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2. Le déonomastique de prénom : délimitation de l’objet d’étude 2.1. Remarques liminaires
ОглавлениеL’objet de ce chapitre est de présenter ce que nous entendons par « déonomastique de prénom ». Une clarification terminologique s’impose doublement : d’un côté, parce qu’il convient de préciser les fondements théoriques de notre étude, de l’autre parce que nous pourrons ainsi mieux délimiter notre champ d’observation pour la suite de l’analyse (chap. 3 et 4).
Comme le montrent les résultats de nos dépouillements dictionnairiques, les interactions entre prénom et lexique sont nombreuses et diverses. Nous donnerons un aperçu de cette diversité en nous limitant aux items issus de prénoms qui ont pour initiale la lettre A1. Du point de vue morphologique, on relève
des mots simples : Adam/adam (‘homme’), Adolf/adolf (‘homme au comportement dictatorial et/ou raciste’), agnès (‘jeune fille innocente et ingénue ou qui affecte de l’être’), Alfons/alphonse et arthur (‘proxénète’), Anastasie (‘censure’), arnoul(d) (‘cornard, mari trompé’), Axel/axel (‘figure de patinage artistique’), nana (1. ‘prostituée’, 2. ‘maîtresse, concubine’, 3. ‘jeune fille, femme’), Tünnes (‘pitre, idiot sympathique, homme maladroit’). Le prénom est parfois précédé d’un titre ou d’un nom de parenté, facultatif ([dame/tante] Anastasie) ou obligatoire (prince Albert ‘piercing du gland’).
des dérivés : Alexandriner/alexandrin (‘vers français de douze pieds’)2, augustin3 (‘religieux qui suit les préceptes de saint Augustin’) ;
des composés, le prénom étant employé
comme membre déterminant dans Adamsapfel/pomme d’Adam (autrefois morceau d’Adam), Adamssohn (‘homme’), Adamstochter (1. ‘femme’, 2. ‘lesbienne à l’allure masculine’), Antoniusfeuer/feu de Saint-Antoine, mal Saint-Antoine (‘gangrène consécutive aux intoxications par le seigle ergoté’), Toniwagen (‘véhicule de police’), les ciseaux d’Anastasie (‘censure’) ;
comme membre déterminé dans Grüßaugust (‘chef de réception dans un hôtel ou un restaurant’), Pflaumenaugust (‘sot, incompétent’).
D’autres items font partie de locutions
nominales4, de structure ‘A+N’ : der alte Adam (‘le péché, les faiblesses humaines’), blauer Anton (‘bleu de travail’), flotter Anton (‘courante, diarrhée’), dummer August (1. ‘clown de cirque’, 2. ‘pitre’), grüner August (‘panier à salade, fourgon cellulaire’) ;
prépositionnelles : (wie) in Abrahams Schoß (‘en toute sécurité, à l’abri’), im Adamskostüm/en costume (habit) d’Adam (‘nu’), seit Adams Zeiten (‘depuis la nuit des temps’). Le prénom peut être accompagné d’un nom de famille (nach Adam Riese5 ‘si j’ai bien compté’).
verbales : in Abrahams Schoß eingehen (‘rendre son âme à Dieu, mourir’), noch in Abrahams Wurstkessel sein (‘être encore dans le ventre de sa mère’), bei Adam und Eva anfangen/beginnen (‘recommencer du début’), den alten Adam ablegen, abstreifen, austreiben, ausziehen/dépouiller, répudier, faire mourir le vieil Adam (‘combattre ou renier ses faiblesses, ses mauvaises habitudes’), n’avoir pas péché en Adam (‘être extrêmement vertueux’), se croire (sorti) de la côte d’Adam (‘s’imaginer être de haute naissance, être quelqu’un d’exceptionnel’), se faire appeler arthur (‘se faire vertement réprimander’), den dummen August spielen/faire le gugus(se) (‘faire l’imbécile’).
Notons que plusieurs items fonctionnent à la fois de manière autonome et comme membres de locutions (Adolf/adolf vs den Adolf machen/faire son adolf ‘jouer au petit chef’, agnès vs faire l’agnès ‘faire l’ingénue, la prude’, gugus(se) vs faire le gugus(se), Anastasie vs les ciseaux d’Anastasie). On note par ailleurs la coexistence de locutions nominales (der alte Adam/le vieil Adam) et verbales (den alten Adam ablegen, abstreifen, austreiben/dépouiller, répudier, faire mourir le vieil Adam). En l’absence de données fiables concernant l’apparition du déonomastique et/ou de la locution, il est impossible de reconstituer avec certitude l’ordre dans lequel ces unités sont apparues6.
La diversité s’observe ensuite du point de vue de l’origine linguistique. Si l’origine allemande de blauer Anton et nach Adam Riese et française de gugusse et se faire appeler arthur ne font guère de doute, celle d’autres mots et expressions, notamment bibliques (Adamsapfel/pomme d’Adam), est plus délicate à définir. Un certain nombre d’items sont empruntés à d’autres langues, notamment à l’anglo-américain (Adam/adam7 ‘drogue de type « ecstasy »’, Ana/ana8 ‘anorexie’).
Du point de vue sémantique, les items peuvent désigner une entité concrète (Adamsapfel, pomme d’Adam) ou abstraite (der alte Adam/le vieil Adam, Antoniusfeuer/feu de saint-Antoine, flotter Anton9). Certains ont un sens générique (Adam ‘homme’). Dans les expressions telles que Danke, Anke!, Keinen Ton, nicht mal Anton!, Tout juste, Auguste !, Allons-y, Alonzo ! en revanche, le prénom est dépourvu de signification.
Sur le plan syntaxique, les items relevés ont des comportements très divers. Si la plupart acceptent la pluralisation et la détermination (der/ein Alfons10, l’/un alphonse, des alphonses), d’autres fonctionnent comme des noms propres. C’est le cas d’Anastasie (*l’Anastasie vs la censure, *une Anastasie sévère vs une censure sévère) et des nombreux mots et locutions qui conservent la référence à un personnage identifié : in Abrahams Schoß (‘en toute sécurité, à l’abri’), noch in Abrahams Wurstkessel sein (‘être encore dans le ventre de sa mère’), von Adam und Eva abstammen, etc.
La diversité concerne enfin l’identification et le mode d’existence du porteur initial. Parmi les porteurs initiaux clairement identifiés, on relève des personnages
bibliques, tel que Adam, vu comme le premier homme (seit Adams Zeiten) ou comme l’incarnation du péché (den alten Adam ablegen) ;
historiques, comme Alexandre le Grand dont le nom fut donné à l’alexandrin (n. 194), le prince Albert, mari de la reine Victoria, qui, selon la légende, aurait utilisé le piercing du même nom pour satisfaire son épouse, ou encore le patineur norvégien Axel Paulsen (1855–1938), inventeur du saut appelé Axel/axel ;
de fiction, tels que Tünnes, personnage légendaire du Hänneschen-Theater à Cologne dont le nom est souvent flanqué de celui de son acolyte Schäl, et Agnès, une jouvencelle dans L’École des femmes de Molière (1662)11.
On ne saurait en revanche parler de « porteur initial » pour les items issus d’un prénom populaire12 ni pour ceux qui reposent uniquement sur la forme du prénom : dans la locution blauer Anton, le prénom vient de la déformation de Anzug, sans doute via la forme bas-allemande Antog (K04). Enfin, il ne faut pas oublier que les zones d’ombre demeurent pour quantité d’items tels que flotter Anton, alphonse, putain d’Adèle et nana, les sources étant souvent insuffisantes pour déterminer avec certitude les raisons du passage du prénom au nom commun.
Face à cette extrême diversité, il convient d’adopter une approche inspirée de la théorie du prototype (KLEIBER 1990), ce qui nous permettra de classer les items relevés lors de nos dépouillements sur la base de trois grands critères définitoires. Nous dégagerons d’abord ce que nous considérons comme le noyau prototypique de la catégorie (2.2), puis nous présenterons les types de déonomastiques moins prototypiques (2.3) pour terminer par ceux qui, bien qu’en lien avec un prénom, ne rentrent pas dans le cadre de notre étude (2.4).