés élèvent un peuple inculte au même degré de civilisation. Si de tous les Indo-européens, le Grec s’est de si bonne heure éveillé à la vie civilisée, il le dut uniquement au contact rendu possible par la situation de son pays avec la civilisation sémitique et égyptienne. Si les Germains et les Slaves, mille ans plus tard, étaient encore à l’état de nature, il faut l’attribuer uniquement à leur grand éloignement de la Méditerranée, lequel excluait ce contact et les condamnait à se procurer leur civilisation de seconde ou même de troisième main. L’avance que les populations italiotes et celtiques ont prise sur eux ne tient qu’à la situation favorable de leur pays, qui permit des relations avec les porteurs de la civilisation du monde antique parmi lesquels, à cette époque, se trouvaient déjà les Grecs. Celui qui entre tôt à l’école apprend de meilleure heure que celui pour lequel elle ne s’ouvre que plus tard, mais un enfant qui ne doit que traverser la rue pour la visiter, peut y être envoyé plus tôt que celui qui doit d’abord faire une route longue et pénible. Cela explique l’écart chronologique dans l’éveil des peuples indo-européens à la vie civilisée; leur degré de civilisation n’était pas l’œuvre de la différence de race — pour tous elle était la même lorsqu’ils mirent pied sur le sol de l’Europe — mais de la situation du pays dans lequel ils s’arrêtèrent, et si plus tard leur race se différencia, ce ne fut qu’à raison du seul facteur nouveau intervenu: la différence d’habitat.

Ainsi, comme je le disais, le sol est en réalité tout le peuple. Il a non l’importance purement extérieure, citée tantôt à titre de comparaison, d’un simple théâtre sur lequel les peuples jouent, comme l’acteur, le rôle dicté par leurs qualités natives, mais la valeur intrinsèque d’un facteur de causalité pour leur race et par cela même pour leur histoire. Où pour les peuples équivaut à quoi et à comment. La place qu’un peuple déterminé occupe sur la carte du monde, décide fatalement de son sort, heureux ou malheureux, et l’on peut dire en ce sens: la géographie est de l’histoire tracée d’avance, l’histoire est de la géographie mise en action.

Je n’entends pas toutefois dire qu’elles marchent toujours pas à pas. A côté de cet élément obligé de l’histoire, important entre tous et produit du sol, il en existe, nous l’avons déjà remarqué, un autre, libre, dépendant fatalement de la direction des personnalités, éminentes ou insuffisantes, appelées à conduire les destinées des peuples et qui peut pour longtemps fixer le sort d’une nation. On a tenté de soumettre également ces individualités à la loi de la nécessité historique, en ne voulant voir en elles que l’incarnation de l’esprit du peuple apparaissant forcément à un moment donné pour récolter la graîne semée depuis longtemps et mûrie par le passé. Napoléon I, le Corse, était-il une incarnation de l’esprit du peuple français? Était-il nécessaire qu’il entrât au service de la France? Peut-on regarder Bismarck comme l’incarnation de l’esprit du peuple allemand? Les choses devraient aller autrement chez nous si cela était vrai. Et si à la place de l’empereur Guillaume, Frédéric Guillaume IV eût été sur le trône, Bismarck aurait passé sa vie à Schönhausen, en gentilhomme campagnard, comme il doit le faire en ce moment, sous Guillaume II, à Friedrichsruhe. Les grands hommes de l’histoire sont des présents du ciel, mais leur grandeur seule ne suffit pas — des centaines d’hommes appelés à devenir peut-être les plus grands ont quitté le monde sans laisser la moindre trace de leur existence — les circonstances doivent s’y prêter; le véritable homme doit se rencontrer avec le véritable moment et avec les véritables hommes capables de le comprendre, de le subir, de l’appuyer.

Mais cela ne doit pas nous arrêter davantage; je n’en ai parlé que pour empêcher qu’on ne m’attribuât une opinion que je ne partage point; il importait seulement d’accentuer avec toute la précision possible l’importance du sol pour la formation de la race, dans le sens large, à la fois historique et naturel, que j’ai indiqué. Si j’ai frappé juste dans la proposition qui résume mes idées: le sol est la race, il en résulte que l’historien a pour devoir de découvrir les corrélations de la race d’un peuple déterminé avec son sol. Je me suis proposé ce problème pour l’Aryas, non seulement dans sa patrie originaire mais aussi sur le sol de l’Europe.

A l’influence deux fois renouvelée exercée sur sa race par le sol s’ajoute encore celle exercée par la migration. Elle aussi vient indirectement concourir à l’action du sol, en ce sens que c’est l’insuffisance de celui-ci pour nourrir toute la population qui oblige une partie de celle-ci à abandonner la patrie. Le temps de migration, par les rapports particuliers qu’il entraînait et par sa longue durée, a exercé sur la race une influence tout à fait déterminante; son œuvre est le type de l’Indo-européen, commun à tous les Aryas de l’Europe, qui sans effacer en eux l’ancien Aryas — il vit clairement reconnaissable jusqu’à nos jours — l’a néanmoins assez fortement transformé. Avec l’établissement à poste fixe, rouvrant à l’élément du sol la possibilité d’agir sur la race, se présente la séparation des émigrés en peuples distincts, et l’on voit se former les types des cinq peuples civilisés, Grecs, Italiotes, Celtes, Germains, Slaves.

Le problème que je me suis tracé se divise donc en trois parties.

1. Montrer l’influence qu’ont exercée les rapports du sol de la patrie originaire sur la civilisation et par là indirectement sur la race des anciens Aryas. A ce point sont consacrées les explications qui vont suivre. J’ai pris pour comparaison la civilisation et la race des Sémites, en première ligne des Babyloniens, dont les Assyriens, les Phéniciens, les Hébreux ne se sont séparés que plus tard, et je me suis permis ici des développements dont la longueur pourra étonner. Une double raison m’a fait agir. D’abord l’intérêt immédiat de la question même. Impossible de montrer plus clairement jusqu’à quel point le sol peut influencer la civilisation et la race, que par l’exemple de deux peuples séparés sous ces deux points de vue par la différence la plus tranchée, et comme la coïncidence pouvait être fortuite, il m’incombait de prouver le rapport de causalité, ce qui n’était possible qu’en entrant dans les derniers détails. La seconde raison était l’intérêt historique qui s’attache à la distinction des Aryas et des Sémites. Cette distinction devait être tracée clairement. Il fallait montrer ce qu’était le Sémite, ce qu’il a fait pour l’humanité, avant que l’Aryas vint le relayer; il fallait faire le compte de ce qui dans la civilisation de l’Aryas revient au Sémite et de ce qui est sa part personnelle, déterminer ce qu’il doit au Sémite et ce qu’il se doit à lui-même.

2. Montrer l’influence de la période de migration sur l’Aryas. Autre il quitte sa patrie, autre il met le pied sur le sol de l’Europe. La transformation n’a donc pu s’accomplir que par la migration, et l’élévation du type de l’ancien Aryas à celui de l’Indo-européen est son œuvre. La démonstration sera faite aux livres IV et V.

3. Exposer l’influence exercée sur la différenciation des peuples indo-germaniques par la diversité du sol sur lequel ils se sont arrêtés. Elle ne peut avoir sa raison que dans un élément nouvellement surgi avec l’établissement à poste fixe: le sol; il était différent pour tous. Aux livres VI et VII j’essaierai de démontrer l’influence de cet élément.

Les Indo-Européens avant l'histoire

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