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IV.

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Il faudrait, ce me semble, renoncer à voir dans Voltaire le disciple de Locke. Il souffre de l’avoir trop vanté. Au fond, il n’a de commun avec lui que l’aversion de la métaphysique, aversion qui se trouve également chez Rousseau, et qui est moins le fait des hommes que du siècle; et aussi l’opinion que la matière peut penser par un don de Dieu. Pour le reste, qui a bien son importance, il se met très-à l’aise avec ce maître si respecté. L’homme qui reconnaît, au-dessus de l’expérience et de la réflexion, une raison, organe infaillible de vérités nécessaires, qui place la liberté dans la résolution invisible et la soumet à une règle morale invariable et universelle, cet homme n’est pas sans doute un pur disciple de Locke. Il pense comme Rousseau, le Rousseau de la Profession de foi, qui força son admiration. Les mots diffèrent chez eux, le fond est identique. L’un appelle sentiment ce que l’autre appelle raison universelle; tous deux relèvent du même maître et prêchent les mêmes enseignements.

Pourtant, malgré cette justice si volontiers rendue à Voltaire, s’il revenait tel qu’il a été autrefois, nous ne serions pas en tout des siens. Sa raison, sûre et excellente, est trop timide: instrument merveilleux qui ploie dès qu’il enfonce. Il faut le garder et le retremper. Voltaire a du cœur assurément; l’humanité, voilà le principe de cette ardente révolte contre l’intolérance et les abus, sources de misères; personne ne lui souhaitera une autre vertu devant les criantes injustices dont elle a triomphé, et tant qu’il y aura de grandes oppressions dans ce monde, on devra écouter avec recueillement cette énergique protestation de la conscience indignée contre l’arbitraire. Mais cependant l’amour du droit n’est pas le cœur humain tout entier, et surtout n’en est pas le fond. La passion de Voltaire est la raison émue, c’est toujours la raison, ce n’est que la raison; elle n’entend que les gémissements causés par l’injustice, et ne plaint que les maux qu’elle peut guérir: chaleur inaltérable et inépuisable que la lumière verse d’en haut, moins aimable toujours que la mobile chaleur de la vie, avec son foyer dans nos entrailles. La vraie humanité n’est pas si étroite et si logique: elle souffre de toutes les souffrances; ce qui la touche dans la douleur, c’est la douleur, séparée de sa cause, méritée ou imméritée, guérissable ou sans espoir; elle pleure de voir pleurer, et console; elle recueille l’enfant abandonné et le vieillard redevenu enfant, l’idiot et le fou, et cherche à exciter en eux l’intelligence affaiblie ou absente, relève les créatures tombées, aide l’ouvrier, veille les malades; elle dit avec Térence: «Je suis homme et rien d’humain ne m’est étranger;» elle n’est pas la démonstration des écoles, mais ce cri de l’âme poussé par le christianisme, ce cri qui troublera toujours le bonheur égoïste et nous réveille dans les nuits d’hiver, ce cri que Gerson a entendu, qui a percé le cœur de Vincent de Paul, et met à cette heure sur pied toute une armée d’hommes et de femmes pour panser les blessés de la vie. — Voltaire est théiste parce que l’athéisme est absurde; Dieu est plutôt pour lui une vérité qu’un être: il en comprend la nécessité, il ne semble pas en sentir la présence; on ne trouve pas chez lui ces élans religieux si touchants dans Rousseau, son rival, ici son maître. — Il est spiritualiste assez pour n’être pas matérialiste. Mais on n’est pas spiritualiste à demi. C’est une doctrine jalouse qui ne souffre rien d’ennemi, rien d’étranger; c’est mieux qu’une doctrine, car les doctrines sont multiples, c’est l’esprit unique qui réside dans toutes, les pénètre et les crée: le respect de l’âme habitante et maîtresse du corps, la passion de l’invisible, l’aspiration hardie vers l’idéal, l’enthousiasme de la vérité, de la beauté, de la liberté et de la vertu, essence éternelle de Dieu et avenir de l’homme. — Le temps de la polémique passionnée contre les religions est passé. La philosophie, délivrée du joug, n’a plus ces violentes haines. Dégagée des préventions de parti, les oppositions la choquent moins, et elle sait reconnaître et respecter dans des doctrines étrangères les dogmes généreux qui seuls et partout soumettent les âmes. — L’antique tradition de la philosophie, calomniée dans un temps de révolution, de nos jours scrupuleusement étudiée, consacre les grandes croyances du rationalisme nouveau. — L’histoire ne nous paraît plus, comme à Voltaire, le récit des folies et des atrocités du genre humain; confiants dans une science plus vraie, plus équitable et dans la providence directrice du monde, nous croyons au progrès accompli à travers les désordres, et à la perfection, étoile de l’humanité. — La tactique de Voltaire, admirable dans son temps, n’est plus à notre usage. La liberté de la presse existe aujourd’hui; pour dire ce qu’on pense, il n’est plus besoin de se réfugier en Angleterre, en Hollande ou à Ferney; de s’envelopper de pseudonymes; la censure et la Sorbonne ne sont plus là qui nous épient; on ne meurt pas de l’index; il n’y a plus de bourreau, il y a des livres qui ne se lisent pas; s’ils meurent, c’est l’auteur qui les tue. L’audace et la ruse ont été bonnes pour conquérir la liberté : une fois conquise, elle se garde par d’autres secours. Nous ne sommes ni des esclaves, ni des affranchis à qui on fait grâce de la servitude; nous sommes des hommes libres par droit de nature et rentrés dans leur droit: agissons donc en hommes libres. Prêchez-vous l’audace? contre qui? N’êtes-vous pas à vous? L’astuce? quelle surprise méditez-vous donc? S’agit-il d’une intrigue de palais? La vérité est reine des esprits; qu’elle se présente en reine, on la reconnaîtra. Maintenant tout se passe en plein jour; les partis se connaissent, ils se sont éprouvés mille fois, toutes les mines sont éventées, la vieille diplomatie s’affaisse; la puissance qui fait vaincre, c’est la raison.

Notre profession de foi est très-simple. Si l’on appelle voltairien un homme épris de la raison et de la justice, nous sommes voltairien, et à peine osons-nous nous vanter de l’être; si l’on entend par là un spiritualiste plus que modéré, un théiste moins le sentiment religieux, un adversaire aveugle des révélations, nous ne sommes pas voltairien assurément; et c’est chez nous une conviction profonde, que pour faire aujourd’hui l’œuvre de Voltaire, avant toutes choses, il faut ne point être voltairien.

On peut dire le mal sans crainte, il reste assez de bien pour le racheter. Voltaire, le vrai Voltaire, et non celui que les préventions ont défiguré, est respectable, dans la philosophie, pour avoir défendu la liberté, la Providence et le devoir; et partout incomparable pour le bon sens. Il règne en ce moment dans le monde une espèce de bon sens équivoque et bâtard qui n’est que l’absence de foi et d’enthousiasme; on méprise les principes, on se traîne après les faits, on proscrit la passion, comme s’il y avait quelque part de la vie sans chaleur et sans une vertu originale qui exclut et reçoit selon sa nature, et impose sa forme à tout ce qu’elle reçoit. Non, Bossuet ne reconnaîtra pas le «maître de la vie humaine» dans cette sagesse servile qui attend sa leçon des caprices du hasard; non, Voltaire ne se contiendra pas devant cette prudence engourdie. Bonnes gens qui, pour vous assurer de la raison, lui avez coupé les ailes, vivez tranquilles, elle ne s’envolera pas, elle est déjà envolée.

Avouons-le donc, nous admirons Voltaire; nous admirons ce qu’il a, à chaque page, d’esprit naturel, charmant, inépuisable, cette raison lucide, cette passion toute française de la clarté, cette foi ardente en la justice, ce grand combat de la tolérance soutenu jour et nuit durant soixante années, enfin, cette vigueur de l’âme qui pousse un corps toujours mourant et le force de vivre.

Mais quoi! l’homme qu’on loue ici n’est-il pas celui qui a toute sa vie combattu les religions? Assurément il a attaqué la révélation, ce que nombre d’hommes considèrent comme une source de vérité ; mais qu’en veut-on conclure? Qu’il faut désormais taire son nom, ou ne le citer que pour le flétrir? Mais il est une autre source de vérité, respectable sans doute, et respectée d’une bonne partie du genre humain, la raison. Assez de Pères de l’Église l’ont attaquée; l’auteur des Pensées a engagé sa vie dans cette lutte; on a argumenté contre elle, on l’a raillée, comme saint Jérôme argumente, comme Pascal raille; eh bien! chez nous, serviteurs de la raison, ne parle-t-on de ces terribles ennemis qu’à voix basse, ou ne les nomme-t-on qu’avec colère? Qui donc, si ce n’est un philosophe, a donné au public le vrai Pascal, et livré dans leur puissance originale ses réflexions énervées? Le beau jour pour le genre humain, celui où partisans de la raison et partisans de la révélation, réunis pour une paix durable, conviendraient de supprimer une bonne fois tout ce qui a jamais entretenu la guerre, et se livreraient des échanges! On donnerait Bossuet contre Spinoza, Pascal contre Voltaire, Strauss contre Joseph de Maistre; une page de Bayle rachèterait la page voisine, et l’Esquisse d’une philosophie l’Essai sur l’indifférence. Et alors nous jouirions des douceurs de la paix.

Parlons sérieusement de choses sérieuses. Nous ne recueillons pas tout l’héritage de Voltaire; nous lui empruntons ce qu’il a de solide philosophie; et laissons à d’autres la polémique contre les révélations. Frappé du désordre profond des esprits et des âmes dans la société présente, de l’absence de principes fermes et élevés et de passions généreuses, plus préoccupé du bien commun que de la philosophie et de sa fortune, toute doctrine qui relève les hommes vers la perfection nous est une doctrine amie; mais pour le bien commun encore, nous tenons à ce que la philosophie saisisse sa juste part d’influence. Or, un grand nombre d’intelligences viennent vers elle et lui demandent la solution de certains problèmes d’un éternel intérêt. Si elle se tait par peur des interprétations perfides, si elle ne bouge pas, crainte des méchants bruits, et se dilate dans le lieu commun, alors elle fait défaut à l’humanité et se trahit elle-même: ces goûts simples et paisibles ne sont point des vertus de gouvernement. Elle est autre chose, ou Platon, Aristote, Descartes, Malebranche, Leibniz sont des aventuriers. On cherche la philosophie sur les chemins de la vérité, on la voit dévorée d’ambition, rendant d’héroïques combats pour des conquêtes lointaines. Avec une destinée si haute et une telle vertu, on n’est point pour demeurer chez soi et surveiller l’ordre public dans la république des lettres. Il n’y a que deux moyens de passer dans ce monde, se faire petit ou se faire grand. Vous pouvez prendre le premier parti, mais si par hasard on vous écrase, personne ne le saura, personne ne s’émouvra. Êtes-vous grand, on vous suit, et le jour où un ennemi porte la main sur vous, il s’élève entre vous et lui tout un peuple. Que la philosophie soit donc grande, qu’elle se présente hardiment avec son autorité antique, son cortége de vérités certaines, son ardeur et ses espérances pour de nouvelles vérités; en un mot, si elle veut être quelque chose dans le monde, qu’elle ose être ce qu’elle est.

La philosophie de Voltaire

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