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Chapitre Neuf

Rien Sans Peur


"Finissons-en avec cette affaire." Dagra souleva la lampe et scruta la cage d'escalier. Les flammes projetaient une lueur tremblante sur les murs rugueux et les marches en pierre. Au-delà du halo de lumière, la fosse du caveau s'ouvrait dans une sinistre invitation.

Se préparant mentalement, il pressa son pendentif Avato sur ses lèvres, puis avança dans l'obscurité d'un pas lent et délibéré. Un pas, deux... Ses bottes crissaient doucement dans la poussière de pierre usée. Sa respiration étouffée et le bruit des pas de ses compagnons le suivaient dans les profondeurs.

"Ne t'inquiète pas, Jalis," dit Oriken. "Si quelque chose passe au-dessus de Dag, je te protège."

Jalis rigola. "Tu es un bien brave compagnon de déclarer ça à une maîtresse-lame quand elle bloquée derrière toi dans un couloir."

"Que dit le dicton déjà ? Garde tes esprits plus affûtés que ta lame." Le ton d'Oriken était nettement enjoué mais Dagra savait que c'était pour masquer son propre malaise.

Quand il parvint à un virage dans les escaliers, Dagra se figea sur place. "Par la souffrance des dieux." La lumière de la lampe éclairait les murs à angle droit, ce qui projeta des ombres sur les pierres. De sa main libre, il saisit la poignée de son glaive.

"Que se passe-t-il ?" demanda Oriken.

"Rien. J'ai juste... Tout va bien."

"Tu ferais mieux d'oublier cette légende," conseilla Jalis.

"Ce n'est pas ce qui me dérange." Non, pensa-t-il. C'est l'obscurité. Ça, et le poids écrasant de la terre au-dessus. Et le fait qu'on soit en train de descendre dans un endroit encore plus abandonné des dieux que l'ensemble des Terres Mortes.

Il scruta les ténèbres au-delà du coude avec angoisse. Pour autant qu'il sût, l'escalier était vide.

"Je me comporte comme une petite fille qui croit aux fantômes," marmonna-t-il, se forçant à poursuivre la descente. Sauf que, si les fantômes existaient, c'est bien dans cette crypte impie qu'ils se trouveraient.

Après le virage suivant, les marches débouchèrent sur un sol plat qui s'étendait en un couloir long et étroit. Des étais de bois couraient le long des murs entre des dalles de pierre carrées. Des amas de toiles d'araignée poussiéreux pendaient depuis les coins des traverses. L'obscurité, humide et pénétrante, alliée à l'odeur de moisi qui provenait de la gorge noire du couloir, envoya un frisson le long de la colonne vertébrale de Dagra.

"Foutues Dyades," dit Oriken, obligé de se pencher dans l'espace exigu.

Dagra le fusilla du regard. "S'il te plaît, ne jure pas pendant que je prie."

Oriken inclina la tête davantage, cachant son visage dans l'obscurité ainsi que son sourire narquois.

"Sérieusement, j'ai entendu la même désinvolture de ta part depuis qu'on était gosses et ça ne vaut vraiment pas la peine qu'on en discute. Ce n'est pas du tout le moment de me pousser à défendre l'existence des forces d'au-dessus, d'au-dessous et par-delà Verragos que je sais être réelles et que tu t'obstines à—"

"Tout ce que j'ai dit, c'était Foutues Dyades."

"Ha !" Dagra leva les yeux. "J'espère que tu n'es pas si occupé à jurer que t'as pas le temps de voir qu’il y a des toiles d'araignée."

Oriken s'arrêta et gémit. "Par les étoiles... Il fallait qu'il y ait des toiles d'araignée ici, n'est-ce pas ? J'aurais pu le parier."

Dagra poursuivit sa marche, Oriken le suivant de près. Peu de temps après, ils aperçurent une arcade ouvrant sur quelque horreur impie qui les attendait à l'intérieur. Tous ses sens concentrés sur l'arcade sombre, il faillit s'évanouir et manqua de laisser tomber la lampe quand le cri d'Oriken transperça le couloir. Le cœur de Dagra battit à tout rompre quand il se retourna pour voir Oriken se dandiner et battre des bras avec affolement, battant le rebord de son chapeau et reculant en plein sur Jalis, amusée.

Elle l'attrapa par la taille, sans doute plus pour se protéger de son poids que pour calmer ce balourd sans cervelle. En dépit de sa petite stature, elle parvint sans mal à arrêter leur compagnon de haute taille dans sa lancée.

Les mouvements d'Oriken avaient provoqué un nuage de poussière et un fin voile restait en suspens dans le corridor, réduisant davantage leur visibilité. Les cheveux en sueur et décoiffés, alors qu'il retirait son chapeau, Oriken fixa avec effroi les toiles d'araignée qui s'étaient accrochées au rebord et sur la couronne gondolée de son chapeau. Avec une grimace, il s'en débarrassa.

Jalis posa ses mains sur ses hanches, leva le menton et lui jeta un regard déçu.

Remarquant le reproche, Oriken haussa les épaules tout en s'excusant et remit son chapeau sur la tête. "Ah ! Ça me fout les jetons !"

Dagra soupira. "On le sait !"

Jalis ne pouvait réprimer son sourire narquois, puis elle dit, "Tu en as raté une, là." Elle tendit le bras et retira un fil de toile de sa barbe, puis l'essuya contre le mur. "Voilà. C'est fini." Elle plissa les lèvres, puis rajouta, "Vas-tu maintenant te comporter comme un brave sabreur ?"

"J'avais bien dit qu'on aurait mieux fait d'emmener plusieurs torches au lieu de cette stupide lampe," marmonna Oriken. "On aurait pu flamber tout le satané plafond en passant."

Dagra secoua la tête et tourna son attention vers l'arcade plongée dans les ténèbres. Il avança prudemment, chaque pas amenant son lot d'angoisse. Ses peurs avaient repris le dessus.

Je n'ai aucune hâte à aller trouver ce qui se cache là-bas, pensa-t-il. Personne n'est entré dans ce caveau mortuaire depuis des siècles. C'est contre nature ! Mais bon, on est arrivés jusqu'ici, à défaut on ramènera une bonne histoire. Ressaisis-toi. On y est presque.

Il atteignit l'arcade et s'immobilisa. "Pour une pièce de cuivre, pour une pièce d'argent," grommela-t-il. Prenant une profonde inspiration, il franchit le seuil et entra dans un couloir au plafond haut, beaucoup plus large que le couloir exigu. Tout était silencieux et immobile. Trop calme. Trop immobile. Il scruta dans l'obscurité pendant un long moment. Les poils sur son cuir chevelu s'étaient dressés alors qu'il fit un pas de côté pour laisser les autres passer.

Oriken se pencha pour franchir l'arcade en souriant et s'étira de toute sa hauteur. "Ah, voilà qui est bien mieux !"

"Content que tu sois heureux," dit Dagra, "mais pourrais-tu exprimer ta joie avec un peu moins de bruit ?"

"Ah, allez, Dag. L'incident de la cave, c'était il y a des années."

"Ouais, parfaitement ! Sept, pour être précis. Et je n'ai pas besoin que tu me le rappelles encore une fois, merci beaucoup."

Oriken railla. "Si tu continues à crier comme ça, tu vas finir par réveiller les morts, sans parler des plafonds qui risquent de s’effondrer et les entrées qui seront bloquées."

Dagra frissonna, serra les dents et lança à Oriken un regard furieux.

"Les mômes, ça suffit," Jalis les rappela à l'ordre. "Gardez vos plaisanteries pour quand on sera de retour sur la lande. Vous pourrez même plaisanter tout le long du chemin du retour mais essayons de nous comporter comme des sabreurs pendant que nous sommes ici." Elle regarda Dagra. "Je te laisse nous guider."

Il avança avec précaution dans le hall. La flamme de la lampe vacillait alors qu'il la balançait de droite et de gauche pour scruter les alcôves creusées dans les murs à intervalles réguliers. Des ombres tremblaient tout autour d'eux comme des spectres fuyant le halo de lumière. Dans les alcôves ainsi que sur des piédestaux alignés le long du centre du couloir, des assortiments de pierres précieuses captaient la lumière ; il reconnut de l'obsidienne, de la pierre d'étoile, du lapis, des cymophanes, de la pierre de tonnerre et plusieurs autres pierres, jolies mais peu précieuses. À l'arrière de l'une des alcôves, une pierre de soleil veinée de rouge attira son attention. Il s'en approcha pour la regarder de plus près. Le joyau était enchâssé à hauteur de taille au centre d'une dalle de granit allant des genoux de Dagra jusqu'à sa poitrine, deux fois plus grande en largeur, et dont les côtés étaient fermement encastrés dans des piliers d'angle. Il saisit la pierre de soleil pour la déloger mais elle était fermement incrustée dans le granit.

Il y avait des mots et des dates gravés autour de la pierre. Dagra se pencha plus près mais les lettres gravées étaient en himaerien ancien et à peine lisible. Secouant la tête, il retourna vers le couloir.

Alors qu'il passait près d'un piédestal central, la lampe illumina des éraflures dans la poussière à quelques pas d'eux. Il s'en approcha et s'accroupit pour mieux observer ces traces dans le sol poussiéreux. Oriken et Jalis le rejoignirent. "On dirait que nous ne sommes pas les premiers," dit-il.

"Probablement des rats," dit Oriken envers qui Jalis leva un sourcil. "De très gros rats, alors ?" Dagra lui lança un regard désapprobateur. "Bon !" Il haussa les épaules. "Un nargut, alors. Et il y a probablement un terrier quelque part."

"Pas des rats." Il y avait une pointe d'inquiétude dans la voix de Jalis. "Pas un nargut non plus, Oriken, mais merci pour la suggestion. Et, quoi que ce soit, ça se déplace sur deux jambes. Peut-être un cravant. Mais je pense que nous sommes d'accord, c'est peu probable, puisque le cimetière est fermé."

"Moins probable qu'un nargut ?"

Jalis ferma les yeux. "Oublie ce nargut. Je t'en attraperai un plus tard, si tu y tiens. Tu pourras lui nouer une corde autour du cou et le garder comme animal de compagnie en chemin." Puis en plissant des lèvres, elle ajouta, "Ces empreintes sont loin d'être fraîches, c'est important de le remarquer."

"Tu crois que ça date de quand ?" demanda Oriken.

"Étant donné que cette crypte n'a probablement pas été entretenue depuis votre Grand Soulèvement... c'était quand déjà ? Au début du cinquième siècle ?"

"À peu près, oui," dit Dagra qui gardait un œil sur les ténèbres autour d'eux.

Jalis se releva ; Dagra et Oriken en firent de même. "Dans ce cas," dit-elle, "il doit y avoir là une couche de poussière vieille de deux ou trois siècles."

"Ouh la," dit Oriken. "Ces empreintes n'auraient pas été recouvertes de poussière depuis tout ce temps ?"

"Pas nécessairement. La couche de poussière dans la crypte n'est pas vraiment épaisse, comme celle qu'on trouverait dans une maison après le même nombre d'années. Ces empreintes pourraient ne dater que de quelques décennies." Les coins de ses lèvres se relevèrent en un sourire sans joie. "Dagra, je t'invite à prier pour que ce soi-disant joyau funéraire soit encore là. Orik, toi, tu peux invoquer les étoiles et les lunes, si ça te fait plaisir. Pour ma part, après ce long voyage sinistre au bout de nulle part, j'ai hâte de mettre la main sur notre trésor. Mais si quelqu'un nous a devancés..."

"Pas de conclusions hâtives," dit Dagra. Moi qui commençais à me faire à l'idée que peut-être on allait le trouver, ce joyau, après tout.

Les pièces d'argent de ce contrat leur assureraient des repas chauds et des chopes pleines pour une année entière et pour tous les trois. Même la part de Maros en tant qu'Officiel de la Guilde lui rapporterait un petit pactole. Aucun d'entre eux n'avait les moyens de cracher dessus.

Ils reprirent leur progression dans le couloir. Dagra ouvrit la marche, muni de la lampe, en suivant les anciennes traces de pas et vérifiant les alcôves de part et d'autre. Il examina chacune d'entre elles à la recherche du joyau mais elles ne contenaient que des dalles de granit et des pierres de peu de valeur.

"J'ai remarqué une chose à propos de cette salle," dit Oriken en se frottant la barbe. "Depuis le couloir derrière nous, je n'ai pas vu l'ombre d'une toile d'araignée. À moins que le plafond là-haut n'en soit infesté ; heureusement, on n'en voit pas grand-chose et donc nous ne saurons pas."

Dagra regarda Jalis. "Il a raison."

"C'est presque comme si..." le visage d'Oriken semblait plongé en pleine concentration.

Dagra s'impatientait. "Oui ?"

Oriken leva les bras en signe d'abandon. "Je ne sais pas c'est presque comme quoi. Quelque chose, sans doute."

"Merci pour ta perspicacité," dit Jalis. "Qui a besoin d'un oracle quand on a Oriken ?"

"Ouais, oublie ça." Il abaissa le rebord de son chapeau et ils reprirent leur progression en silence.

Pour Dagra, l'obscurité devenait de plus en plus oppressante et étouffante au fur et à mesure qu'ils avançaient. Il essuya la sueur de son front du dos de la main et tira sur le col de sa chemise déjà desserré. D'ici, le plafond était à peine visible ; quelques lignes grisâtres et des contours que dessinaient la pierre brute et les traverses, mais ce qui l'écrasait plus que ce couloir étroit, c'était cet espace ouvert. La dernière chose qu'il voulait était de se retrouver enfermé du mauvais côté d'une chute de pierres, nulle part où s'enfuir, pendant que les fantômes de personnes mortes depuis longtemps s'échappaient des murs, leurs lueurs fantomatiques s’approchant de plus en plus près...

"Lieu impie," marmonna-t-il en réprimant un frisson.

Il était bien content d'être celui qui tenait la lampe. Puis il pensa à Jalis qui fermait la marche et, en silence, il admira sa bravoure. De lui faire confiance, à lui, pour voir à sa place, voilà qui était culotté de sa part.

Tu as plus de cran que moi, copine. Je te le concède.

Il avait les yeux baissés sur les dalles de pierre poussiéreuses quand quelque chose bougea en bordure de son champ de vision. Il se figea, un hoquet se formant dans sa gorge. La lumière éclairait un amas de formes sombres et tremblantes qui glissaient sur le sol depuis une alcôve sur la gauche. Il se précipita sur son épée, ses doigts oubliant ses années d'entraînement, et son glaive était déjà à moitié dégainé quand il réalisa ce que ces formes étaient ; il poussa un cri de soulagement.

Par les dieux, je n'avais pas besoin de ça. Ce n'était que des débris, des morceaux de dalle de granit tombés de leur niche, rien qui ne soit accroupi ni à l'affût. Juste une illusion provoquée par les ombres et la lumière. Et par ton imagination, se reprocha-t-il. Les formes n'avaient pas bougé d'un pouce.

Comme il s'approchait de l'éboulis, il remarqua avec inquiétude que les traces qu'ils avaient suivies menaient tout droit à cet amas de dalle fracassée. Il jeta un coup d’œil vers Jalis. Elle hocha la tête en réponse à la question muette. Encouragé par son assurance, Dagra avança dans l'alcôve, les fragments épars de granit craquant sous ses bottes. Ses yeux scrutaient l'endroit exigu, attirés par la niche tout au fond, d'où la dalle était tombée. Le vide qu'elle avait laissé révélait un épais tapis de toiles d'araignées. Il se trouvait peut-être des araignées tout au fond, mais il n'y avait aucun moyen de le savoir ; les fils densément tissés semblaient complètement absorber la lumière de la lampe, l'aspirant au-dedans, gardant ses secrets.

Son attention fut attirée par le coin supérieur droit de la cavité oblongue. Une tâche de moisissure sombre, d'aspect friable, collait au mur, ressemblant à la substance qui recouvrait les arbres dans le cimetière. Au-dessus de la tâche de moisissure trônait un amas de petites poches de couleur claire striés de lignes rouges sombre. Dagra se pencha de plus près pour inspecter ces curieuses excroissances. D'un doigt, il toucha légèrement la plus grande d'entre elles. Avec un léger pop, la membrane desséchée se désintégra dans un petit nuage de poussière. Il tressaillit en reculant ; une odeur piquante envahit ses narines. Mais le nuage s'était déjà dissipé. Il éternua et se frotta le nez avec frénésie. Il recula, jetant un regard sombre sur le nid de toiles d'araignée, les excroissances de moisissure, les débris dispersés et la poussière qui avait été déplacée.

Quelle manière de vivre dans l'au-delà, pensa-t-il, écœuré à l'idée d'être abandonné à pourrir dans un trou plutôt que d'être décemment brûlé jusqu'aux os. C'était des sauvages, du temps des Rois, vraiment. Les corps devraient être brûlés pour que l'esprit soit libéré et puisse voyager vers Kambesh.

Les esprits...

Une légère odeur de moisi dériva de la cavité tapissée de toile. Il frissonna et rejoignit ses compagnons.

"Quelque chose d'intéressant ?" demanda Oriken.

Dagra lui lança un regard sombre. "Rien que tu n'aies envie de savoir."

"Des araignées." Oriken fit une grimace. "Si c'est des araignées, tu n'as qu'à le dire, il y a des araignées. Je préfère savoir plutôt que de ne pas savoir."

"Je n'ai pas vu d'araignées."

Oriken eut l'air sur ses gardes. "D'accord."

"Mais..."

"Mais quoi ?"

"Tu as remarqué qu'il n'y a pas une toile ici ?"

Oriken plissa les yeux en anticipant les prochaines paroles de Dagra.

"Je crois les avoir trouvées." Dagra pointa de son pouce par-dessus son épaule. "Elles sont toutes réunies dans ce trou. Du moins, ça en a tout l'air." Oriken grimaça ; Dagra haussa innocemment les épaules. "Eh, c'est toi qui as demandé à savoir."

"Oui, mais il y a une différence entre information et trop d'information. Tu ne pouvais pas résister, hein ?" Oriken pointa un doigt accusateur. "Je te revaudrai ça."

Dagra eut un sourire en coin. Les plaisanteries allégeaient quelque peu l'état d'esprit dans lequel il se trouvait.

Dans les décombres, une petite pierre de sang attira son attention. Il se pencha, la ramassa et l'essuya sur son pantalon. C'était une pierre lisse de forme ovale, d'un vert profond parsemé de taches écarlates.

Pas de grande valeur mais une jolie babiole. Ça ne fait plus partie d'un tombeau, rationalisa Dagra, balayant ainsi le problème moral que son geste occasionnait. Je pourrais demander au forgeron de me l'incruster dans le pommeau de mon glaive. Un souvenir de ce voyage, pensa-t-il sournoisement tout en fourrant la pierre de sang dans sa poche.

"Ces babioles ne valent presque rien," dit-il tranquillement, "mais quel genre de voleur ordinaire laisserait ça derrière ? Est-ce que l'un de vous a vu d'autres traces de vandalisme mis à part cette dalle cassée ?"

Oriken fronça les sourcils. "Maintenant que tu en parles, eh bien non. Mais si quelqu'un est venu ici, il cherchait probablement ce que nous sommes venus chercher. Peut-être même des sabreurs, d'ailleurs. Tout est possible."

Jalis secoua la tête. "Sauf que personne n'a traversé les Terres Mortes depuis des siècles."

"Prétendument," dit Dagra.

Oriken haussa les épaules. "Peut-être que notre cliente a embauché quelqu'un avant nous et c'est dans ce tombeau qu'ils ont trouvé le joyau."

Jalis donna un léger coup de pied dans les décombres. "Cette dalle enchâssait une pierre de la même taille que les autres." Elle lança à Dagra un long regard entendu. "Aucune de celles que nous avons vues jusqu'ici n'est aussi grande que celle que nous cherchons."

Oriken jeta un regard en direction de l'alcôve. "Peut-être que c'est enterré avec le corps et non pas incrusté dans une dalle de granit."

Jalis sembla en douter. "Ces gens ont fait tout leur possible pour décorer cet endroit de pierres précieuses. Pourquoi iraient-ils enfermer ce bijou là ou personne ne le verrait ?"

Dagra secoua la tête et dit à Oriken. Même si le joyau était à l'intérieur, toi tu n'as pas vu ce nid de toiles d'araignée. Personne n'y a touché. Et c'est très épais. Celui qui a délogé la dalle n'a pas pris la peine d'explorer plus loin. Ou, si il l'a fait, alors ça s'est passé il y a vraiment longtemps comme l'a souligné Jalis."

Les yeux emplis d'effroi sous le rebord de son chapeau, Oriken se risqua à aller regarder l'alcôve de plus près. "Je ne peux pas lui en vouloir de ne pas être allé plus loin. Pour cette toile, moi, je romprais le contrat. Essaie de me faire ramper dans un trou plein de toiles d'araignée. C'en est fini. Pas même pour un sac rempli de dari d'or." Il passa un pouce dans son ceinturon. "Pas pour tout le dari en Himaera. Pas une chance."

"Dieux !" Dagra pâlit. "J'espère que le joyau n'est pas caché au fond de l'un de ces trous, avec un pauvre cadavre dont le corps a été abandonné à la putréfaction et l'âme vouée à l'errance dans les limbes et que nous, nous ayons à grimper et fourrager dedans..."

Jalis claqua des doigts sous le nez de Dagra. "Arrête ça tout de suite. Tu continues sur ta lancée et je t'aiderai à trouver un remède expéditif contre ta phobie."

"Hein ?" Confus, Dagra fronça les sourcils, puis il suivit le regard de Jalis en direction de l'alcôve tapissée de toile d'araignée. Il la regarda de travers et elle hocha de la tête alors qu'il reculait d'un pas. "Tu ne ferais pas ça."

Elle posa un doigt sur ses lèvres. "Alors chut, Dag. Tous les deux." Regardant tour à tour Dagra et Oriken, elle abaissa les yeux vers les traces de pas dans la poussière. "Je n'aime pas ça mais, je viens de réaliser un truc à propos de ces empreintes."

Dagra soupira, "De bonnes nouvelles, pour changer ?"

Jalis lui fit un coup d'œil sarcastique.

"Vas-y, crache le morceau."

"Tu avais vu juste quand tu disais que tu n'avais vu aucune trace de vandalisme. Ça m'a fait réfléchir. Si quelqu'un était entré ici, il aurait du y avoir deux séries de traces de pas. Une qui y entre, et une autre qui en sort. Mais, à part nos propres traces, je n'en ai vu qu'une."

Un doute envahit Oriken. "Tu penses que celui qui est entré n'en est jamais ressorti ? Qu'il est... mort ici ? Oh ! Tu penses qu'il y a une autre sortie !"

"C'était ma première idée. Mais s'il y a un autre accès, la carte n'en dit rien. Mais là n'est pas la question. Regardez." Elle pointa en direction des décombres et Dagra suivit le mouvement de sa lampe pour éclairer l'endroit. "Les traces s'arrêtent là," dit Jalis, l'air assombri.

Ce que Dagra avait vu était juste. Au-delà, la poussière n'avait pas été dérangée. Alors qu'un scénario lugubre se faisait jour dans son esprit, il se frotta le menton de son pouce. Il regarda Jalis avec prudence et secoua la tête. "Ne le dis pas."

"Il ne s'agit pas de quelqu'un qui est venu," dit-elle. "Mais de quelqu'un qui en est sorti."

"Il fallait que tu le dises, vraiment ?"

Oriken croisa les bras. "De mieux en mieux."

Jalis haussa les épaules, comme à regret.

"Pour l'amour des dieux," grommela Dagra. "C'est à mourir de trouille avant même d'avoir trouvé ce maudit bijou. Allez, on continue à chercher." Il pinça les lèvres et sortit son glaive de son fourreau tout en regardant ses compagnons dans les yeux.

Oriken inclina la tête et dégaina son sabre.

Bien qu'elle les gardât dans leurs fourreaux, Jalis vérifia ses poignards qu'elle gardait accrochés à sa cuisse et à sa taille. "D'accord," dit-elle. "Mais savoir à quoi nous faisons face ne peut que nous donner un avantage."

Dagra bougonna. "Tu ne diras pas ça quand le seul avantage qu’on aura est que j’ai chié dans mon froc."

Ils poursuivirent leur progression dans la chambre funéraire, inspectant rapidement chaque alcôve en passant, jusqu'à ce qu'ils parvinrent finalement au fond de la crypte. Devant eux, une grande dalle rectangulaire en granit était ancrée dans le sol et dont la hauteur atteignait le haut du chapeau d'Oriken. Une rangée de piédestaux à hauteur de taille courait le long de chaque mur et sur chacun d'eux reposait une collection de pierres précieuses recouvertes de poussière.

Il fut bouche bée quand il découvrit sa particularité principale. Serti dans le granit à hauteur des yeux de Dagra se trouvait un joyau magnifiquement ciselé et dont la taille faisait deux fois son poing. Par les Dyades, la vieille Cela ne plaisantait pas. Elle n'a pas exagéré non plus.

Une bande d'argent encerclait le bijou, le maintenant fermement dans son châssis de pierre. Les reflets de la lampe à huile scintillaient sur la surface du joyau aux multiples facettes, lançant des reflets roses et verts.

"Douce Khariali," murmura-t-il, invoquant le nom de la déesse primitive des pierres et des métaux.

"Douce Khariali, comme tu dis," lui fit Oriken en écho. "Le voilà donc !"

"Il est magnifique," murmura Jalis.

Dagra posa la lampe sur le piédestal le plus proche, repoussant les pierres qui s'y trouvaient pour faire de la place, et fit un pas en arrière. C'était peut-être son imagination, ou la façon dont la lumière se reflétait sur les nombreuses facettes du joyau, mais il semblait en émaner une chaleur, non pas physique, mais plutôt comme une quiétude qui touchait l'âme. Cette pierre avait été placée dans une chambre funéraire mais sa place devrait être ailleurs, tout comme Dagra souhaitait être ailleurs. Il serait heureux de l'emmener avec lui.

"Je m'attendais à quelque chose comme un diamant," dit Jalis avec humilité. Elle avança d'un pas pour toucher la surface anguleuse du doigt. "Mais ceci n'est pas qu'un simple diamant, ou bien je suis une poissonnière."

Elle en a bien le droit, pensa Dagra. Comparés à celui-ci, les quelques diamants qu'il avait vu jusque là n'étaient que morceaux de verre.

Les mots Ladjie Cunaxa Tjiddarei ainsi que les dates 152 et 225 étaient gravés en lettres ornementales au-dessus du bijou. D'anciens symboles étaient mêlés à de l'himaerien ancien et du sosarran ancien et les lettres formaient des cercles concentriques autour du joyau. Dagra supposait que ces mots représentaient soit une prière, soit un résumé de la vie de la dame.

"Elle est morte bien avant le fléau," remarque Oriken.

"Elle était probablement la première de sa lignée," dit Jalis. "Ou la première qui soit devenue importante, en tout cas. Sa place tout au fond de la crypte suggère qu'elle a été la première enterrée ici."

"Comment les bâtisseurs ont su combien de Chiddari il y aurait ?" demanda Oriken. "On dirait que toutes ces alcôves abritent des tombes. Leur hypothèse a été bien menée."

"Je pense que seules les personnes importantes ont leur place dans le caveau familial. Les autres sont probablement enterrés au dehors. Et si on prenait le temps d'inspecter chacune des alcôves, on découvrirait peut-être qu'elles ne sont pas toutes occupées, mais simplement réservées."

Dagra bougonna. "C'est dommage que la vieille Cunaxa n'ait pas été la dernière a être enterrée ici. Ça nous aurait évité de traverser toute la longueur de ce maudit endroit."

"Mais je suppose que si elle avait vraiment été enterrée tout proche de l'entrée," dit Oriken, "elle ne serait pas celle qui veille sur le joyau, non ?"

Dagra lui lança un regard glacial avant de reporter son attention sur le joyau. Il montra du doigt un groupe de symboles sculptés dans l'inscription qui entourait le joyau. "Voilà quelques unes des runes qui t'intéressent, Jalis. Comme celles sur mon épée." Il porta la grande lame de son glaive sous la lumière de la lampe, montrant les inscriptions obscures qui couraient sur sa longueur. "Attik quelque chose, non ?"

"Antik rukhir." L'accent sardayen de Jalis donnaient à ces mots un ton mystique, accentuant le k à la fin d'antik d'un claquement sec de la langue et roulant le r à la fin de rukhir. Elle se pencha pour observer les runes de plus près. "Le langage de l'Ère Ombrale ne cessera jamais de m'étonner. Il y a eu tant de variations régionales qui semblent avoir évolué complètement séparément l'une de l'autre et pourtant elles ont toutes maintenu des éléments communs reconnaissables. On parle là d'il y a des milliers d'années, avant que les premières chaloupes n'aient traversé le Détroit de Feu, pourtant antik rukhir était aussi répandu en Himaera que sur le continent de Sosarran. Et ça date d'avant toutes les anciennes tribus."

Oriken haussa les épaules. "Qui s'en soucie ? C'est ce que j'avais dit quand tu as vu les runes sur l'épée de Dagra la première fois. Bien sûr, c'est une arme singulière, mais pourquoi s'exciter à propos d'une langue morte ?"

"Je me demande quel trésor est le plus grand," soupira Jalis avec un sourire sarcastique. "Le joyau ou ta perspicacité légendaire."

"Tout ce que je dis, c'est qu'on a le joyau et qu'il vaut beaucoup plus que ce que Cela Chiddari nous donne. Même moi, je le vois."

"Nous sommes tous d'accord que nous avons trouvé une petite fortune," dit Dagra, "mais qui a les moyens de nous payer ce que ça vaut vraiment ? Certainement personne que je connaisse. Cinq cents dari d'argent, tout de même."

Jalis approuva d'un signe de la tête et jeta un coup d'œil à Oriken. "De plus, nous sommes liés par le code. Orik lui-même ne peut ignorer les règles de la guilde."

Oriken ajusta son chapeau. "Bien sûr que non. Loin de moi cette idée. Mais est-ce que ces règles avaient prévu comment extirper un bijou précieux enchâssé dans un solide morceau de granit ? Je préférerais livrer l'objet entier, si possible." Dagra haussa les épaules et regarda en direction de Jalis, qui secoua la tête. "Je veux dire," poursuivit Oriken, "ce n'est pas comme si on avait un marteau et un ciseau, n'est-ce pas ?"

Jalis se le reprocha à voix basse. "En rétrospective, voilà un oubli."

"Alors, comment on le déloge de là ?"

"Avec nos lames." Dagra pointa en direction des poignards que Jalis portait à sa ceinture. "Les tiens feraient très bien l'affaire, copine."

Jalis rigola. "Tu plaisantes ? Je ne vais pas abîmer mes lames sur ce bijou, peu importe la valeur qu'il a." Elle tapota le poignard à lame noire à sa hanche ainsi que celui plus fin en argent sur sa cuisse. "Dusklight et Silverspire sont plus que des armes ou des outils. Ce sont des œuvres d'art, elles sont irremplaçables."

Dagra soupira et rengaina son glaive. "D'accord. Laissez-moi m'en occuper." Il fit signe à Oriken de se retourner. Oriken obtempéra et Dagra défit la poche latérale de son sac à dos, fouilla à l'intérieur et en sortit le couteau de chasse à lame courte.

"Celui-ci ne porte pas de petit nom fantaisiste," dit Dagra à Jalis tout en levant un sourcil. "C'est un bon vieux morceau d'acier qu'Orik possède depuis notre enfance."

"En fait, je lui ai donné un nom," dit Oriken, une lueur dans l'œil. "Je l'ai nommé Akantu, du nom du patron des viles créatures."

"Non," dit Dagra. "Rien de tout ça. Et tu ne devrais pas te moquer des dieux, encore moins au fond de cette crypte."

Oriken railla. "Les patrons ne sont pas des dieux. Ce sont des hommes et des femmes, pas différents de... eh bien, pas différents de moi, ni de Jalis." Il fit un grand sourire à Dagra.

"Va te faire voir," lui offrit Dagra.

Il plaça la pointe de la lame recourbée dans l'interstice entre le granit et l'anneau d'argent et appliqua un mouvement de levier, progressant prudemment sur le pourtour du bijou.

"Ne glisse pas," dit Oriken.

"Je doute que ton couteau n'entaille le joyau," dit Jalis. "C'est pour ça que je ne veux pas émousser mes armes dessus. Ça m'a l'air plus dur que le diamant."

Le cœur de Dagra battit la chamade lorsque le couteau de chasse glissa sur l'anneau d'argent. Sa pointe acérée dérapa sur le joyau avec un crissement aigu.

"Par les pierres de Cherak, Dag !" dit Oriken. "Est-tu en train d'essayer de détruire notre récompense ?"

Dagra gonfla ses joues et laissa échapper un long souffle pour calmer ses nerfs. Il pensait avoir endommagé le trésor mais il n'y eut pas la moindre égratignure, sur aucune des facettes anguleuses de l'objet.

Jalis soupira. "Merci d'avoir confirmé mes doutes, Dagra," dit-elle platement. "Je crois que c'est maintenant établi."

La main de Dagra tremblait légèrement lorsqu'il réinséra la pointe de sa lame dans la rainure. Il fit tourner la lame de ci et de là et le crissement de l'acier contre la pierre se fit entendre dans tout le couloir.

"Vous croyez qu'il y a de la magie ?" demanda-t-il.

Oriken éclata de rire. "Ne sois pas ridicule."

"Peut-être qu'il y a des incantations gravées dessus. Vous vous souvenez de cette fille à je-sais-plus-où ?" Dagra fronça les sourcils pour essayer de s'en souvenir. "Celle que Maros a sauvée ?"

"Je ne dirais pas qu'il est venu à son secours," dit Oriken. "Elle était poursuivie par un essaim d'abeilles."

"Dag a raison," dit Jalis. "Cette fille a transformé un chêne en arbrisseau."

"C'est ce qu'on nous a dit."

Dagra se raidit. "Eh ben, après ça, ils l'ont expédiée dans l'Arkh, il y a du y avoir un brin de vérité dans tout ça." Le joyau commençait à se détacher.

Oriken renifla. "Si je l'avais vu de mes propres yeux, je l'aurais cru. Je ne prends pas tout ce que j'entends pour vrai."

"Je sais." Dagra soupira.

"C'était une feyborn, Orik," dit Jalis à voix basse. Dagra pouvait sentir son souffle sur son cou pendant qu'elle le regardait travailler. "Dis ce que tu veux sur tout ce que tu veux mais je peux t'assurer que les feyborn existent."

Oriken ne répondit pas et la conversation cessa. Dagra travaillait, tout comme son imagination. Dans son esprit, il revit la cavité remplie de toiles d'araignée. Quelque part derrière ce mur de soie gisait un parent décrépit de leur cliente. Et derrière la dalle sur laquelle il s'activait reposaient les os du plus ancien de leurs ancêtres, Cunaxa.

Un squelette à l'heure qu'il est, se rassura-t-il. Rien que des os. Pas de quoi avoir la frousse. Il imprima à la lame un mouvement d'avant en arrière et, avec une dernière torsion, le joyau funéraire se délogea de la pierre...

Des orbites remplies de toile d'araignée étaient fixées sur lui. Dans une horreur muette, il fut comme hypnotisé. L'anneau du joyau encerclait à présent les traits affaissés de Lady Cunaxa Chiddari recouverts de fils de soie et elle le regardait depuis le trou. Sa peau était tendue sur son crâne, comme du cuir bouilli, avec des touffes de cheveux colmatées sur sa chair momifiée. Ses sourcils et ses pommettes étaient couvertes de croûtes rugueuses et son horrible bouche sans lèvres lui faisait un rictus, comme si elle était ravie de sa compagnie après ces longs siècles de solitude. Ses dents noircies semblèrent bouger et s'écarter. Horrifié, Dagra regarda alors que les fils de soie se déchirèrent et que la mâchoire s'abaissa grande ouverte, puis celle-ci glissa derrière la dalle et tomba sur le sol dans un chtonk assourdi.

"Ah !" Dagra sauta en arrière, invoquant le nom des Dyades dans l'espoir qu'elles l'emportent loin de cet endroit impie et l’emmènent sur la lande. De la bile lui monta à la gorge alors qu'il arracha ses yeux de ce crâne desséché.

"Ce n'est qu'un cadavre, Dag," dit doucement Jalis.

"Ça a bougé !"

"Tu as du le faire bouger, c'est tout."

Sa bouche se remplit de salive. Il déglutit. "Ouais. Rien qu'un cadavre. Bien sûr. Un cadavre, bien sûr !" Il émit un rire, bref et hystérique. Surprenant le regard amusé de ses amis, il s'éclaircit la gorge et se calma.

Le joyau était dans les mains d'Oriken. Il le tint à hauteur des yeux et l'observa, indifférent au macchabée qui les regardait. Jalis s'empara de la lampe posée sur le piédestal et l'éleva à la hauteur de l'épaule d'Oriken. La lumière étincelait sur les facettes du joyau. La face avant était circulaire, l'anneau d'argent serti fermement sur son pourtour semblant forgé dessus. De côté, l'objet était plus plat mais renflé en son centre autour d'un noyau de teinte sombre qui se brisait en prismes à la lueur de la lampe. La tâche noire évoquait pour Dagra les œufs aux jaunes noircis d'un balukha du soir, ou à une tâche d'encre prise dans une sculpture de verre. Il réévalua son estimation de la valeur esthétique du joyau.

Oriken brossa l'arrière du bijou de sa main. Son visage montrait du dégoût. "On nettoiera ça plus tard. Il y a un peu de son visage collé dessus."

L'estomac de Dagra se souleva et ses genoux fléchirent. Il s'agrippa au piédestal près de lui.

Jalis ouvrit son sac à dos et donna une couverture à Oriken. Elle maintint le sac ouvert pendant qu'il enveloppait le bijou et le fourra à l'intérieur. Puis elle resserra la corde et fit un nœud, attacha les courroies et enfila le sac sur son dos.

"J'espère que c'était ta couverture et pas la mienne," lui dit Dagra. Comme il relâchait le piédestal, ses yeux se posèrent sur la tête sans yeux, sans nez, et à présent sans mâchoire, de Cunaxa. Alors qu'il jetait à l'ancêtre des Chiddari un regard noir, la tête bougea à nouveau.

"Douce mère des prophètes ! Ne me dites pas que j'ai vu ce que je viens de voir !" La tête était inclinée, comme un enfant attentif qui voulait savoir ce qu'était tout ce grabuge.

"Tu peux lâcher mon bras, Dagra," dit Jalis.

Il marmonna des excuses et tituba vers le mur, s'appuya contre le mur et vomit. Quand il eut finit, il essuya sa barbe de sa manche et se retourna pour voir Jalis et Oriken qui l'observaient, leurs visages semblant de cendre dans la lueur de la lampe.

Dagra se força à rire. "Ah, je ne sais pas d'où ça m'est venu." D'un geste de la main, il refusa le mouchoir que Jalis lui offrait. "Non. Ça va aller, vraiment. Juste un..." Il pouvait sentir le cadavre qui le regardait mais maintint toute son attention fermement sur Jalis. "Nous avons ce que nous sommes venus chercher. Fichons le camp d'ici. Pas de raison de s'attarder, n'est-ce pas ?"

Jalis acquiesça et se retourna pour partir mais Oriken mit une main sur son épaule. "Pourquoi ne nous faisons-nous pas un peu plaisir en partant ?" D'un geste de la main, il désigna les piédestaux et les alcôves où des pierres précieuses chatoyaient dans l'ombre. Alors que Jalis soupesait sa proposition, il insista. "On devrait au moins prendre celles sur les piédestaux pour notre cliente, puisqu'ils font manifestement partie du lot avec le joyau. Non ? Après si elle n'en veut pas..." il haussa les épaules.

Jalis n'eut pas l'air convaincu.

"Tais-toi et avance," dit Dagra. Il prit la lampe des mains de Jalis et s'engouffra dans le couloir ; ses amis lui emboîtèrent le pas, suivant la seule source de lumière.

"Le contrat ne fait état que du joyau," dit Jalis. "Si nous prenons autre chose, ça pourrait être considéré comme sacrilège."

Dagra proféra un juron. "Tout cet endroit est un sacrilège."

Oriken railla. "Pourquoi est-ce acceptable de voler le plus grand des trésors et pas ceux plus petits ?"

"Eh," dit Jalis, "ce n'est pas moi qui ai défini les règles."

Oriken soupira. "C'est pas comme si Dagra n'avait pas empoché une pierre."

"Oh, fais pas l'enfant !" Dagra se retourna d'un coup. "Sérieusement ? C'est une babiole sans valeur ! Un joli caillou qui vient d'une tombe pillée !"

Jalis grogna entre ses dents. "C'est ce que tu penses, Dag, ou c'est ce que tu espères ?"

"Ne commence pas avec ça. Pas maintenant. Allez, on rentre, la richesse et un bain chaud nous attendent."

"Aucune contestation là-dessus," dit-elle. "Orik, les tombeaux dans cette crypte appartiennent aux ancêtres de notre cliente. Si nous dérangeons ne serait-ce que l'un d'entre eux - et la plupart semble de peu de valeur en comparaison, comme l'a fait remarquer Dagra - ce serait voler Cela elle-même, indépendamment de nos intentions, aussi bien motivées qu'elles puissent être." Elle regarda Oriken attentivement. "Dagra a trouvé sa pierre dans des décombres ; il peut la garder mais on laisse le reste."

"C'est toi le patron," dit Oriken en poussant un soupir. "Et la cité ?"

Jalis aspira l'air entre ses dents serrées et lui lança un regard de côté. "Nous parlerons de ça après avoir quitté le cimetière. Nous avons déjà perdu plus de la moitié la journée."

Oriken la regarda un moment mais garda le silence. Leur conversation retomba dans le silence alors qu'ils revenaient sur leurs pas le long du couloir.

Dagra se fichait de cette pierre de sang qu'il avait ramassée. Ses pensées étaient tournées vers le joyau funéraire qui allait leur rapporter une véritable petite fortune. Mais, plus que cela, il pensait à la matrone de la crypte, à son regard sans yeux qui les regardait partir de son lieu de repos.

Bientôt, le trou de la sépulture profanée se profila. Les traces de pas, à présent recouvertes des empreintes de Dagra et de ses compagnons, menaient de la dalle cassée vers l'escalier...

Afin de distraire son imagination fertile, Dagra dit, "Orik a raison sur un point, quand même. C'est discutable que nous puissions profaner une tombe parce que ça fait partie d'un contrat et qu'en dehors de ce contrat, ce soit répréhensible." Il émit un rire sec et fouilla dans sa poche à la recherche de la pierre de sang. "Vous savez quoi ? Je n'en veux même pas de cette camelote. Je pensais que ça aurait l'air joli sur mon glaive mais avec les sous que nous allons gagner, je pourrais même acheter les tétons scintillants de Khariali si je le voulais."

"Vaut mieux les tétons de Khariali, plutôt que les cailloux de Cherak," plaisanta Oriken.

D'un coup de poignet, Dagra balança la pierre de sang dans les ténèbres et écouta son écho retentir dans le couloir.

"Dag," à côté de lui, Jalis lui fit un sourire. "Je n'ai pas dit que les autres cryptes dans le cimetière n'en valaient pas la peine, juste la crypte Chiddari. Tout cet endroit a déjà été ravagé par une déesse et abandonné depuis des siècles. Quelques petits mortels ne peuvent pas le profaner plus qu'il ne l'a déjà été."

Dagra lui rendit son sourire, bien que le sien soit plus pâle. "C'est vrai. Mais je ne suis pas sûr que ça m'intéresse. C'est pas comme si on avait emmené des mules ; il nous faudrait trimbaler nous-mêmes tout ce qu'on aura trouvé à travers toute l'étendue du Plateau de Scapa et une partie de Caerheath. Merci, jeune fille, mais non. Je veux juste m'en aller de cet endroit maudit, mort et poussiéreux et respirer l'air frais, ravagé ou pas."

Oriken marmonna alors qu'il marchait derrière eux, mais était-ce par approbation ou pas, Dagra ne put le dire et s'en fichait complètement. Il se força à penser à leur voyage de retour, et à passer le reste de l'année aux environs de la Folie de l'Aulne, sans plus de contrats longs et compliqués, sans lieux lugubres et souterrains, et sans plus de cadavres.

Dieux, pensa-t-il. S'il vous plaît, plus de cadavres.

La Cité Ravagée

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