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1.4. Bilan et perspectives

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Nous insisterons, en guise de bilan, sur trois aspects de la recherche allemande et française dans le domaine de l’appellativisation du prénom en dégageant un certain nombre de points communs et de divergences.

1 La recherche sur le passage du prénom au nom commun est issue de la tradition historico-philologique telle qu’elle s’est établie en Allemagne et, plus tard, en France. Comme nous l’avons vu, les premiers travaux sur l’emploi nominal d’anthroponymes en Allemagne (LATENDORF 1856, et surtout WACKERNAGEL 1859/60) ont vu le jour deux décennies avant l’apparition timide de remarques sur le phénomène en français (DARMESTETER 1877, LEHMANN 1884). Parmi les études de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, on peut distinguer deux groupes qui diffèrent tant par l’approche que par la place faite aux déonomastiques : 1. les travaux sur le changement sémantique contenant des remarques sur les processus psychologiques à l’œuvre dans le passage du nom propre au nom commun (dont WUNDT 1900, WAAG 1901 pour l’allemand et DARMESTETER 1877/1887, LEHMANN 1884 et NITZSCHE 1898 pour le français) et 2. les travaux plus ou moins épars visant uniquement les déonomastiques et dont l’objectif principal est la classification des données (dont WOSSIDLO 1884, KRUEGER 1891, MEISINGER 1904/1905 pour l’allemand et BAUDISCH 1905/06, KÖLBEL 1907 pour le français). La parution de deux ouvrages consacrés à l’appellativisation du prénom en allemand (MEISINGER 1924, MÜLLER 1929) et en français (DOUTREPONT 1929, PETERSON 1929) témoigne d’un intérêt tout particulier pour la question dans les années 1920.Le tournant structuraliste entraîna une certaine désaffection pour les thèmes de recherche à orientation diachronique et historico-culturelle, ce qui explique la baisse du nombre de publications à partir du milieu du XXe siècle. À l’exception de rares travaux sémantiques (BACH 1943, 1952/53, SORNIG 1975) et phraséologiques (PALOUKOVA 1982/83, GANZER 2008) qui témoignent d’une certaine continuité dans la discontinuité, les déonomastiques issus de noms de personnes ne suscitent plus guère l’intérêt des linguistes, alors que la production de dictionnaires de déonomastiques, souvent l’œuvre de non-spécialistes, est florissante (« florierende Amateurlexikographie » ; BÜCHI 2002 : 249)1. Parmi les auteurs qui se sont intéressés aux déonomastiques de prénoms, certains comme WACKERNAGEL, DARMESTETER, NYROP et MIGLIORINI restent connus jusqu’à nos jours, d’autres comme DOUTREPONT, KÖLBEL, KRUEGER, MÜLLER, MEISINGER et PETERSON sont toujours mentionnés dans les travaux récents (par ex. SCHMITT 2009) ou dans les ouvrages de référence sur l’onomastique (DEBUS 2012, NÜBLING et al. 2012, VAXELAIRE 2005), d’autres enfin sont aujourd’hui tombés dans l’oubli.

2 Les recherches sur l’allemand et le français accordent une importance inégale à la variation dialectale. Pour l’allemand, le nombre de publications portant explicitement sur les dialectes (LATENDORF 1856, MÜNZ 1870, WOSSIDLO 1884, WEISE 1903, KEIPER & ZINK 1910, KUHLMANN 1916/17, MEISEN 1925, MARTIN 1926) est bien plus élevé que pour le français (SCHULTZ 1894), ce qui s’explique par le recul des dialectes dans l’usage quotidien en France, du moins depuis la Première Guerre mondiale2. L’intérêt pour les déonomastiques issus de prénoms est ainsi directement lié, au moins jusqu’au milieu du XXe siècle pour l’allemand, à l’étude de la langue contemporaine de l’époque considérée. En Allemagne, il a été favorisé par ailleurs par le maintien d’une tradition philologique qui faisait la part belle à la dialectologie et l’onomastique3 :Comme l’orientation de la recherche en linguistique allemande, sous l’influence des néogrammairiens, était, jusque dans les années 1960, essentiellement diachronique et que les futurs enseignants, archivistes et bibliothécaires optaient très souvent pour la combinaison allemand-histoire-géographie, un nombre relativement important d’enseignants et d’archivistes a pu s’intéresser à l’onomastique et constituer ainsi, à côté des rares professeurs d’université, un groupe important et qualifié de collectionneurs et de chercheurs.4Par ailleurs, la part dévolue aux variétés dialectales dans les travaux sur l’allemand et le français diffère quant au type de sources dictionnairiques utilisées. La plupart des études consacrées à l’allemand reposent sur le dépouillement de dictionnaires dialectaux, en particulier du haut-allemand (WACKERNAGEL 1859/60, MÜNZ 1870, ALBRECHT 1881a/b, MEISINGER 1904, 1905, 1910, 1924, etc.). Les dictionnaires modernes du bas-allemand sont en revanche peu représentés, d’une part en raison du moindre intérêt pour cette aire dialectale dans les enseignements universitaires durant la première moitié du XXe siècle, de l’autre en raison de difficultés de financement auxquelles les spécialistes non universitaires d’histoire culturelle durent faire face dans le cadre des nombreux projets dictionnairiques qu’ils initièrent5 :Pour les régions du moyen-allemand et de l’allemand supérieur, j’ai pu exploiter le riche matériau disponible dans les dictionnaires dialectaux bien connus. Pour ce qui est du nord de l’Allemagne, les sources se font plus rares. Je n’ai pu exploiter hélas que les premières livraisons du dictionnaire du Schleswig-Holstein de Mensing à paraître et du dictionnaire rhénan de Müller[6]. C’est la raison pour laquelle mon étude sur les noms communs issus de prénoms ne donne qu’une image incomplète du phénomène dans les dialectes de l’ouest et du nord de l’Allemagne.7Pour le français, rares sont les travaux reposant essentiellement sur le dépouillement de dictionnaires dialectaux (PETERSON 1929, CRAMER 1931).Enfin, dans quelques travaux allemands de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, l’intérêt porté aux dialectes est manifestement lié à des considérations idéologiques. Il s’agit pour ces auteurs de ranimer l’‘âme du peuple’ (« Volksseele »), dont certains aspects auraient été pour ainsi dire ‘conservés’ grâce au processus d’appellativisation. Ainsi, pour MEISEN (1925), l’étude des noms communs issus d’anthroponymes est un devoir sacré vis-à-vis de la mère-patrie. L’auteur adopte par moments des accents nationalistes :Car l’objet traité ici est lui aussi important dans le cadre global de la mission civilisationnelle et culturelle puisqu’il s’agit là de caractéristiques profondes du peuple dans lesquelles se révèle son âme, sa manière de penser et de ressentir, son aversion pour l’abstrait, son désir de concret, de ce que l’on peut saisir et concevoir par les sens. Une « mémoire » étonnamment fidèle que la tradition nous a conservée se manifeste à travers les noms dont il sera question ici. […] Toutefois, seul pourra accomplir cette tâche avec profit celui qui ne fait qu’un avec le peuple, qui pense et ressent comme lui, qui, avec son cœur et sa raison, tente de saisir les affections les plus profondes de son âme. L’étranger n’en sera jamais capable ; l’âme populaire lui refuse l’accès à ce qui constitue son essence propre.8

3 Cet état de la recherche a enfin montré que l’étude des déonomastiques a privilégié des objectifs classificatoires, suivant en cela la longue tradition historico-philologique des études anthroponymiques (cf. BROMBERGER 1982 : 103). Dans un premier temps, les chercheurs-collectionneurs se sont intéressés aux différents types de déonomastiques non modifiés formellement sans traiter systématiquement les prénoms comme une catégorie à part. Les premières tentatives de classification font appel au critère sémantique (WACKERNAGEL 1859/60, WOSSIDLO 1884, NEEDON 1896) ou génétique (KRUEGER 1891, BAUDISCH 1905, KÖLBEL 1907). Viennent s’ajouter au début du XXe siècle des classifications qui reposent sur les deux aspects (REINIUS 1903, NYROP 1913). Pour l’allemand, le critère morphologique ne fait son apparition qu’avec les premières études s’intéressant aux mots complexes (MÜLLER 1929, BACH 1943/1952) ; il est en revanche absent des travaux sur le français. Comme nous l’avons constaté à plusieurs reprises, la distinction entre les catégories est souvent insuffisante, ce qui entraîne des difficultés de classement de certains exemples (WOSSIDLO 1884, BAUDISCH 1905, KÖLBEL 1907, NYROP 1913).

Il convient par ailleurs de relever deux caractéristiques propres à la plupart des travaux anciens sur l’allemand et le français, liées selon nous à la perspective essentiellement diachronique de l’époque. Il apparaît d’une part que la réflexion au sujet de la délimitation entre nom propre et nom commun est souvent absente, ce qui explique le manque de précision terminologique, notamment au sujet de « Appellativname », terme ‘flou et ambigu qui n’a pas su s’imposer dans la recherche’9. D’autre part, ces études retiennent pour l’essentiel des exemples de déonomastiques provenant d’œuvres de la littérature classique et de dictionnaires, qui ne reflètent que partiellement les spécificités de leur emploi dans l’usage, notamment dans la langue parlée.

Pour finir, nous noterons que si les noms propres font depuis longtemps l’objet de recherches en linguistique et dans d’autres disciplines, en particulier en logique, histoire, sociologie et anthropologie, le recours à l’approche interdisciplinaire dans la recherche sur les déonomastiques issus de prénoms a été pratiqué jusqu’à présent dans le seul but d’expliquer de manière ponctuelle certaines formations ou types de formations. Le chercheur qui vise à appréhender l’évolution du phénomène devra prendre en considération la dimension interdisciplinaire de manière bien plus systématique.

L'appellativisation du prénom

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