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Chapitre Trois

Tout À Moi


"C'est ça," dit Wayland en s'accroupissant à côté de Demelza. "Contrôle ta respiration. Suis le lapin avec ton arc. Là, tu retiens, tu armes et tu vises. Et une fois que tu es sûre, tu lâches."

À une courte distance et légèrement sur le côté du Gardien et de la fille, Eriqwyn avait les bras croisés et observait Demelza et le lapin. Elle va le rater, pensa-t-elle avec agacement. Son corps est crispé et elle n'est pas totalement concentrée. Étouffant un soupir, elle secoua la tête. Je suis Première Gardienne, je ne devrais pas avoir à perdre mon temps avec celle-ci ; ça demande trop de patience pour faire entrer quoi que ce soit dans sa tête.

Cinquante mètres plus loin, le lapin sortit de derrière le buisson qui l'avait partiellement caché. Il s'arrêta, renifla l'air et dirigea son regard droit sur Demelza et Wayland. La fille décocha sa flèche qui traversa l'air ensoleillé et se ficha dans l'herbe plusieurs mètres avant sa cible. Le lapin disparut dans un saut. Furieuse, Demelza le suivit du regard alors qu'il s'échappait dans la lande. Eriqwyn ramassa son arc posé au sol et marcha dans leur direction.

Les yeux de Wayland s’écarquillèrent et il se releva. "Ah ! Tu as vu ça ? Tu ne l'as pas eu avec ta flèche mais on dirait bien que ce pauvre animal soit mort de trouille !"

Eriqwyn se retourna. Le lapin s'était rapidement éloigné mais il gisait maintenant immobile, son ventre blanc couché dans l'herbe courte. Elle marcha vers la frêle créature et la toucha de sa botte. Elle s'agenouilla et posa une main sur sa poitrine. Son cœur s'était arrêté et son œil brun pointait aveuglément vers elle. Wayland avait raison ; l'animal était mort de peur.

Elle le saisit par la queue et se dirigea vers Demelza. "Ton trophée," dit-elle à la fille en lui tendant le lapin. "Mais il ne compte pas. Tu dois te concentrer davantage. Où avais-tu la tête ? Tu pensais à ta cible ou à autre chose ? J'ai l'impression qu'une partie de ton esprit était ailleurs." Elle regarda Wayland. "Demelza a besoin de plus d'entraînement sur cibles fixes jusqu'à ce qu'elle apprenne à se concentrer totalement."

Wayland haussa légèrement les épaules et hocha de la tête. "Si tu le dis."

"Et toi ?" Eriqwyn pencha la tête en direction de Demelza. "Qu'attends-tu pour aller récupérer la flèche que Wayland t'a généreusement laissé utiliser ?"

Le regard de Demelza semblait aussi funeste que celui du lapin quand il était en vie et aussi vide que quand il était mort. Tendant son arc à Wayland, elle partit en courant récupérer la flèche.

Eriqwyn soupira ; Wayland lâcha dans un souffle : "Ah, Queenie. Tu es trop dure envers la petite. C'est vrai qu'elle n'est pas la plus futée du village mais elle n'est pas sans talent."

"Et quel talent... Je suis Première Gardienne du Ruisseau du Vairon et je ne devrais pas perdre mon temps à chercher où ses talents se cachent."

"Et qu'en est-il de moi ? Linisa et moi sommes tes seconds pour ce qui est de la protection du village. Est-ce vraiment indigne d'un Gardien d'aider un jeune à devenir chasseur ? Bien sûr que non. C'est comme ça qu'on perpétue le cycle et que le village reste fort."

Eriqwyn aspira l'air à travers ses mâchoires serrées. "Pas besoin de me sermonner, mon vieux. Je sais tout ça. Mais cette fille..." Son regard fixait Demelza alors qu'elle retournait vers eux. "Elle est maudite du jour où elle est née. Il y a quelque chose en elle... Elle n'a ni mon affection, ni ma confiance. Tu en as vu beaucoup des lapins qui meurent de frousse comme ça ?"

"Ça arrive."

"Deux fois en deux semaines ? De la même fille ?" Elle se retourna vers Wayland et le fixa du regard, mais ses yeux s'adoucirent quand ils rencontrèrent le regard paisible de Wayland. "Continue à l'entraîner mais garde les rapports de progression pour toi. Je n'ai aucune hâte de savoir comment elle peine, ni d'entendre combien de créatures elle aura tuées d'un simple regard."

Wayland sourit et se tourna vers la fille qui arriva jusqu'à eux, la flèche dans sa main. "Qu'as-tu appris aujourd’hui ?" lui demanda-t-il.

Le regard de Demelza alla de Wayland à Eriqwyn, puis d'Eriqwyn à Wayland. Sa bouche sembla fonctionner sans bruit avant qu'elle ne réponde. "J'ai appris..."

Eriqwyn fronça les sourcils. "Alors ?"

"J'ai appris à..."

Oh, pour l'amour des déesses, pensa Eriqwyn.

"Réfléchis à la question," dit Wayland, faisant montre de patience.

Demelza regarda le lapin que Wayland tenait dans sa main puis, après un long moment, elle dit : "J'ai appris qu'un lapin est moins intelligent que Melza." Eriqwyn étouffa un soupir et tourna les talons. Alors qu'elle s'éloignait, elle entendit Demelza ajouter : "Ben, il est toujours mort."


"Un marécage," grommela Oriken en libérant sa botte du bourbier dans un bruit de succion. Il jeta un coup d'œil devant lui, une plaine dégagée, des arbres épars et tordus, des touffes de roseaux et d'herbes qui parsemaient le paysage. "C'est bien ce qu'il nous fallait."

Des nuages s'étaient amassés et l'air s'était empli d'une fine brume. Le marais était infranchissable, à moins d'aller y patauger, un risque qu'Oriken ne voulait pas prendre. C'est notre sixième jour de voyage et on n'est même pas à mi-chemin, pensa-t-il, fronçant les sourcils en regardant sa botte couverte de boue. C'était leur premier obstacle, si on ne comptait pas ces putains de primates. Sous le bandage de son avant-bras, l'égratignure laissée par la griffe du cravant commençait à lui démanger.

"Il va falloir contourner," dit Jalis en s'asseyant dans les buissons qui avaient envahi les ruines de l'ancienne route pour retirer ses chaussures. "Tu as dit au sud, puis à l'ouest, c'est ça ?"

"Ouais." Oriken se frotta le menton piquant de barbe pour éviter de se gratter l'avant-bras. "La distance vers la côte est beaucoup plus courte à l'ouest qu'à l'est. À plus ou moins une trentaine de kilomètres à partir d'ici."

Dagra souffla. "Et à quoi ça nous sert de le savoir ?"

Oriken haussa les épaules, saisit son chapeau par son rebord et l'enleva. "Si on part vers l'est, ça nous rajouterait des jours, peut-être même une semaine entière, à notre voyage. Et puis, je préférerais avoir à traverser un littoral rocheux et des plages, plutôt que patauger dans une tourbière."

"Passons par l'ouest, alors," dit Jalis en retirant ses chaussures de son sac pour les enfiler à nouveau. "Ça ne nous sert à rien de savoir sur quelle distance s'étend le marais. On en suivra le bord d'aussi près qu'on le peut." Elle tendit la main à Oriken pour qu'il l'aide à se relever.

"Et si ça nous menait tout droit vers l'océan ?" demanda Dagra. "Tu parles d'une aubaine !"

Oriken passa une main dans sa chevelure abondante, puis il remit son chapeau tout en en tiraillant le bord. "Dans ce cas-là, on fera demi-tour et on repart vers l'est. Pourquoi envisager le pire, Dag ? Ce n'est déjà agréable pour aucun de nous. Faudrait que tu y mettes un peu du tien."

Dagra bougonna quelque chose dans sa barbe et lança un regard noir à travers la lande marécageuse.

"Qu'est-ce que tu dis ?"

"Rien. Rien du tout." Dagra marcha vers l'ouest en bordure du marais, un masque de contrariété plaqué sur le visage.

Se mettant en marche derrière lui, Oriken jeta un coup d'œil vers Jalis. "Il est trop crispé. S'il y avait un quelconque sanctuaire aux Dyades dans le coin, ça lui remonterait le moral en moins de deux."

Jalis hocha la tête. "Je commence à me rendre compte combien ça lui coûte de s'être joint à nous. Je n'avais pas idée de ce que ça lui ferait quand on était à la taverne."

"Il s'en remettra. Sa foi est la plus forte que je connaisse, à mon propre agacement, je dois le dire. Je lui donnerai un coup de main."

"J'espère que tu as raison," dit Jalis, "bien qu'à t'entendre, on dirait que tu places ta foi dans la foi de Dagra."

Oriken émit un rire tranquille. "Tu m'as bien eu, là."

L'après-midi passa lentement. La pluie, bien que légère, était incessante. Jalis et Dagra avaient remonté le capuchon de leurs manteaux tandis qu'Oriken avait revêtu sa veste en cuir de nargut. Ça le tenait au chaud et il était sec. Dagra les rejoignit et marcha de l'autre côté de Jalis, tous les trois longeant les bords du marais. Ils ne parlaient pas beaucoup ; Oriken se surprit à se demander ce qui pouvait bien les attendre. Ils n'étaient qu'à deux jours de marche de toute civilisation mais, en dépit du paysage familier qu'était Himaera, le Plateau de Scapa avait une atmosphère distincte. Le paysage dégagé lui donnait un sentiment de liberté mais le mettait également mal à l'aise, comme si la terre elle-même sentait leur présence et les considérait comme des intrus. Ce qui, bien sûr, ne faisait aucun sens.

Sans doute l'humeur de Dag qui déteint sur moi, pensa-t-il, puis il secoua la tête. Voyager et se retrouver dans la nature du jour au lendemain n'était nouveau pour aucun d'eux ; mais de pénétrer chaque jour un peu plus dans une vaste région inhabitée, une région que les vivants avaient désertée et abandonnée au passé, il ne parvenait pas à faire taire l'appréhension qui s'emparait de lui. Y avait-il vraiment une cité de l'autre côté des Terres Mortes ? Si c'était le cas, alors ce devait être une coquille vide, en ruine et envahie par la végétation.

Comme il avançait péniblement, la pluie battit plus fort et martela le bord de son chapeau. Alors que Jalis et Dagra marchaient en silence à ses côtés, perdus dans leurs pensées, Oriken se prit à penser à la légende de Lachyla. L'histoire de la cité était vague et embellie de légendes mais, quatre ans plus tôt, Oriken l'avait entendue savamment racontée par un Tisseur de Contes à la Folie de l'Aulne. À l'époque où Oriken et Dagra n'étaient encore que des débutants de la guilde et de nouveaux pensionnaires de la Folie de l'Aulne, ils vivaient dans la maison de la guilde avec Maros, Jalis et le reste des sabreurs, du temps où le Camelot Solitaire appartenait encore à Alderby. Le Tisseur s'y était arrêté une nuit.

Juste après minuit, dans la grande salle de la taverne, l'air était lourd de la fumée de bois, de bière et de dur labeur. Les sabreurs étaient regroupés à leurs tables près de la seule porte d'entrée. Oriken se souvenait avec une pointe de tristesse pour son mentor et ami sang-mêlé que Maros devait se pencher pour passer par cette porte, avant même que la lyakyn n'ait attaqué sa jambe. Un étranger entra par la porte et jeta un coup d'œil autour de la grande salle. Lentement, le silence s'abattit sur la pièce. L'homme, d'âge moyen, était aussi grand qu'Oriken. Il se dirigea vers le bar, écarta d'un geste les pans arrière de son pardessus bleu et brun et, d'un saut, se percha habilement sur le comptoir.

Depuis sa barbe sel et poivre soigneusement entretenue émergea le sourire de l'énigmatique Tisseur de Contes. Son regard glissa sur les visages captivés des clients silencieux. Ses yeux étaient vivaces. Son menton, légèrement en avant, démontrait une calme assurance. Tandis que le feu crépitait dans l'âtre, il lissa les plis de son pardessus et commença à tisser un conte...

À l'âge d'or de l'Époque des Rois, Lachyla était une ville forteresse vibrante de vie et d'activités, d'une puissance et d'une suprématie à nulles autres pareilles à Himaera. Son peuple célébrait la mort par des cérémonies élaborées dans les somptueux jardins funéraires. Les murs imposants du cimetière constituaient la première ligne de défense de la cité ; quelques décennies auparavant, une armée d'envahisseurs avait franchi les portes, ou du moins pensait avoir réussi, pour finir cernée de tous côtés par des archers. Les jours de guerre touchaient à leur fin mais, en une seule génération, le grand échiquier des royaumes se vit transformé par la mortalité éphémère des hommes, lorsqu'une nouvelle seigneurie émergea des coulées de sang d'une seigneurie précédente. L'âge d'or des monarques était voué à une fin calamiteuse, en grande partie, par les actes d'un seul homme.

Le dernier roi de Lachyla fut Mallak Ammenfar. Au grand dam des souverains tyranniques de l'époque, Mallak était un roi droit et juste, et il réussit très vite à nouer des alliances avec ses voisins du nord. Dans les premiers jours de son règne, Himaera vivait dans une paix précaire mais, peu à peu, ses talents de diplomate suscitèrent une paranoïa grandissante. Déterminé à faire de Lachyla un état-cité autonome, il commença par fermer les voies commerciales vers les royaumes les plus au nord et établit des restrictions aux déplacements des citoyens. Mallak négligea les colonies les plus éloignées du Royaume de Lachyla et se concentra sur la cité fortifiée.

À la mort de sa mère, il s'isola et passa le plus clair de son temps dans le sanctuaire du château. Personne ne sut ce qu'il y faisait, pas même la reine.

Privé du commerce des métaux, des pierres et d'autres ressources précieuses, les royaumes du nord tombèrent dans le déclin et les tensions s'accrurent dans tout le territoire.

Un jour, des marchands et des émissaires tentant de visiter Lachyla depuis ses voisins alliés rentrèrent chez eux, rapportant la nouvelle selon laquelle les portes de la cité étaient fermées et que personne ne les gardait. Au-delà des portes, dirent-ils, les jardins funéraires de Lachyla ainsi que le grand Litchway, l’Allée des Morts-Vivants, autrefois lieu d'incessantes activités paisibles, étaient déserts jusqu'à la ville proprement dite, et qu'il n'y avait aucune famille en deuil, ni aucun gardien en vue. L'entrée avait été interdite à tous les étrangers, même aux sujets des colonies et forteresses périphériques de Lachyla. Aucun des citadins ne fut autorisé à sortir.

Les rois d'Himaera abandonnèrent Lachyla à son sort et, sur l'avis de leurs émissaires, décidèrent de ne pas entrer en guerre. Quelque chose de surnaturel s'était abattu sur la ville. Même les oiseaux modifièrent leur trajectoire pour ne pas voler au-delà des murs, sentant peut-être la malignité qui flottait sur le cimetière, sur les arbustes et les pelouses flétries, sur la terre retournée des tombes...

Ce que le roi faisait secrètement dans le sous-sol du château, pas âme qui vive n'en fut témoin. Mais Valsana, l'ancienne divinité d'Himaera, n'avait que faire de ces restrictions. La déesse de la vie et de la mort régnait à part et suprêmement sur tous les dieux des Liés et des Non-Liés et depuis bien avant l'époque bénie des Dyades.

Valsana vit dans les actions du roi la soif d'un pouvoir au-delà de son rang et elle le jugea coupable d'aspirer à être divin. Sa vengeance s'abattit non seulement sur Mallak mais aussi sur tous ceux qui se trouvaient à l'intérieur des murs de la ville.

Elle rappela les habitants des jardins funéraires de leurs lieux de repos. Les ancêtres envahirent la ville et s'en prirent à leurs descendants qui étaient trop terrifiés pour se défendre. Bientôt, tous les habitants de la ville, hommes, femmes et enfants, rejoignirent leurs épouvantables semblables.

Quand le roi vit que sa ville sombrait dans le chaos, il ordonna au dernier de ses gardes de fermer les portes du château de l'intérieur. La première nuit, alors que les gémissements des morts entouraient le château, le cœur d'une vieille servante s'arrêta face à cette horreur. Elle mourut doucement et revint à la vie tout aussi doucement. L'un après l'autre, tous les serviteurs du roi subirent le même sort, puis ce fut le tour de sa famille et, enfin, des membres de sa garde, jusqu'à ce que seul Mallak restât. Pour les vivants, le château fut leur ultime sanctuaire. Pour les morts sans repos, ce fut leur éternel tombeau.

Mallak s'enferma dans la salle du trône et s'assit sur le siège richement décoré, écoutant les grattements aux portes de sa famille et de ses sujets trépassés. Après un moment, ils s'égarèrent et le laissèrent seul. Il y avait sur la table de la salle du trône un modeste festin mais la nourriture était gâtée, le vin avait tourné âcre, et le roi fut pris de désespoir lorsqu'il réalisa la puissance de la malédiction de la déesse.

Les jours passèrent et, sans eau ni nourriture, Mallak s'affaiblit. Il se mit à manger les fruits pourris et à boire le vin gâté mais son estomac ne pouvant supporter ni l'un ni l'autre, et il vomit tout ce qu'il avait avalé.

Le temps se perdit dans la salle du trône sans fenêtre, marqué seulement par son sommeil agité sur le sol froid en pierre. Assoiffé et affamé, Mallak maudit le nom de la déesse pour ce qu'elle lui avait infligé.

Dans son profond désespoir, il finit par comprendre ses erreurs. Tout ce qu'il avait voulu était de protéger sa cité et son peuple du poison des autres royaumes, mais cette protection les avait étouffés. Les ennemis de Lachyla ne hantaient plus les royaumes himaeriens. Les créatures qui erraient dans les rues et dans les couloirs du château n'étaient pas les vrais monstres. Le vrai monstre, il le savait, s'était enfermé dans la salle du trône.

"Valsana, aie pitié," murmura Mallak d'une voix réduite à un petit croassement sec. Mais aucune pitié ne vint. Sur son trône, il se lamenta et même le désespoir l'abandonna. Tourmenté par les murmures des morts, le Roi Mallak Ammenfar passa de vie à trépas.

La déesse lui avait donc accordé ce qu'il avait tant convoité. Le cadeau qu'elle lui fit fut la domination sans partage sur Lachyla, sans même la finalité de la mort pour l'usurper, car le seul maître de l'éternité... est la mort elle-même.

"Nous avons besoin d'un abri", dit Jalis de sous son capuchon, ramenant Oriken au présent. "Les nuages s'’épaississent et la pluie redouble."

"Si mes yeux ne me trompent pas," dit Dagra, "c'est peut-être un refuge là juste à l'horizon." Il pointa un doigt dans le paysage brumeux.

Oriken pouvait juste distinguer les formes de plusieurs petites habitations à travers le mur de pluie. "C'est bien notre veine."

"Ouais", souffla Dagra. "Peut-être bien."

Comme ils reprirent leur marche, Jalis dit : "Au moins, sans forêt autour, il n'y aura pas de cravants cette fois-ci."

Dagra approuva d'un grognement. "Restons sur nos gardes, cependant. Qui sait quelles autres surprises les Terres Mortes peuvent nous réserver."

L'estomac d'Oriken gargouilla. Un toit et un peu de repos sont les bienvenus, mais je préférerais un lapin rôti. Je n'ai pas vu la moindre trace de ce qu'on pourrait appeler un repas. Mais comme ils approchaient des bâtiments, ses espoirs s'amenuisèrent. Les trois cabanes en bois étaient à un stade avancé de délabrement, et plusieurs constructions, plus petites, n'étaient guère plus que des tas de bois en décomposition. Les toits étaient partiellement effondrés, les portes manquaient ou étaient à moitié enfoncées dans le sol, et l'intérieur des bâtiments était envahi par la végétation et l'eau.

Oriken dégaina son sabre et se dirigea vers la cabane la plus éloignée, laissant Dagra et Jalis inspecter les bâtiments les plus proches. Une brève inspection confirma qu'ils ne pourraient pas s'en servir comme abri et qu'il n'y avait rien qui vaille la peine d'être récupéré des restes des meubles véreux qui s'y trouvaient. Il s'approcha du côté effondré de la cabane, serpentant entre les débris recouverts de mousse. Derrière le bâtiment, plusieurs arbres courts et épineux poussaient au pied d'une butte à l'abri du vent ; derrière ceux-ci, il vit contre le flanc de la colline une ouverture faite de main d'homme, dont les poutres en bois était gondolées.

"Il y a une mine par ici !" cria-t-il par-dessus son son épaule.

Jalis apparut un instant plus tard. "Fais attention."

Oriken inspecta l'entrée de la mine et regarda à l'intérieur. Avec un haussement d'épaule, il franchit le seuil. Les premières poutres portantes étaient visibles sur une courte distance ; puis, le reste du tunnel s'enfonçait dans les ténèbres. Il entra de quelques pas puis s'accroupit pour tâter le sol de ses doigts. Rassuré que le sol fut sec, il fit tomber son bardas par terre et posa son ceinturon par-dessus, puis il s'assit en s'adossant à la paroi du tunnel.

Jalis se précipita dans l'entrée et repoussa sa capuche avec un soupir. Un instant plus tard, Dagra entra derrière elle, secouant les gouttes de pluie de son manteau. Dehors sur la lande, le vent soufflait et la pluie tombait plus fort.

Une fois débarrassée de son équipement, Jalis s'assit les jambes croisées à côté d'Oriken. "Dès que la pluie s'arrêtera, on repartira."

"Là où il y a une mine, il devrait se trouver un village non loin," dit Oriken.

Dagra émit un grognement indistinct. "Ce village sera dans le même état que ces cabanes de mineurs au dehors. Ces maisons aux abords n'avaient l'air désertées que depuis quelques décennies mais cette mine a été abandonnée depuis au moins cent ans."

"Il a raison," dit Jalis. "Pas grand-chose à en attendre. Et puis, les bois ici sont beaucoup plus clairsemés ; ce qui est bien, c'est qu'on a peu de chance d'y rencontrer des cravants."

"Voilà," marmonna Dagra en passant devant eux. "Plus de surprises. Moi, ça me va." Il laissa tomber son bardas contre le mur et s'assit à côté, posant son glaive sur son giron.

Oriken observait les bâtiments en ruines dehors. Il se demandait comment pouvaient bien être les mineurs de l'époque, s'ils avaient été comme son père. Gonflant ses joues, il regarda dans la direction opposée, dans les ténèbres du tunnel. "Eh, attendez," souffla-t-il. "Est-ce que... Dag, fais attention !"

Une forme s'élança vers Dagra. Il se remit sur pied en un éclair pour faire face à l'attaque, coupant l'air de son épée en direction de la forme sombre. Avec un grognement, l'attaquant attrapa Dagra par le cou ; celui-ci planta son glaive dans l’estomac de son assaillant, imprimant à la grande lame un mouvement vers la poitrine. Les mains autour du cou de Dagra se relâchèrent et son assaillant s'affaissa sur lui. Il arracha la lame de la forme qui s'effondra au sol. Tout cela n'avait pris que quelques secondes, mais Oriken et Jalis avait dégainé leurs armes et se tenaient prêts à les faire tous sortir du tunnel. Le moment s'étira mais rien ne vint. Oriken lança un regard en direction de Dagra dont les yeux fixaient le corps à ses pieds.

Puis, Oriken fit de même. "Merde," dit-il en découvrant le corps recouvert d'une peau sale et couverte de plaies, la longue chevelure poisseuse et la barbe hirsute d'un homme nu.

Dagra grogna, marcha jusqu'à l'entrée et regarda au dehors dans la pluie.

"Un ermite ?" se demanda Jalis. "Y en a-t-il d'autres au fond de la mine ?"

"Un imbécile, en tout cas", dit Oriken. "Qu'est-ce qui lui a pris ?"

"Nous avons envahi son habitation." Dagra continuait de leur tourner le dos. "Il ne faisait que se protéger."

Jalis secoua la tête. "Nous ne l'avons pas menacé," dit-elle à Dagra.

"Nous devrions le brûler."

Oriken lança les mains en l'air. "Excellente idée. Je vais aller chercher du bois pour faire du feu. Hein, c'est pas ce qui manque, en plus, il ne pleut pas une goutte."

"Très bien !" Dagra se tourna vers eux. "Au moins, tirons-le plus vers l'intérieur, si nous devons rester un peu."

"Ouais, ça je peux le faire," dit Oriken en essayant de masquer son sarcasme.

Dagra le fixa du regard puis, après quelques instants, fit un bref signe de la tête.

Oriken attrapa l'ermite par les poignets et tira le corps vers l'intérieur du tunnel, tout en restant sur ses gardes. L'obscurité était totale, mais les entrées de mine, il les connaissait bien. Cinquante pas plus loin, le tunnel faisait un angle ; il laissa le corps dans le coin. Pendant près d'une minute, il se tint debout là à regarder dans les ténèbres, des pensées tentant de se former à l’orée des émotions qu'il ressentait.

"Orik !" La voix de Jalis retentit dans le tunnel. "Tu vas bien ?"

"Ça va," dit-il. Il jeta un dernier regard vers les ténèbres et se retourna pour rejoindre ses amis.

"Tu n'avais pas besoin de partir si loin," dit Dagra alors qu'Oriken approchait de l'entrée.

"Je ne suis pas allé loin. J'étais juste en train de penser."

"Tu choisis de ces endroits, toi, pour faire de l'introspection," fit Jalis. "Dans une mine abandonnée, dans le noir, à côté d'un cadavre."

"Un peu de respect s'il te plaît, jeune fille," intervint Dagra. "Cet homme était vivant il y a encore quelques minutes."

"C'est lui qui nous a attaqués," dit Jalis, "pas nous. Tu t'es défendu. Tu n'as rien à te reprocher."

"Je n'avais pas à le tuer."

"Non, mais tu ne pouvais pas savoir s'il était dangereux, ni même s’il était humain, après il aurait été trop tard. Ne te blâme pas pour ça. Nous avons encore du chemin à faire et nous devons rester aussi affûtés que nos armes."

Dagra marmonna une sorte de reconnaissance. "J'aimerais que cette satanée pluie s'arrête, qu'on puisse s'en aller."

Jalis sourit. "Voilà qui est mieux."

Oriken s'assit par terre, le dos contre le mur.

Jalis s'assit à nouveau près de lui, les jambes croisées. "Quelque chose qui ne va pas ?"

"Non, rien."

Elle étudia son visage. "Eh, c'est à moi que tu parles. Je peux voir ton âme."

Il ricana. "Ah pas de souci, je n'en ai pas."

Dagra les rejoignit. "Tu n'es pas obligé de croire aux Dyades pour avoir une âme," dit-il. "Tout le monde en a une. Même toi."

"Ouais, peut-être." Oriken tourna les yeux vers les ténèbres de la mine.

"Oui, tout à fait," insista Dagra.

"Je ne crois en aucun de tes dieux, Dag. Tu le sais. Ni aux Dyades. Ni au Liés. Ni à aucun d'entre eux."

"Eh bien, peut-être qu'ils croient en toi."

"Oh, par pitié !" Oriken se remit sur pied et lui lança un regard noir. "Tu ne peux pas arrêter avec ça, juste pour une fois ?"

Jalis se leva et se plaça entre eux. "Je ne sais pas comment vous avez fait pour rester amis toutes ces années," dit-elle, les rabrouant tous les deux d'un regard sévère.

Dagra agita la main avec mépris. "Ouais, moi non plus."

"Moi, je sais," dit Oriken. "Je dois..." puis il décida de ravaler ses mots et de garder le silence.

Dagra tourna lentement la tête. Il posa sur Oriken un regard sinistre. "Ne t'arrête pas là," dit-il calmement. "Tu penses encore que tu me dois quelque chose ? Ce que j'ai fait pour toi, je l'ai fait trop tard. J'avais eu une chance, je ne l'ai pas saisie. Tu ne me dois rien."

Imbécile ! Oriken se réprimanda lui-même. Tu ne pouvais pas la fermer. "Écoute, Dag, je suis désolé. Ce n'était pas ce que je pensais—"

"Ce n'était pas ce que tu pensais," se moqua Dagra. "Tu ne pensais pas. C'est bien ça, ton problème, Oriken. Tu ne penses jamais." Avec un soupir, il se rassit par terre.

Oriken le regarda mais Dagra garda le silence et ses yeux fixés sur le mur d'en face, ses doigts enserrant le pendentif de son collier. Quand Oriken se tourna vers Jalis, celle-ci le regardait avec calme. Se retenant d'allumer un rouleau de tobah, il secoua la tête et partit errer dans les ténèbres. L'atmosphère entre Dag et lui n'avait pas été si tendue depuis longtemps. Cet endroit semblait les atteindre tous les deux.

La Cité Ravagée

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