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VII

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Le vieux Noé et sa famille hétérogène, en mettant le pied in terra firma, ne ressentirent point, bien certainement, un plaisir plus vif que celui qui nous remplit le cœur lorsque nous quittâmes le vaisseau. Le visage du contre-maître, qu'une longue habitude d'obéissance et à la fois d'autorité avait rendu impassible et grave comme une figurine de bois, venait de s'épanouir et ressemblait à celui d'un joyeux bouffon.

Il regardait autour de lui avec autant de majesté que s'il eût été conquérant et possesseur de l'île entière. Comme le vieux brave traitait de trahison et de blasphème l'expression pensive ou morose d'un débarqué, il se tourna brusquement vers moi, et me dit d'une voix grave:

– Holà! mon garçon, qu'avez-vous? Votre physionomie est aussi renfrognée que si nous étions en un jour de dimanche, et que la cloche sonnât pour annoncer l'heure des prières. Vous ne me prenez pas sans doute pour cet idiot de curé que nous avions à bord?

Le contre-maître avait deviné juste, en pressentant qu'une idée attristante absorbait ma joie. C'était le souvenir des ordres donnés par mon père et que le marin devait exécuter.

– N'allez jamais à l'église sur terre, mon fils, reprit vivement le contre-maître; sur mer on ne peut pas toujours en éviter l'obligation; mais là, les prières se comprennent, il y a quelque chose à demander à Dieu: le beau temps et de riches butins; mais à terre, garçon, il n'y a rien du tout à souhaiter. Allons, mes enfants, marchez la tête haute et cherchons la taverne de la Couronne et l'Ancre; elle doit être quelque part dans ces latitudes, si elle n'a pas échappé à son amarrage.

Ces paroles du contre-maître me firent bondir de joie.

Un répit! m'écriai-je en mon âme; il a oublié la pension et nous allons à la taverne!

Je doublai le pas, marchant de l'allure impatiente et décidée d'un cheval sans frein, quand j'aperçus (car je dévorais les enseignes du regard) une brillante couronne suspendue au-dessus de l'auvent d'une porte; je la montrai à notre gardien, qui nous y entraîna rapidement.

Au moment de franchir le seuil de l'entrée, le marin s'arrêta, et, passant la main sur son front, il nous dit d'un air effaré:

– Arrière, mes garçons, arrière, voyons! Voyons, le capitaine m'a dit de… de vous conduire à… au… où diable est-ce? Dites donc, garçons, où faut-il que vous alliez?

– Aller? répétâmes-nous d'un commun accord et de l'air le plus surpris.

– Certainement, le capitaine m'a ordonné de vous conduire quelque part; c'est très-drôle que vous ne le sachiez pas, et plus drôle encore qu'il me soit impossible de le rappeler à ma satanée mémoire. Bon, j'y suis… au docteur; quelqu'un de Gaspart, enfin… Oui, oui, j'ai entendu parler du bonhomme; je me souviens que dans le temps mon père voulait me faire nager dans son sillage; mais j'étais rusé comme un jeune marsouin, et je n'ai point voulu entrer dans sa maudite frégate. Pour vous, garçons, c'est différent, il faut obéir; j'en suis responsable. Voyons, je suis libre, loin du drapeau, et je puis agir à ma guise; eh bien, mes petits hommes, que pensez-vous? qu'allez-vous dire? Vous sentez-vous entraînés par le courant sur le sable de l'école? Diable! vous regardez autour de vous comme si vous aviez envie de prendre le large et d'échapper à ma surveillance (Nous songions en effet à nous évader). Allons, allons, enfants, suivez-moi; nous parlerons raison le verre en main; j'ai trois jours de bombances à faire, et il suffit à ma conscience de voir vos noms inscrits sur les registres du docteur un quart d'heure avant de me présenter devant le capitaine. Alerte, mes gaillards; filez votre nœud vers la taverne.

Un garçon s'empressa de nous faire entrer dans une chambre, et pendant qu'il arrangeait le feu en attendant des ordres, notre commodore criait de toute sa force:

– Eh! là-bas, vous autres, vous ne faites pas mal de poussière comme ça avec votre fourneau d'enfer, et si vous ne vous dépêchez pas de nous apporter du grog afin de nettoyer notre gorge, je verrai si une application de tapes sur votre poupe ne vous fera pas agir avec plus de vitesse. – Arrêtez, continua-t-il en rappelant le garçon qui se hâtait de courir pour chercher la consommation demandée. – Enfants, et il se tourna vers nous, ne sentez-vous pas le vent entrer dans votre tillac? Quelle heure est-il, garçon?

– Monsieur, il est dix heures.

– Fort bien, apportez-nous quelque chose à manger.

– Que désirez-vous, monsieur; nous avons du bœuf et du jambon froids?

– Je ne désire ni l'un ni l'autre, gronda le contre-maître; voulez-vous donc nous donner le scorbut, affreux coquin?

– Nous avons aussi des côtelettes et des biftecks.

– C'est cela, apportez-en et faites mouvoir vos jambes un peu plus vite que cela, imbécile que vous êtes… Attendez… serait-il possible d'avoir des poulets?

– Oui, monsieur, oui, nous en avons un superbe dans le garde-manger, répondit le garçon ahuri, et se tenant prudemment à distance du maître d'équipage.

– Un poulet! stupide animal; je vous dis de faire rôtir tout le poulailler et de vous dépêcher, encore; car s'ils ne sont pas sur la table dans cinq minutes, dites à la mère… je ne sais pas son nom… à l'hôtesse, que je l'embrocherai elle-même. Eh bien! pourquoi ne bougez-vous pas? Mais allons donc, butor! Arrêtez… Comment!.. Mais où diable est donc le grog que j'ai demandé il y a une heure?

– Mais, monsieur… balbutia le garçon, de plus en plus effrayé.

– Taisez-vous, belître, dit le marin en lançant au travers de la chambre son chapeau orné de dentelles d'or; taisez-vous et filez sous le vent, ou sinon…

Le garçon, à qui cette manière claire et précise de commander donnait des ailes, se baissa sous la table, et se levant avec l'élasticité d'un diable de tabatière, il s'élança vers la cuisine et disparut comme l'éclair sous les yeux du vieux loup de mer.

Celui-ci, à qui cette rapidité exagérée dans l'exécution de ses ordres était loin de déplaire, jeta sur nous un regard de triomphante satisfaction; puis, élevant la main droite jusqu'à la hauteur de sa bouche, il en retira, avec une délicatesse suprême, une chique qui y était toujours emprisonnée et qui faisait croire aux étrangers que le vieux marin avait sous une de ses joues un incurable abcès. Après avoir, par une seconde manœuvre, transporté de la main droite au creux de la main gauche ce morceau de tabac, à qui il ne donnait de répit qu'aux heures solennelles des repas, notre homme saisit son verre avec la ferme assurance d'un homme habitué à cet exercice, et en avala d'un trait le contenu.

– Diable! dit-il en faisant claquer bruyamment sa langue contre le palais, voilà un petit brandy que j'aime bien mieux dans ma gorge qu'une corde alentour d'elle, et je ne serais pas fâché, avant d'approfondir les côtelettes et les biftecks qu'on doit nous apporter, de renouveler connaissance avec lui… Je vais donc lui dire encore un mot.

Et le contre-maître versa encore dans son verre une rasade de cognac, pour laquelle il mit pour la forme un passe-poil d'eau claire.

Ce grog fulminant étant avalé, les yeux de notre mentor brillèrent et s'humectèrent d'une larme de satisfaction, puis, s'affermissant sur sa chaise et fixant un regard assuré sur la table, que le garçon, revenu de sa frayeur, avait abondamment garnie de viandes, il brandit sa fourchette et nous donna le signal du branle-bas, en s'écriant:

– Adieu va! mes enfants, sus à l'ennemi!

L'ennemi, je veux dire les côtelettes et les biftecks, ne tint pas longtemps devant nos appétits aiguisés par une longue traversée, et, après une courte résistance, la table fut couverte des débris de notre victoire et de plusieurs bouteilles et flacons morts. Ces malheureux, qui avaient perdu l'esprit dans la bataille, furent dédaigneusement jetés sur le carreau par notre général en chef, qui, ainsi que nous, avait oublié et le vaisseau et la pension.

D'un pas légèrement festonné, nous arrivâmes à Gaspart. Là, notre pilote nous promena de boutique en boutique, et dans chacune d'elles il faisait une emplette, en nous engageant à l'imiter. Comme il nous avait avertis qu'il prenait à son compte personnel tout le montant des dépenses, et que nous savions que notre commanditaire n'aimait pas à être désobéi, nous nous donnâmes bien garde de le contrarier, et nous sortîmes des magasins où il nous avait menés chargés de butin.

Durant tout le cours de cette bordée, ou plutôt de cette invasion à Gaspart, le vieux marin, qui avait le vin très-hospitalier, invitait tous les camarades qui se trouvaient sur son passage et toutes les figures qui lui plaisaient – et il était facile de lui plaire dans ces moments-là – à dîner à la taverne de la Couronne et l'Ancre à deux heures précises.

Ce n'était pas seulement aux hommes que le prodigue amphitryon s'adressait. Non moins tendre que généreux, à toutes les jeunes et jolies femmes qu'il rencontrait également de sa connaissance, – et Dieu sait si le nombre en était grand, – il tenait ce discours flatteur:

– Mes toutes belles, virez de bord, mettez le cap sur votre domicile, balayez les ponts, mettez un peu d'ordre dans votre cabine, gréez-vous le plus coquettement possible, et venez me rejoindre au théâtre. Surtout, mes petits amours, ne manquez pas de remplir vos petites bouteilles de poche, afin d'avoir beaucoup de grog dans la cambuse; je serai exact au poste.

Ces invitations terminées, le contre-maître, qui était prévoyant et systématique dans les arrangements de sa fête, alla au théâtre, pour lequel il prit trois loges, et rentra enfin à la Couronne et l'Ancre, en se plaignant de son travail à sec, c'est-à-dire d'avoir travaillé sans boire.

Les nombreuses connaissances de notre joyeux commodore commencèrent bientôt à arriver. Les salutations extravagantes, rudes et folles le ballottèrent des mains de l'une dans les bras de l'autre. Ce fut une orgie de paroles qui précéda l'orgie d'action. On servit la table, et les viandes disparurent comme par miracle; les bouteilles vides volèrent çà et là, accompagnées des plats et des assiettes. Au dessert, l'eau-de-vie, la limonade spiritueuse et le rhum firent le tour de la table. On chanta, on porta des toasts, on fit des plaisanteries jusqu'au moment où notre méthodique amphitryon, se levant de table, nous dit avec gravité:

– Vous, là-bas, dans ce coin au bout de la table, jeunes chiens de mer, arrêtez votre jargon, ou je vous porte à l'instant dans les bras du docteur, vous comprenez… Maintenant, mes braves, ceci s'adresse à tous, que pensez-vous de l'offre d'une petite promenade? Il est l'heure du spectacle, et vous devez savoir que, pour aller aux églises et aux théâtres, il faut être de sang-froid; là, par respect pour les curés; ici, par amour pour les dames. Il n'est point admis dans les belles manières de s'enivrer avant le coucher du soleil, et je ne le permettrai pas. Ainsi, avancez à l'ordre; je n'ai plus qu'un toast à porter, et après cette dernière salve je hisse mon pavillon.

Le contre-maître fut bruyamment interrompu par les cris des convives.

– Silence! gronda-t-il d'une voix de tonnerre.

Tout le monde se tut, excepté les verres et les bouteilles, qui tremblèrent et rendirent un son cristallin.

Quand le calme fut un peu rétabli, le marin ajouta:

– Remplissez vos verres, messieurs, mais faites-le sans bruit, car nous allons porter un toast très-solennel. Je m'aperçois avec peine de la négligence que ce rustaud de garçon apporte à remplir ses devoirs envers nous; les bouteilles sont à moitié vides; eh bien! je vous ordonne d'empoigner chacun une bouteille, de la désenfler complétement et de lui casser la tête.

Cet ordre, reçu avec acclamation, satisfaisait fort peu le garçon de service, qui se hasarda à murmurer quelques remontrances.

– Marins! cria notre chef, soutenez votre capitaine. Qu'est-ce à dire, drôle, tu te révoltes?.. Sors d'ici… Ah! tu ne veux pas vider le pont, eh bien! mes braves, écoutez ceci: un, deux, et quand je dirai trois, souvenez-vous que la tête de ce requin est une cible.

Le domestique, effaré, se précipita hors de la chambre, contre les portes de laquelle les bouteilles allèrent se briser.

Après avoir bu avec une gravité chancelante à la santé du grand Nelson, nous fîmes irruption dans la ville, tâchant, tant bien que mal, de marcher ensemble dans la direction du théâtre. Cette orgie fut ma première leçon d'ivresse, et j'étais tellement ébloui par les liqueurs que j'en respirais partout, et que l'air me semblait imprégné d'alcool.

Je ne me rappelle absolument rien de la pièce que je vis représenter au théâtre; il me souvient seulement que l'auditoire était composé de matelots et de leurs joyeuses compagnes.

Si le son de la grande cloche de Saint-Paul avait remplacé la musique aiguë qui remplissait les entr'actes, il n'eût pas été perceptible.

À minuit, un souper fabuleux nous réunit encore à la taverne, et à deux heures nous roulions, ivres de joie et de vin, dans les rues de la ville, attaquant les gardes de nuit, les employés du chantier de la marine royale et quelques soldats que le hasard nous fit rencontrer.

Malgré la prodigieuse quantité de liqueurs que le contre-maître avait absorbée, sa tête était aussi saine et aussi calme que la bonde de bois d'un tonneau de rhum. Quant à moi, je marchais en trébuchant; les maisons se livraient devant mes yeux atones à des danses macabres, et pour un pas que je faisais en avant, j'en faisais deux en arrière: mais le contre-maître veillait sur la faiblesse des traîneurs jusqu'à ce qu'il nous eût tous conduits au quartier général, ainsi qu'il appelait notre auberge. Là, il nous remit tous les trois dans les mains d'une vieille haridelle à la figure rouge comme un boulet en feu, en lui disant d'un ton emphatique d'avoir pour nos petites personnes les attentions les plus grandes.

La vieille femme répondit qu'elle nous traiterait avec des égards d'hôtesse et une affection de mère.

Ce soin accompli, le fastueux amphitryon donna l'ordre de préparer dans sa chambre un lit et une bassinoire, d'ajouter à cela un hareng salé, du pain et un bol de punch, puis il nous souhaita une bonne nuit, et sortit de la taverne pour aller en ville.

Notre prévenante et soumise hôtesse nous fit promptement préparer des lits, nous donna à chacun un verre de grog très-fort, et nous fit observer prudemment qu'il était fort tard. Sur ces paroles, elle me conduisit dans ma chambre, me coiffa d'un de ses bonnets en me disant que j'étais un très-joli garçon, et ajouta encore, après m'avoir embrassé:

– Maintenant, sois sage, et n'oublie pas de dire ta prière avant de t'endormir.

Je m'éveillai au point du jour; des rêves affreux avaient tourmenté mon sommeil, et si j'avais connu ce fantôme qu'on appelle le cauchemar, je me serais imaginé que ce hideux visiteur s'était glissé dans les rideaux de mon lit. J'étais encore étourdi des libations de la journée, et ma mémoire cherchait à rassembler les souvenirs confus des scènes de la veille. L'entrée de la servante dans ma chambre dissipa entièrement les nuages qui enveloppaient mon esprit.

Après avoir pris un bain et m'être habillé, je descendis au parloir, dans lequel se trouvait le contre-maître; j'y entrai, les yeux timides, la démarche honteuse, craignant des reproches, sans songer que c'était dans le seul but de me distraire que mon gardien s'était fait l'instrument de ma faute.

Le contre-maître était assis comme un empereur ou comme un prince abyssinien, dans un large fauteuil que la corpulence de sa royale personne remplissait en entier; il emprisonnait le feu entre ses jambes posées en arcs-boutants. Sur une table posée près de lui se prélassaient des tasses sans soucoupes, des théières sans manches, un morceau de beurre salé enveloppé dans du papier brun, une rôtie de pain à moitié mangée et des débris de hareng. Tous ces restes témoignaient de la sobriété du bon marin, lorsqu'il n'avait pas de convives pour lui tenir tête.

À la fin de deux jours de fêtes aussi bruyantes que celles que j'ai racontées, le contre-maître nous conduisit, mes camarades et moi, au collége du docteur Burney; mais, avant de se séparer de nous, il nous glissa à chacun deux guinées dans la main, nous engagea à être sages, en nous recommandant le silence sur l'emploi de nos jours de liberté.

Nous l'embrassâmes en pleurant, et il avait disparu que nous le cherchions encore et du cœur et des yeux.

Un Cadet de Famille, v. 1/3

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