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IX

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Mon esprit se préoccupait donc exclusivement de la recherche des moyens à employer pour rompre les contrats d'un apprentissage qui me faisait souffrir autant au moral qu'au physique. J'avais dans ma force et dans mon courage une foi si complète et si aveugle qu'il me parut possible de hasarder, au premier débarquement, une désertion. Cette désertion, me disais-je, en me rendant ma liberté, me mettra à même de choisir le genre de vie qui convient à mes goûts. Sans vouloir cependant renoncer tout à fait à suivre la carrière maritime, je voulais arriver à conquérir plus d'indépendance et surtout plus de considération pour le rang que m'assignait mon titre de gentilhomme. Ces espérances illusoires avaient été puisées dans la lecture des romans et des histoires du vieux temps, qui racontaient les aventures de jeunes héros partis pour les Indes pauvres et nus, et qui avaient rapporté dans leur patrie les trésors d'un nabab.

La réelle misère de ma situation présente glissait parfois de sombres nuages au milieu de ces rêves d'or, et je songeais avec peine qu'étant sans amis, sans argent, sans expérience, j'aurais d'effroyables obstacles à surmonter pour conquérir même la médiocre fortune à laquelle j'aspirais dans mes jours de réel découragement. L'impitoyable abandon de mon père, le silence sans doute imposé à mes sœurs, la privation éternelle de la vue de ma mère, étaient, à mes heures de réflexion, de cruels supplices. Mais à quoi bon sonder les mystères de l'âme, à quoi bon! Je m'impose la tâche de raconter l'histoire de ma vie, et je ne dois qu'effleurer d'une plume légère la surface de ses affreuses douleurs.

J'aimais passionnément la lecture, et j'avais su me procurer une grande quantité de livres, seul charme de mes heures de prison ou de loisir.

Ces livres, qui étaient les uns de vieilles tragédies, les autres des récits de voyage, m'enseignèrent un peu d'histoire et beaucoup de géographie.

J'avais appris de mémoire et d'un bout à l'autre la narration du voyage du capitaine Bligh dans les îles de la mer du Sud; la révolte de ses hommes m'impressionna vivement, mais son récit partial ne m'illusionna pas sur ses propres mérites. Je détestais sa tyrannie, et l'impétueux Christian fut mon héros. J'enviais la destinée de ce jeune homme, en désirant que la mienne eût les mêmes hasards, car je brûlais du désir d'imiter sa conduite, si courageusement rebelle à des ordres cruels.

Ce livre m'instruisit, m'exalta et laissa dans mon cœur une impression qui a eu la plus grande influence sur les actions de ma vie.

Le secrétaire du capitaine s'aperçut un jour que je possédais beaucoup de livres, et que, n'ayant pas de place pour les serrer convenablement, je m'en trouvais quelquefois embarrassé. Pensant que ces volumes seraient un ornement pour sa cabine, il me proposa de construire une espèce de bibliothèque et de les y enfermer.

– Vous pourrez, me dit-il, disposer de ma chambre pour lire tant que vous le voudrez; moi, je n'ouvre jamais un livre.

J'acceptai joyeusement cette offre, que j'eus la niaiserie de juger comme une complaisance de bon camarade.

Quelques jours après, ayant une heure à perdre, je descendis chercher un livre.

Comme je sortais de la chambre en emportant le volume, il me dit d'un ton grossier:

– Lisez ici; je ne veux pas qu'un seul de ces ouvrages sorte de ma cabine.

– Ils ne sont donc pas à moi? lui demandai-je avec calme.

– Non, me répondit sèchement le secrétaire.

– Comment, monsieur! auriez-vous l'intention de m'en disputer la jouissance hors de votre chambre, et la possession si je voulais les reprendre?

– Voyons, voyons, pas d'insolence, s'il vous plaît.

– Donnez-moi mes livres; je ne veux pas les laisser un instant de plus ici, et je comprends l'indélicatesse de votre conduite.

– Je vous défends d'y toucher.

– Ah! c'est comme cela! m'écriai-je en m'élançant vers la planche sur laquelle ils étaient posés.

Ce déloyal garçon me frappa: je lui rendis le coup.

L'adversaire inattendu avec lequel j'allais entrer en lutte était un gros homme de trente ans et plus; moi, j'avais une quinzaine d'années; mais ma taille souple, mince, élancée, me donnait l'extérieur d'un jeune homme de dix-huit ans.

Très-étonné de mon audace, le secrétaire resta un instant silencieux.

Quelques élèves étaient descendus, attirés par le bruit de la dispute, et, immobiles auprès de la porte ouverte, ils en attendaient le dénoûment.

Lorsque j'eus rendu avec usure le soufflet de l'insolent secrétaire, j'entendis ces paroles:

– Très-bien! très-bien, camarade!

L'approbation des élèves irrita le sot et méprisable griffonneur. Il rougit, et, me saisissant par le cou, il cria d'un ton féroce:

– Jeune vagabond, je vous dompterai.

Appuyé contre les parois de la cabine, sans la possibilité de pouvoir faire un mouvement, je subis, dans la contrainte d'une indicible rage, des coups de règle et des soufflets. Enfin un instant d'inattention échappée à mon bourreau dégagea mes mains emprisonnées par la pression de son bras de fer, et je me défendis autant que mes forces purent me le permettre.

Les élèves m'encourageaient par de bonnes paroles, mais leur lâcheté craintive, cette lâcheté qui leur galvanisait le cœur les empêcha de me porter secours.

La tête me tourna; le sang jaillissait à flots de mon nez et de ma bouche; j'étais physiquement vaincu, mais mon courage ne faiblit pas, car je défiai le misérable d'une voix insolente et ferme.

Cette bravade augmenta sa fureur.

– Hors d'ici! hurla-t-il d'une voix terrible; hors d'ici, ou je vous extermine!

– Non. Je ne sortirai pas de votre cabine, je veux mes livres.

Le secrétaire redoubla la fureur de ses coups, et je compris que j'allais perdre connaissance, car tous les objets tourbillonnaient devant mes yeux. J'étais au désespoir de me sentir battre par un lâche, par une brute que je méprisais de toute mon âme, et dont les paroles insultantes et l'air vainqueur me torturaient plus encore que les mauvais traitements.

Tout à coup mes yeux tombèrent sur la lame luisante d'un couteau posé sur une table à proximité de ma main.

Un espoir de vengeance ranima mes forces; je saisis le couteau, et le brandissant sous ses yeux je lui dis:

– Lâche! gare à vous maintenant.

En voyant la lame affilée du couteau, le secrétaire recula; mais je m'élançai sur lui et le frappai avec violence.

– Grâce, grâce! murmura-t-il faiblement et à plusieurs reprises, grâce! puis il roula ensanglanté au milieu de la chambre.

– Que se passe-t-il donc? s'écria une voix encore éloignée, mais qui se rapprochait au pas de course.

Je me tournai vers le questionneur en répondant:

– Cet assassin m'a horriblement battu, et je l'ai tué.

Un silence d'écrasante surprise suivit ma réponse.

Je jetai le couteau sur la table, et, prenant mon livre, je sortis de la cabine.

Un sergent de marine vint bientôt me dire de monter sur le pont.

Le capitaine s'y trouvait, entouré de ses officiers.

Lorsque je parus, il demanda au premier lieutenant le récit du combat.

– Ce jeune étourdi, répondit l'officier, a tué votre secrétaire avec un grand couteau de table.

Le capitaine, qui avait entendu parler de la rixe sans en connaître ni les champions ni les détails, me regarda d'un air furieux, et, sans m'adresser une seule question, il s'écria:

– Tué mon secrétaire! mettez l'assassin aux fers… tué mon secrétaire!

J'essayai de parler.

– Bâillonnez ce drôle, cria le capitaine, et conduisez-le tout de suite dans la fosse aux lions; pas un mot, monsieur, pas un geste. Ah! vous avez tué mon secrétaire!

Le sergent allait me saisir, lorsque je lui dis d'un air fier:

– Ne me touchez pas, je vous le défends!

Et, la démarche ferme, le regard calme, car je me croyais un homme, je descendis lentement l'ouverture à travers les écoutilles.

Au bas de l'escalier, un sous-lieutenant vint contremander l'ordre.

– N'ayez pas peur, me dit-il, le capitaine ne peut vous faire aucun mal.

– Ai-je l'air de trembler, monsieur?

– Vous êtes un brave enfant, murmura l'officier en entendant le pas rapproché de son chef.

– Vous n'êtes pas honteux d'une pareille conduite? me demanda sévèrement le capitaine.

– Non, monsieur.

– Comment! est-ce là une réponse convenable? Ôtez votre chapeau. Vous allez être pendu, monsieur, pendu comme assassin.

– À l'humiliation d'être souffleté par vos valets, capitaine, je préfère la mort: pendez-moi.

– Vous êtes fou, monsieur, fou à lier.

– Oui, je suis fou d'indignation et de rage, fou parce que vous et votre lieutenant me grondez et me maltraitez sans cesse, et cela par méchanceté, injustement, cruellement; je ne me soumettrai plus à vos ordres; je veux être traité en officier et en gentilhomme, et je suis battu comme un chien. Débarquez-moi où vous voudrez, si vous ne me pendez pas, car je ne remplirai aucun devoir, je n'exécuterai aucun ordre; je ne veux plus ni être grondé par vous ni me sentir battu par vos domestiques.

En achevant ces mots, je fis un pas vers le capitaine. Ce mouvement l'effraya sans doute, car il me prit le bras.

– Asseyez-vous sur l'affût de ce canon, me dit-il d'une voix irritée.

– Non, vous m'avez défendu de jamais m'asseoir en votre présence, je ne veux pas obéir aujourd'hui, pas plus que je n'ai obéi autrefois à une défense contraire.

– Ah! vous ne voulez pas!

Et, reprenant ma main qu'il avait laissée tomber, il m'attira violemment vers lui, me saisit par le cou, et répéta, en me frappant avec violence:

– Ah! vous ne voulez pas!

– Non, non, mille fois non! et je lui crachai à la figure.

Le capitaine me repoussa violemment, ses dents s'entrechoquèrent, et sa figure passa d'une teinte livide à un rouge presque noir.

– Vous êtes un misérable! balbutia-t-il d'une voix suffoquée par la colère, et il disparut.

Le soir, on vint me dire que je pouvais descendre en bas, mais qu'il ne fallait pas me montrer sur le pont. À dater de cette époque, le ventru capitaine ne m'adressa jamais la parole.

Le voyage devint une fête pour moi, je ne recevais plus ni ordres, ni leçons, ni coups, et je lisais du matin au soir.

Le secrétaire fut sérieusement malade pendant un mois, et lorsque ses blessures commencèrent à se cicatriser, il reparut sur le tillac, mais en évitant toutefois de se rapprocher des élèves, qui tous étaient indignés contre lui.

Un jour, j'eus la méchanceté de lui dire, en désignant du regard une laide balafre qui traversait sa joue:

– Vous vous souviendrez longtemps, n'est-ce pas, d'avoir volé et battu un gentilhomme?

Le lâche coquin baissa honteusement la tête et ne répondit pas.

Ce pauvre sire était le fils unique d'un tailleur de notre noble capitaine, et son embarquement à bord de la frégate, malgré son âge avancé, était une invention écossaise pour payer la note de son père.

Un Cadet de Famille, v. 1/3

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