Читать книгу Un Cadet de Famille, v. 1/3 - Trelawny Edward John - Страница 9
VIII
ОглавлениеJe passai un temps très-court dans la maison du docteur Burney, car je n'y étais entré qu'avec la condition expresse qu'au premier départ d'un vaisseau je serais immédiatement embarqué.
Parmi les élèves du docteur, il s'en trouvait quelques-uns qui avaient déjà vu la mer; je me liai de préférence avec ceux-là, et l'un d'eux me joua un mauvais tour, qui s'est gravé dans ma mémoire, comme le seul souvenir de ces quelques mois de collége.
Le capitaine Morris m'avait donné une lettre pour mon père. Un jour j'obtins la permission de sortir, afin de la mettre à la poste, et je fus accompagné par Joseph, le camarade rusé dont je n'ai pas même oublié le nom.
– Pour qui est cette lettre? me demanda-t-il lorsque nous fûmes hors de la maison; montrez-moi l'adresse, je vous prie.
Et prenant la lettre de mes mains, sans attendre mon refus ou mon consentement, il la sentit lourde et s'écria:
– L'enveloppe renferme quelque chose de plus précieux qu'un chiffon de papier.
Je lui dis alors que le capitaine Morris m'avait fortement recommandé de faire parvenir cette lettre à mon père, et cela dans le plus bref délai.
– Ah! ah! par Jupiter, je comprends: cette lettre renferme un trésor, et c'est bien certainement le reste des billets de banque que votre père avait donnés au capitaine pour satisfaire aux nécessités de votre entretien. J'espère que vous ne serez pas assez niais pour commettre la folie de l'envoyer.
– Mais si, répondis-je en essayant de lui prendre la lettre.
– Mon Dieu, que vous êtes stupide! Cet argent vous appartient, puisqu'il vous était destiné; gardez-le, il vous est bien nécessaire, puisque vos deux guinées sont dépensées; un garçon de votre âge ne doit jamais rester les poches vides.
Joseph ajouta tant de moqueries, tant d'arguments à ces paroles, qu'il parvint à éveiller en moi un sentiment de rancune contre l'avarice de mon père. Je songeai aussi qu'il me serait difficile de rencontrer la nouvelle occasion d'une pareille aubaine, et je ne fis aucune objection pour repousser la déloyauté des conseils de mon camarade.
– Vous avez droit, et un droit incontestable, à la moitié de cette somme, reprit-il; et comprenant que mon silence était une affirmation, il brisa doucement le cachet de la lettre.
– Ah! mon Dieu! s'écria Joseph, regardez, la lettre vient de s'ouvrir. Quel heureux hasard! Voici vos billets de banque.
La vue de l'argent me grisa la conscience; je le pris de ses mains et nous déchirâmes la lettre.
Généreusement aidé par Joseph, j'eus bientôt dépensé un trésor que, sur le premier moment, j'avais jugé inépuisable. Ma part, bien moindre que celle de mon compagnon, car il avait fait le partage, fut presque absorbée par l'achat d'un fusil, d'une boîte de poudre et d'un paquet de balles.
Le lendemain, le docteur Burney nous permit de sortir pour faire la chasse aux oiseaux.
Joseph me laissa tirer le premier coup, et comme nous étions convenus de mettre en commun la jouissance du fusil en nous en servant tour à tour, je le lui donnai aussitôt.
Mais après s'en être injustement servi, et à différentes reprises, il refusa de me le rendre.
Irrité de cet égoïsme, je lui dis qu'en bonne conscience il devait avouer que l'arme était à moi seul, et que ma complaisance méritait un meilleur remercîment.
– Ah! le fusil est à toi! s'écria-t-il en tournant le canon vers ma figure; mais il rabaissa l'arme, et d'un geste furieux m'appliqua un soufflet.
Je pâlis de colère et nous marchâmes en silence: Joseph fatigué de ne rien tuer ou de ne pouvoir rien tuer, ce qui est absolument la même chose, moi exaspéré d'indignation.
Vers le milieu de l'après-dîner, mon despotique compagnon eut faim, et m'ordonna de dépenser mon dernier écu à l'achat de quelques rafraîchissements dans une ferme dont nous longions les murs.
Je ne pouvais ni refuser ni hésiter à obéir; Joseph avait le fusil, il était donc mon maître.
À la fin de notre repas, l'insolence du coquin devint tout à fait impérieuse, car il me contraignit à placer mon chapeau à vingt pas de lui, afin d'avoir un but pour exercer son adresse.
– Puisque tu m'as obéi, dit-il d'un air de condescendance, je te permettrai tout à l'heure de viser ton chapeau; mais si je mets dedans plus de balles que toi, tu me donneras le reste de ton écu.
J'acceptai cet arrangement d'un air si joyeux et si satisfait, que Joseph me prit sans doute pour un imbécile.
Il tira maladroitement et me donna le fusil en ayant l'espoir d'une heureuse revanche à sa seconde tentative.
En saisissant l'arme, je me jetai à quelques pas de Joseph; je visai froidement, non pas mon chapeau, mais celui qui était sur sa tête, en lui disant:
– Chapeau pour chapeau!
Je tirai la détente.
Mon mouvement fut si rapide et si imprévu, que le jeune garçon ne trouva la force de crier qu'à l'instant où je m'aperçus que le fusil était sans amorce.
– Ne tire pas! hurla-t-il d'une voix perçante, tu me brûlerais la cervelle.
– C'est mon intention, répondis-je d'un ton glacial, et je rechargeai l'arme.
Le coquin s'enfuit en courant, et il essayait de franchir un mur, lorsque, rapidement arrivé jusqu'à lui, je fis feu…
Joseph tomba.
Mais, lorsque je vis la victime de ma colère étendue par terre, sans mouvement et le visage décoloré, le transport de rage qui m'avait égaré se changea en une indicible épouvante. Je jetai mon arme avec horreur et je me précipitai vers mon camarade.
– Tu m'as tué, dit Joseph d'une voix faible.
L'examen de la blessure me rassura sur les suites de mon emportement, car ce n'était qu'une légère égratignure dans un endroit où l'insolent aurait dû recevoir des coups de pied.
La peur paralysait tellement l'intelligence de ce lâche qu'il balbutiait d'une voix éperdue:
– Ne me fais aucun mal… je vais mourir… tâchons de rentrer au collége… Ce soir je n'existerai plus.
La première chose que fit Joseph à notre retour, et cela en violant sa promesse de garder le silence, fut de courir – car il avait retrouvé l'usage de ses jambes – tout raconter au docteur.
Sans approfondir la cause de ce qu'il appela ma rage, M. Burney se saisit de mon arme et m'enferma dans une chambre.
En me rendant ma liberté quelques jours après, le docteur m'annonça qu'une lettre de mon père lui donnait l'ordre de me conduire à bord d'une frégate, et mon départ eut lieu le lendemain.
Le capitaine de ce bâtiment connaissait ma famille; c'était un Écossais à la figure hideuse, au caractère sournois et flagorneur, et qui n'avait atteint ce grade qu'à force de bassesses, de cajoleries envers ses chefs et de servilité à l'égard de tous. Le premier lieutenant de ce mauvais drôle était né à Guernesey. D'une nature aussi vile que celle du capitaine, il avait de plus des manières communes, un esprit méchant, envieux, et cette dernière qualité lui faisait prendre en haine, et cela indistinctement, jalousement, sans cause excusable, toutes les personnes qui lui étaient supérieures, ce qui étendait son aversion sur l'univers entier.
Malgré la bonne intelligence qui régnait entre les élèves et moi, je ne pus m'habituer au régime de cette nouvelle existence, dans laquelle je ne trouvais ni la grandeur ni l'indépendance dont la vie maritime s'était parée à mes yeux. De l'ennui j'arrivai promptement à la résolution de rompre toutes les entraves qui me retenaient sous une volonté plus puissante que la mienne, et j'y songeai avec une impatiente ardeur.
Le capitaine, qui avait entre ses mains une autorité sans bornes, pouvait à son choix faire du vaisseau un paradis ou un enfer, et il préférait certainement le baptiser de ce dernier titre, car il usait de son pouvoir avec un rigorisme qui était à la fois injuste et cruel.
Les intraitables défauts de mon caractère, entier et dans sa résistance et dans l'expression de cette résistance, me rendaient incapable de soumission. Ne pouvant ni me plier devant des caprices ni m'abaisser à de vaines, à de fausses flatteries, je parvins à me faire détester cordialement de mes chefs. Dès lors les jours s'écoulèrent pour moi ou dans l'émancipation d'une révolte constante, mais sans résultat heureux, ou dans l'isolement des cachots; puis, en secouant avec une impuissante vigueur les chaînes de cet esclavage, je déplorais la perte des illusions qui m'avaient fait entrevoir des batailles sans nombre, de victorieux combats dans l'armée navale. J'avais souri autrefois, d'un air incrédule, aux histoires d'un vieux matelot qui m'assurait avoir déjà vécu cinquante ans sur mer sans connaître encore la portée d'un boulet de canon, et je voyais avec effroi qu'il pouvait avoir raison.
La bataille de Trafalgar semblait être le dernier exploit guerrier de la marine, et la passion du vieux Duckworth pour les moutons et les pommes de terre de Cornwall m'avait fermé le livre de gloire dans lequel j'aurais pu lire, sur d'émouvantes pages, à quel prix et comment la renommée s'acquiert.
Ce regret amena le désenchantement dans mon âme, et le mépris que m'inspirait la conduite abjecte et sans dignité des jeunes officiers du bord changea ce désenchantement en profond dégoût.
Je n'aurais jamais pu réussir, même avec la volonté la plus tenace, à courber ma nature sauvage sous le droit d'une autorité injuste ou d'un titre, comme le faisaient mes compagnons. Et il m'est encore difficile de comprendre comment des fils de bonne maison, dont l'intelligence a été développée par l'étude, peuvent descendre à cet abandon complet de leur individualité. Ces jeunes gens n'ont là ni idée à eux ni caractère propre; ce sont des brebis toujours prêtes à se laisser tondre.
Le règlement qui discipline les rapports entre les élèves et les chefs est formé de façon que la tyrannie soit entière et sans contrôle d'un côté, et la soumission absurde et complète de l'autre. On doit avoir sans cesse son chapeau à la main, ne jamais exprimer, même par un signe le plus simple, le moins sensible, un mécontentement. Si une querelle s'élève, si le droit est du côté du plus faible, n'importe, vous avez mal agi, vos supérieurs ont raison; car, de même que l'infaillible royauté, ils ne peuvent avoir tort. Cette suprématie est peut-être nécessaire au maintien de la discipline, soit; mais, en admettant l'utilité de sa rigoureuse exigence, on ne peut s'empêcher de la considérer comme arbitraire et souverainement despotique.
Cette appréciation de la loi est faite sans espoir d'en corriger les abus; mais ces abus ont toujours violemment froissé les hommes qui s'en trouvaient les victimes, et leur ont inspiré le désir d'y apporter des remèdes à l'heure du pouvoir. Malheureusement la nature humaine a tant de faiblesses, d'irrésolutions dans la pensée, d'égoïsme dans l'action, que, l'instant venu où une parole juste et ferme pourrait changer le déplorable état des choses, l'améliorer, ils oublient leurs projets de réforme, ou, pour mieux dire, ils ne les considèrent plus sous leur véritable jour.
Les changements, appelés de tant de vœux à une époque où ils leur eussent été personnellement utiles, ne sont, quand ils n'aident pas à leur bien-être, que des innovations dangereuses, des impossibilités, un abandon du droit.
Ils expriment alors leurs nouvelles croyances à l'aide de phrases spécieuses, telles que celles-ci:
«Il faut faire comme les autres. – Les choses sont bien ainsi. La tentative de les améliorer serait présomptueuse.»
Toutes ces défaites cachent maladroitement leur désir de tyrannie, désir souvent immodéré dans le cœur de ceux qui ont le plus crié à l'injuste en étant le moins maltraités.
Ils continuent donc à suivre le même chemin, à perpétuer le même système, car ils ne vivent que pour eux et agissent, sinon honnêtement, du moins avec prudence.
Bacon a dit de la fourmi: «C'est une sage créature pour elle-même, mais un fléau pour un jardin.» On oppose généralement d'infranchissables obstacles à ceux qui essayent de faire accepter des changements dans les habitudes invétérées par un long usage, parce que ces changements sont regardés comme une insulte à la mémoire ou à l'expérience des hommes qui ne les ont pas conçus, parce que c'est dire aux uns qu'ils ont été des sots, aux autres qu'ils le sont encore.
De tout temps et dans tous les siècles, les réformateurs, n'importe quel a été leur motif ou leur but, ont souffert le martyre, et la multitude a toujours montré une sauvage exaltation en assistant à leur supplice. Faites entrer la lumière dans un nid de jeunes hiboux, ils crieront contre l'injure que vous leur faites. Eh bien! les hommes médiocres sont de jeunes hiboux: quand vous voulez leur présenter des idées vivaces, fortes et brillantes, ils les dénigrent en les déclarant absurdes, fausses et dangereuses. Chaque abus qu'on tente de réformer est le patrimoine de ceux qui ont plus d'influence que les réformateurs, un bien défendu et insaisissable.