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1.2. Les nouvelles orientations à partir du milieu du XXe siècle
ОглавлениеDans les années 1940, on observe une baisse du nombre de travaux consacrés aux aspects sémantiques de l’appellativisation du prénom en allemand et en français qui peut s’expliquer par la parution, durant les deux décennies précédentes, de plusieurs monographies sur le sujet (MÜLLER 1929, DOUTREPONT 1929, PETERSON 1929, CRAMER 1931, 1932) et par l’avènement du structuralisme (cf. NERLICH 1993 : 7). À en croire l’extrait suivant du Cours de linguistique générale (1916 ; chap. consacré à l’analogie), Ferdinand de SAUSSURE (1857–1913) considérait que les noms propres ne se prêtent pas à l’analyse synchronique :
Les seules formes sur lesquelles l’analogie n’ait aucune prise sont naturellement les mots isolés, tels que les noms propres, spécialement les noms de lieux (cf. Paris, Genève, Agen, etc.), qui ne permettent aucune analyse et par conséquent aucune interprétation de leurs éléments ; aucune création concurrente ne surgit à côté d’eux. (SAUSSURE 1981 [1916] : 237)
Par la suite, les cercles structuralistes devaient largement délaisser l’étude des noms propres en général et des noms de personnes en particulier. Comme le note GARY-PRIEUR (1994 : 3),
[l]’histoire de la linguistique explique bien pourquoi le nom propre apparaît comme objet marginal : les démarches structuralistes issues notamment de Saussure conduisent logiquement à une telle conclusion. En effet, sur le plan sémantique, le nom propre dévie doublement du modèle saussurien du signe : d’une part, son signifié ne correspond pas à un concept, ou « image mentale » stable dans la langue et d’autre part, on ne peut pas définir sa valeur dans un système de signes. Une sémantique structurale ne peut donc pas l’aborder avec les outils et les méthodes dont elle dispose.1
La recherche sur l’appellativisation des prénoms a plus particulièrement pâti de la dissociation entre linguistique et histoire culturelle opérée par les tenants du structuralisme. Pourtant, comme l’a expliqué MAAS (1986) dans un article consacré au rôle et à la place de la dimension culturelle dans la recherche en linguistique,
[l]a différenciation des disciplines se fait par le passage d’une conception préscientifique à une conception théorique de l’objet par l’intermédiaire d’un canon méthodologique spécifique. Dans le domaine de la linguistique conçue comme ensemble divisé en sous-disciplines, il s’agit de méthodes d’analyse qui présupposent l’autonomie de la forme linguistique, crédo inébranlable des linguistes depuis les premières heures du structuralisme. Or, c’est une chose de traiter le matériau linguistique comme s’il était autonome quand on veut le soumettre à des tests ; c’en est une autre de le déclarer théoriquement autonome et indépendant des pratiques culturelles. En faisant cela, on prive la linguistique et l’histoire culturelle des domaines de recherches qu’elles ont en commun […]2
Il y eut néanmoins quelques chercheurs qui continuèrent de s’intéresser aux aspects sémantico-culturels des déonomastiques issus de prénoms. C’est le cas d’Adolf BACH (1890–1972), l’un des chefs de file de l’onomastique allemande qui, dès la fin des années 1930, souligne dans son ouvrage Handbuch der Volkskunde (1938) la nécessité de prendre en considération les dimensions historique, sociologique et psychologique pour l’étude des noms propres. Son approche, qui relève de ce qu’on pourrait qualifier avec HAUBRICHS de ‘programme ethno-sémantique de grande envergure’ (« weitperspektiviertes ‘ethnosemantisches’ Programm » ; 1995 : 77), vise à ‘appréhender le rapport du peuple aux noms propres et, par là même, à dégager ce qui le caractérise spirituellement’3. Dans son ouvrage de référence ultérieur Die deutschen Personennamen, BACH étudie de plus près le cas des déonomastiques (chap. « Bedeutungsentwicklung im deutschen Personennamenschatz » ; 1943 : 305 sqq.)4. Il distingue les mots formés à partir de noms fréquents (Hans, Peter) de ceux qui renvoient à un porteur jouissant d’une certaine notoriété, qu’il s’agisse de personnages historiques (Caesar), littéraires (Don Juan) ou d’inventeurs (Zeppelin5), ainsi que d’individus dont le nom est passé bien involontairement à la postérité (Boykott6). Les noms communs issus de prénoms, qui figurent uniquement dans le premier groupe7, sont classés tout d’abord selon le critère morphologique de la présence ou non d’un élément caractérisant (Johann ‘valet’ vs dummer August ; 1943 : 309), puis selon le critère sémantique dans les catégories des noms de personnes (Louis ‘souteneur’), d’animaux (Tratschkatel ‘pie’ en Styrie ; de Katel, diminutif de Katharina), de plantes, d’objets (Dietrich) et de maladies (flotter Gustav ‘diarrhée’ en Rhénanie). L’emploi suffixal de prénoms dans la formation de mots péjoratifs, tels que Jan et Peter dans Dummerjan et Quasselpeter, est également mentionné (cf. 1943 : 310). BACH (1943 : 520–556, 1953 : 191–225) aborde par ailleurs les aspects socioculturels des noms de personnes en s’intéressant aux principales caractéristiques des noms fréquemment employés dans différentes classes sociales.
À partir de la deuxième moitié du XXe siècle, quelques travaux à orientation sémantique voient le jour, notamment ceux de BERGER (1950) qui souligne la productivité de l’appellativisation, surtout celle des noms de famille, dans les langues de spécialité et les jargons professionnels, WILLBERG (1965) qui s’intéresse au processus de péjoration affectant certains prénoms tels que Augustus (lat. ‘personnage illustre’) > August (‘clown’), RÖSSLER (1967) qui examine sous une perspective didactique les déonomastiques résultant de l’emploi secondaire de prénoms (Fritz ‘Allemand’), de noms de famille (Makadam), de personnages fictifs (Krösus) et de toponymes (Calvados)8, et SCHEUERMANN (1979) qui consacre un article aux emplois appellatifs du prénom Heinrich et de son diminutif bas-allemand Hinnerk. Pour le français, nous renvoyons plus particulièrement à MAROUZEAU (1950 : 159–180) qui souligne « l’extraordinaire abondance des noms » issus de la « communisation » des noms propres en passant en revue de nombreux exemples regroupés dans les catégories aussi diverses que la mythologie (cerbère ‘agent de police’), la religion (moïse ‘nacelle’), l’histoire (louis ‘pièce de monnaie’), la littérature (sadisme) ou les arts et techniques (eustache)9 et à HÖFLER (1968) qui montre au moyen de la formation fanchonnette (‘sorte de pâtisserie qui sert d’entremets’ ; de Fanchon, diminutif de Françoise) combien il est difficile de retracer le passage du nom de personne au nom commun. GUÉRAUD (1990) cite quant à lui quelques déonomastiques représentatifs du phénomène qu’il rattache à quatre domaines spécifiques :
1 « personnes à l’origine de noms botaniques » (magnolia ; en hommage au botaniste Pierre Magnol) ;
2 « personnages de la mythologie et de la littérature » (adonis, mentor) ;
3 « noms de lieux » (coulommiers) ;
4 « personnalités diverses » (saxophone ; inventé par Adolphe Sax).
Citons encore les brèves contributions de TALON (1959), SEKVENT (1966) et COULET DU GARD (1979) pour le français et de ROSENKRANZ (1982) pour l’allemand, plus précisément le dialecte de Thuringe. Suivent quelques travaux contrastifs, notamment ceux de SORNIG (1975) qui étudie les noms propres employés comme noms communs en anglais et en allemand, et de GEORGE (1986) qui se consacre aux noms communs issus de prénoms en anglais et en français10. SORNIG distingue les catégories suivantes11 :
1 PERSONNES OU GROUPES DE PERSONNES (bob ‘homme’, Liese ‘femme’)
2 PARTIES DU CORPS (little davy/Kaspar ‘pénis’)
3 ANIMAUX ET PLANTES (jack-daw ‘choucas’ [orn.], feine Grete ‘fenugrec’ [bot.])
4 PUISSANCES DÉMONIAQUES ET MALADIES (old-billy ‘diable’, Ziegenpeter)
5 OBJETS (jenny ‘métier à tisser mécanique’)
GEORGE (1986) a recours au trait [+/– ANIMÉ] et distingue, parmi les animés, les êtres humains (charlie/jules ‘homme, gars’), les animaux (jackdow ‘choucas’, gaspard ‘rat’) et les plantes (jack-in-the-bush ‘herbe à ail’, reine-claude), parmi les inanimés entre autres les armes (jack-knife ‘couteau pliant’, rosalie ‘baïonnette’), les jeux (blackjack, catin ‘poupée’), les véhicules (jack ‘grue roulante’, marie-salope ‘bateau’) et les vêtements (long johns ‘caleçon long’, charlotte 1. ‘coiffure de femme’, 2. ‘bonnet pour protéger les cheveux’). Ces deux études font apparaître une similarité frappante des catégories sémantiques dans les langues analysées.
Nous présenterons par la suite quelques travaux plus récents qui traitent moins de la dimension sémantico-culturelle des noms communs issus de prénoms que des aspects morphosyntaxiques et textuels des noms propres en général.