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I
LA FEMME BATTUE

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Je voulais me donner le luxe de passer toute une heure avec moi-même, ce qui ne m’arrive jamais.

Mais à peine étais-je seul, que mon valet de chambre entra dans mon cabinet en m’annonçant un de mes mille et un amis.

–Vous savez bien que je n’y suis pas, dis-je avec impatience.

Mais déjà M. Daniel de la Chesnaye était sur le seuil de la porte.

–Je ne vous tiendrai que cinq minutes, me dit-il en entrant.

–Cinq minutes, lui dis-je avec une bonne grâce inaccoutumée, c’est quatre minutes de trop. Je suis un problème mathématique, n’allez pas mettre un grain de poussière sous la roue du temps.

Mon mille et unième ami essaya de sourire, mais je remarquai sa pâleur.

–Que vous est-il donc arrivé? lui demandai-je avec une soudaine sympathie.

–N’est-ce pas, me dit-il, comme je suis métamorphosé? Ce gai viveur du dernier hiver traîne aujourd’hui son linceul! Mais je ne veux pas vous ennuyer de ma confession, je viens vous demander une signature.

–Mon cher ami, je ne signe plus de billet, même pour les autres, la vue du papier timbré me fait tomber en syncope. Vous savez que la République m’a destitué de tout.

–Vous aurez votre revanche; mais rassurez-vous, je ne viens pas vous apporter des billets à ordre, il me faut votre signature pour donner du crédit à une noble cause.

–Parlez.

J’avais traîné un fauteuil devant moi. Daniel de la Chesnaye resta debout et roula une cigarette.

–Mon cher ami, vous savez qu’il y a la Société protectrice des animaux.

–Oui, grand bien leur fasse! j’y ai déjà donné ma signature.

–Il s’agit d’une autre Société, la Société protectrice des femmes.

–Vous êtes fou! il faudrait plutôt une Société protectrice contre les femmes.

–Ne riez pas, c’est sérieux.

Je regardai mon ami qui avait une expression de profonde tristesse.

–Oh! me dit-il avec un soupir, le monde est ainsi fait qu’on a des larmes pour une bête qu’on frappe et des moqueries pour une femme qu’on bat.

Daniel jeta son chapeau sur le tapis.

–Que voulez-vous? s’il y a des créatures comme la femme à Sganarelle qui veulent être battues: il ne faut jamais discuter sur les amusements.

Daniel me prit la main.

–Je vous en prie, mon cher ami, ne blaguons pas. Vous voyez à ma figure que ce n’est plus le moment avec moi; il y a six semaines que je n’ai ri.

–Que voulez-vous? je ne puis m’empêcher de trouver votre idée trop originale; je veux bien dire avec vous que le monde est absurde de s’intéresser plus aux bêtes qu’aux femmes; mais vous ne parviendrez jamais à créer une Société protectrice pour la plus belle moitié du genre humain.

–Tant pis pour vous, si vous ne comprenez pas que la femme est encore aujourd’hui l’esclave antique soumise à notre brutal despotisme. Enfant, nous l’emprisonnons dans un couvent. Jeune fille, nous la vendons pour sa dot à quelque mari usé ou blasé qui la condamne au régime cellulaire. Mère de famille, elle est l’esclave de ses enfants. Voilà pour la femme riche. Pour la femme pauvre, c’est bien pis: l’école et le travail, le travail et l’école, l’atelier et la dépravation, le supplice de Sisyphe et le supplice de Tantale, la prostitution à tous les degrés, sinon les travaux forcés à perpétuité: voilà la plébéienne. Et être battue par-dessus le marché, qu’on soit femme du peuple ou qu’on soit femme du monde.

J’avais écouté gravement.

–Le tableau que vous faites là, mon cher ami, est d’une vérité cruelle. J’ai toujours pensé comme vous que la femme était sacrifiée, quel que fût le degré de l’échelle sociale. A toutes les stations de leur vie, il y a des larmes, il leur sera beaucoup pardonné parce qu’elles auront beaucoup pleuré.

–A la bonne heure, vous me comprenez.

–Eh bien, non, je ne vous comprends pas. C’est une folie de croire qu’on peut empêcher la femme d’être malheureuse. On met un bourrelet aux enfants, mais on ne met pas un garde-fou pour empêcher la femme de tomber dans les misères du mariage ou dans les désespoirs de l’amour; c’est son rôle d’être victime, elle aime mieux cela que d’être bourreau.

–Ainsi vous ne voulez pas signer, comme sociétaire, les statuts de mon club protecteur des femmes.

Je regardais toujours mon ami avec une vague inquiétude: je me demandais sérieusement s’il n’était pas un peu fou. Il avait bien la mine d’un homme qui perd la tête; mais comme je ne l’avais jamais reconnu pour un esprit sensé, je ne m’étonnais pas trop de ses divagations; le monde est un vaste Charenton où tout le monde apporte sa marque de fabrique.

Que de billevesées nous viennent des plus sages! S’il descendait un habitant de la lune ou des étoiles pour nous juger, trouverait-il celui-ci beaucoup plus raisonnable que celui-là?

Les folies de l’ambition, qui remuent si violemment le monde, sont-elles donc moins des folies que les folies de l’amour qui ne font de révolutions que dans les cœurs?

–Voyons, dis-je à Daniel, que vous est-il arrivé pour que vous vous mettiez ainsi à prêcher pour la femme?

–Ce qui m’est arrivé?

Il voulait parler, il se tut.

Je le regardai face à face; il essaya de masquer sa pâleur, son inquiétude, son désespoir, par un air de sérénité qui ne me trompa plus.

Je lui portai la main sur le cœur, en lui disant:

–Il y a quelque chose là.

–Chut! murmura-t-il.

–Et pour échapper à ma curiosité, il roula une seconde cigarette, tout en chantant à mi-voix un air d’Offenbach.

–Adieu, reprit-il d’un ton piqué, je vois bien que je me suis trompé de porte. Vous avez de beaux sentiments sur la planche, mais quand on frappe chez vous, on n’ouvre pas.

–On ouvre encore trop souvent, lui dis-je, puisqu’on ne me laisse jamais le temps de me faire une visite à moi-même.

Le lendemain, je ne pensais plus à Daniel de la Chesnaye ni au club protecteur des femmes, quand j’appris sur l’escalier des Italiens qu’il était fou, mais fou à ce point qu’il avait fallu lui mettre la camisole de force.

–Et pourquoi est-il devenu fou?

–On ne sait pas: quelque trahison de femme; huit jours de guignon au jeu; on dit qu’il a perdu quatre cent mille francs, sans compter qu’il a reçu un coup d’épée pour avoir dit une bêtise; on ne se relève pas de ces choses-là.

Pendant quelques jours on parla beaucoup de ce pauvre Daniel, mais nul ne pouvait dire la vraie cause de sa folie.

Je me rappelai mot à mot la conversation que nous avions eue. Pourquoi m’avait-il parlé des femmes qu’on bat? Aimait-il une femme mariée qui avait été battue par son mari? Il menait de front deux existences: une très tapageuse, une très cachée. On n’allait jamais chez lui, mais en revanche on le trouvait toujours au club, au Bois, sur le boulevard, on lui connaissait des aventures de cinq minutes, on ne lui connaissait pas une seule maîtresse.

La curiosité me prit au vif, je voulus avoir le secret de Daniel de la Chesnaye.

Il ne me fallut pas pour cela la profondeur de vue d’un juge d’instruction. Je pris le chemin le plus court. J’allai droit à la maison qu’il habitait, boulevard Malesherbes. Je demandai de ses nouvelles au concierge, qui commença par bégayer un peu.

–Tais-toi, lui dit sa femme, tu n’y entends rien.

Elle prit la parole pour me dire qu’elle ne pouvait me rien dire.

–Car, poursuivit-elle, la justice ne manquera pas de faire une descente ici. Je ne veux pas qu’on puisse m’accuser d’avoir parlé.

–Une descente de justice? Que s’est-il donc passé?

Il y a toujours moyen de faire parler les portières. Je pris vingt francs et je les mis dans la main de cette femme mystérieuse.

–Parlez, lui dis-je. Je suis l’ami de Daniel de la Chesnaye.

Mais je n’en eus que pour mon argent. La portière garda le napoléon, tout en disant ceci ou à peu près:

–Mon Dieu, monsieur, dans toutes ces histoires-là, on ne sait pas bien le fin mot on dit aujourd’hui le mot de la fin; ceux-ci disent que oui, ceux-là disent que non. Ce que je sais bien, c’est que M. de la Chesnaye est fou.

–Vous allez me dire pourquoi il est fou?

–Il faudrait le demander à mademoiselle Clotilde, mais la pauvre fille ne répondra plus.

Et comme je voulais poser encore quelques points d’interrogation:

–Oh! monsieur, j’ai dit tout ce que je pouvais dire.

–Tu en as trop dit, murmura Cerbère.

J’étais furieux, mais je souriais toujours avec urbanité.

Je donnai encore vingt francs à la portière.

–N’y a-t-il donc plus personne dans son appartement?

–Non, mais la femme de chambre est encore au sixième; seulement, ce que je vous dis là, c’est un secret; vous pourriez monter chez elle, sous prétexte que vous cherchez une femme de chambre. Elle a d’ailleurs de fort bons certificats; elle a servi dans les meilleures maisons. Connaissez-vous la princesse de Metternich?

Je n’écoutais plus la portière. J’avais appelé son mari hors de la loge, je veux dire hors du salon, pour le prier de me faire descendre cette fille.

Elle vint bientôt, humble, pâle, triste. Naturellement je ne lui dis pas un mot de sa maîtresse. Je lui demandai ce qu’elle voulait gagner; c’était moins que rien: cent francs par mois. Il fut convenu qu’elle viendrait le lendemain à mon service.

Le lendemain, ce fut elle qui m’éveilla. Elle mapprit que le valet de chambre l’avait fort mal reçue, en lui disant qu’il n’y avait rien à faire.

–Comment! rien à faire, il y a tout à faire, lui dis-je. Que faisiez-vous chez M. de la Chesnaye?

–Mais, monsieur, il y avait une femme.

–A propos de cette femme: asseyez-vous là, parlez-moi d’elle.

Cette femme ne fit pas trop de façons pour me dire le mot à mot de cette tragique histoire.

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