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LE CONTRIBUABLE
ОглавлениеLes charges qui pèsent sur lui varient suivant qu’il s’agit du contribuable habitant des grandes villes, telles que Smyrne, Salonique, Constantinople, ou bien du contribuable habitant les villes de l’intérieur et la campagne.
Sauf le «bedel-nouzoul» et l’ «avariz», impôt par quartier, les patentes que doivent les commerçants, les diverses taxes douanières qui atteignent le commerce d’exportation et d’importation, enfin la capitation ou haradj infligée aux raïas, le contribuable des grandes villes du littoral et surtout de la capitale ne paraît pas trop chargé par l’impôt. Mais cette légèreté n’est qu’apparente, car il ne faut pas oublier que les douanes sont partout affermées, et qu’il n’est pas d’impôt se prêtant plus facilement à tous les genres d’exactions, plus tyrannique en un mot que la taxe douanière. Une autre considération importante, c’est que la plupart des commerçants sont Grecs, Arméniens ou israélites, par conséquent raïas, et constituent ainsi la partie des contribuables la plus exposée à l’avidité des fermiers.
D’après les derniers traités de commerce, datant de 1838, les marchandises importées sont soumises à un droit d’entrée de 5 0/0. Ce droit une fois payé, la marchandise est libre de circuler dans le pays et elle est exonérée de toute autre espèce de taxe. En est-il ainsi dans la pratique? Comme le fermier perçoit les droits d’après les tarifs ad valorem, il dispose de mille moyens pour charger de droits plus élevés les marchandises à leur arrivée dans les ports. Fausses estimations et taxations arbitraires, d’une part, difficultés à laisser passer les marchandises débarquées, lenteurs dans les évaluations, toutes les tracasseries ingénieuses dont les fermiers sont fertiles et dont ils font usage quand il s’agit d’enfler les droits à percevoir et d’accroître leurs profits.
Les marchandises d’exportation sont encore moins épargnées. A peine arrivées au port d’embarquement, l’expéditeur est obligé de débourser un premier droit de 9 0/0, et en plus 3 0/0 dès qu’elles sont chargées sur le vaisseau, qu’elles soient à destination de l’étranger ou d’un port de l’empire. Les fermiers avides n’ont égard ni à l’importance des marchandises, ni aux facilités qu’il importe de leur créer pour encourager le trafic et multiplier les transactions. C’est ainsi que les expéditions les plus infimes et d’une valeur insignifiante sont atteintes par leurs agents, ce qui rend le commerce des plus laborieux. Les entraves multiples qui l’enserrent l’anémient, il languit et souffre d’un système fiscal primitif et oppresseur, et plus encore des manœuvres des fermiers des douanes.
Mais le fléau le plus redoutable qui menace à chaque instant le commerce des produits de la terre, le plus important puisque ce sont eux qui constituent la richesse à peu près unique des habitants de l’empire ottoman, c’est l’accaparement tout à fait arbitraire dont ils sont soudain l’objet de la part des grands fournisseurs de l’armée et des pourvoyeurs de l’alimentation de la capitale. Sous le moindre prétexte, le plus souvent guidé par des motifs de spéculation, le gouvernement décrète l’interdiction de toute exportation de céréales, et les paysans, comme tous les acheteurs de leurs produits, sont alors contraints de les vendre aux intendants de l’armée et aux fournisseurs attitrés des magasins d’approvisionnement situés aux frontières, dans les places fortes et dans les grands centres d’agglomérations de troupes. Il en est de même pour la laine qui sert à la fabrication du drap des habits du soldat, du chanvre et du lin dont il faut pourvoir les ateliers de l’Etat.
En 1832, le gouvernement eut besoin d’un million de mesures de blé ; pour être sûr de se les procurer, il défendit l’exportation du grain dans tout l’empire. Et pour 1 million de mesures, il en détruisit 100 millions et causa la ruine de 10.000 agriculteurs . Bientôt l’accaparement dégénéra en monopoles d’achat de certains produits agricoles. Pour se procurer de l’argent, le gouvernement imagina d’interdire l’achat de certaines céréales, à moins que l’acheteur ne se fût muni au préalable de permis ou teskérés, teskérés que le Trésor ne cédait que contre argent comptant. Les gouverneurs se firent délivrer à leur tour le droit de vendre ces teskérés, et ainsi le commerce de la plupart des céréales fut limité à la catégorie des favoris des pachas ou des grands pouvoirs de la capitale. Les excès qui s’ensuivirent furent tels, qu’en très peu de temps ils amenèrent un amoindrissement considérable des surfaces cultivées et un commencement de dépopulation des campagnes. Les traités de commerce de 1838 et le Tanzimât en amenèrent la suppression.
Ainsi le commerce des villes se ressent partout cruellement des manœuvres des fermiers des douanes, et aussi des mesures arbitraires des grands pouvoirs prises à l’encontre de la liberté commerciale. Mais en revanche, dans les villes principales de l’empire, où il semble que la surveillance des abus et le contrôle du pouvoir s’offrent bien plus faciles que dans l’intérieur, la sécurité des habitants sera-t-elle plus grande que dans les campagnes, et le contribuable sera-t-il à l’abri des exactions qui se commettent si nombreuses à l’encontre des populations agricoles? Ici il nous faut rappeler encore que la plupart des grandes villes sont peuplées de Janissaires, et qu’il suffira d’un retard dans le payement de leur solde, d’une de ces rébellions si fréquentes jusqu’au règne du sultan Mahmoud, pour les amener à commettre les pires excès dans les villes les plus importantes de l’empire, non seulement contre les pouvoirs établis, mais aussi et principalement contre les habitants.
La proie la plus facile et qui tente de prime abord une soldatesque en humeur de pillage, ce sont les magasins, et surtout les magasins tenus par les infidèles. Et en effet, la fréquence de leurs coups de main est telle, que pour s’en préserver les plus gros commerçants usent du moyen ingénieux suivant: à prix d’argent ils achètent la protection d’un chef d’or-ta , qui leur permet de placer sur sa devanture l’emblème de la compagnie, et ce signal éloigne de la boutique où il flotte les bandes déchaînées. C’est une patente d’un nouveau genre, un impôt spécial qui vient encore grever le contribuable commerçant des villes.
Les centres populeux se prêtent aussi bien plus facilement que les campagnes à la perception commode de la capitation. Jusqu’à sa suppression, la perception de cet impôt a été une source de vexations pour le raïa, et dans les grandes villes, ces vexations ne sont pas moins violentes ni les abus moins grossiers. Pour nous en convaincre, laissons la parole à un témoin de la perception du haradj dans la capitale même de la Turquie et dans son quartier le plus fréquenté, Galata.
«Le faubourg de Constantinople nommé Galata était le chef-lieu des Génois, lorsqu’ils avaient de nombreux établissements sur la Propontide et dans la mer Noire. Tout y porte encore l’empreinte de leur domination: les maisons en pierre, l’enceinte crénelée et flanquée de tours, la haute tour d’observation qu’ils y avaient bâtie subsistent dans l’état où ils les laissèrent il y a plusieurs siècles.
«Les Turcs, en prenant Constantinople, considérèrent Galata comme une ville à part et en firent une juridiction séparée; elle est encore gouvernée aujourd’hui par un magistrat spécial, qui prit le titre de voyvode.
«Ce magistrat, ayant des dépenses à sa charge, a été récemment autorisé à frapper d’une capitation les raïas grecs, arméniens, juifs qui composent la plus grande partie de ses administrés. Cette capitation a reçu le nom de haradj du voyvode. Ses percepteurs délivrent un acquit de payement et peuvent aussi à chaque instant en exiger la représentation de ceux qui y sont soumis. Ce règlement est modelé sur celui du haradj de l’empire.
«L’impôt est modique: il est d’environ trois piastres turques, valant à peu près 0 fr. 75 c. de la monnaie française. Eh bien! c’est en raison de cette modicité qu’il devient très productif pour le voyvode. Son droit ne s’étend que sur les raïas domiciliés dans l’enceinte de sa juridiction; mais ses gens veillent dans les rues, arrêtent les raïas de Constantinople et des autres quartiers qui la traversent, et en exigent l’exhibition de la quittance. — Mais nous n’y sommes pas sujets, nous habitons l’autre côté du port. — C’est possible, disent les hommes du voyvode, mais nous ne sommes pas obligés de vous connaître et de vous croire sur parole. Payez, ou en prison. Si vous avez payé à tort, vous amènerez des témoins, et après justification, on vous rendra votre taxe.
«On conçoit que pour réclamer soixante-quinze centimes, on ne déplace pas des témoins; on ne se dérange pas de ses affaires, on ne fait pas une longue course, à l’effet d’obtenir une aussi modique restitution, rendue onéreuse par des injures et quelquefois par des mauvais traitements. On renonce à réclamer, et le voyvode et ses gens profitent de cette petite avanie.
«Beaucoup de raïas, que leurs opérations ramènent sur le terrain de cet officier, préfèrent prendre un de ces haradj, quoiqu’ils n’y soient pas sujets et le porter sur eux plutôt que de s’exposer chaque jour à de semblables inconvénients.
«C’est ainsi que sous les yeux du maître et de ses ministres, une masse d’individus qui forme un tiers de la population de Constantinople est frappée d’une imposition qui ne le regarde pas et qui se perçoit dans un intérêt privé .»
Malgré ces quelques vexations plus ou moins isolées, les alarmes plus ou moins fréquentes produites par des mutineries de soldats et certaines entreprises tentées par eux contre le pouvoir, qui ont presque toujours un contre-coup dangereux pour les habitants, les populations des villes du littoral sont en somme peu accablées par le poids de l’impôt; elles sont dans tous les cas beaucoup plus à même de se défendre contre les manœuvres dolosives des fermiers. Tout près du gouverneur, lui-même bien plus surveillé par ses ressortissants, les contribuables urbains se défendent assez bien contre les abus d’un système fiscal plus vicieux que rigoureux, et dont le principe paternel a dévié bien plus à cause de la négligence dédaigneuse du pouvoir central à en surveiller l’application que par la faute de sa conception originelle. Les inconvénients de la perception des impôts dans les grandes villes apparaissent aussi moins considérables, parce qu’il est plus facile à tous les contribuables, musulmans ou raïas, de se mettre à l’abri des injustices par trop criantes, ayant à leur portée les moyens de faire entendre leurs protestations, soit en s’adressant à l’autorité locale avec laquelle ils ont un contact plus intime, soit en recourant à l’autorité suprême de Constantinople, si la première a apporté trop de mauvaise volonté à les écouter.
En est-il ainsi parmi les contribuables des campagnes? Nous allons voir que ce sont eux qui souffrent le plus de la dégénérescence du système fiscal et des pratiques de l’administration financière.
Nous savons que l’empire est divisé administrativement en 26 gouvernements généraux ou vilayets, subdivisés en 163 livas ou sandjaks. Le gouverneur général d’une de ces provinces réside dans le chef-lieu et administre le liva où est située la capitale de son gouvernement. Il a sous ses ordres les commandants des autres livas de son vilayet, qui sont décorés parfois du titre de vizir, de pacha à trois queues ou plus souvent à deux et une queue, plus simplement enfin du titre de mutesselim, voyvode et mouhassil. L’autorité de ces divers gouverneurs embrasse tous les pouvoirs civils, administratifs et militaires. C’est donc à eux qu’incombe la perception de l’impôt, et nous avons appris que le plus généralement ils en sont devenus les fermiers ou annuels ou viagers. [Pour accomplir leur mission de collecteurs d’impôts, ils sont assistés par des «ayans» ou notables, élus par les principaux de la province et, nous dit d’Ohsson, que l’on peut comparer à des officiers municipaux. Leurs pouvoirs sont confirmés par la Porte et ils sont élus à vie; bien plus leurs fonctions se transmettent à leurs héritiers, qui doivent à leur tour obtenir leur investiture du pouvoir central de Constantinople.] D’Ohsson ajoute: «Le commandant se concerte avec eux; c’est par leur moyen et leur crédit qu’il fait exécuter ses ordres. Si ces notables sont considérés dans leur pays, ils peuvent contenir le pacha, et s’opposer à ses actes d’oppression; alors ils ont soin de se fortifier, au moyen de présents, d’une protection puissante dans la capitale; mais la plupart du temps la grande majorité d’entre eux, au lieu d’employer leur influence à garantir leurs concitoyens de la tyrannie, trouvent plus profitable d’en devenir les instruments.»
«Un pacha ayant acquis à prix d’or le gouvernement d’une province, continue d’Ohsson, met à pressurer ses habitants autant de précipitation que d’audace; car il est incertain de conserver son office, mais presque assuré de l’impunité. Les plaintes des opprimés parviennent difficilement jusqu’à la source du pouvoir, et alors même, les agents, protecteurs du pacha réussissent à en amortir l’effet. Un des moyens employés le plus fréquemment par un gouverneur avide, pour s’approprier la fortune d’un homme riche, est de faire accuser celui-ci d’un crime quelconque, et de l’obliger à racheter sa vie par le sacrifice d’une partie de son bien, qui lui est imposé sous la forme légale d’une «peine pécuniaire». Le faste de ces satrapes les entraîne à commettre de pareilles iniquités. La maison d’un pacha à trois queues est composée au moins de cinq cents personnes. Il en est qui entretiennent à leur service plus de deux mille individus, indépendamment de leur garde. Leur harem est composé d’un grand nombre de femmes. Ils ont dans leurs écuries deux ou trois cents chevaux. Ils payent d’ailleurs des droits considérables à leur nomination, et à la fin de chaque année, s’ils sont continués dans leur office. Il faut qu’ils donnent de l’argent pour obtenir leur place, pour s’y maintenir et pour faire écarter les plaintes que provoquent leurs injustices...
«Qu’un gouverneur tombe en disgrâce et que ses biens soient confisqués, il n’en résulte aucun soulagement pour la province. On ne dédommage pas ceux qui ont souffert de ses concussions, et le successeur qu’on lui donne marche pour l’ordinaire sur ses traces. Lorsque les vexations vont au point d’exciter des troubles dans une province, le gouvernement y envoie un grand-officier, investi de pouvoirs illimités, avec le titre d’inquisiteur; mais le plus souvent, loin de rétablir l’ordre, il ne fait qu’accroître la désolation publique par de nouveaux actes de vénalité et d’oppression.»
Ainsi, c’est bien moins le fardeau de l’impôt qui pèse sur les populations de campagnes, que les excès que commettent à leur détriment ceux qui sont chargés de le percevoir, joints à une centralisation abusive de tous les pouvoirs dans le chef de l’administration provinciale.
Les variétés des diverses taxes auxquelles sont soumis les contribuables ruraux, nous les connaissons. La dîme, le verghi ou impôt foncier, des droits spéciaux pour ceux qui cultivent la plante du tabac, les aghnams pour les éleveurs de troupeaux, enfin le haradj ou capitation pour le raïa, telles sont dans leur ensemble les diverses impositions du fisc. La dîme représente la dixième partie des produits de la terre; cet impôt n’est pas excessif, mais il le devient lorsque ce dixième est majoré par suite de quelque besoin extraordinaire du Trésor; il est lourd en général à cause de la façon dont il est perçu.
«C’est avec effroi, nous dit M. de Tchihatchef, que l’agriculteur attend l’époque à laquelle les employés doivent venir passer en revue les grains récoltés pour prélever le droit de la dîme. Comme les paysans ont défense de toucher aux grains entassés à l’endroit même où le blé a été battu en plein air, les travaux d’emmagasinage et ceux des semailles d’automne se trouvent suspendus jusqu’à l’apparition des employés; or, c’est précisément à cette époque, la plus importante de l’année pour l’agriculture, que le gouvernement choisit son temps pour vendre aux enchères les droits des dîmes; et afin de faire monter le prix des concessions aussi haut que possible, il ajourne tellement la conclusion des contrats, que souvent les concessionnaires ne peuvent aborder leurs opérations que lorsque les pluies d’automne ont déjà commencé et qu’une partie des grains se trouve avariée par l’humidité... J’ai été à même d’être témoin de ces déplorables spectacles. Ainsi lorsqu’au mois de septembre, je me rendais d’Amassia à Samsoum, les tempêtes de l’équinoxe, qui, cette année, sont survenues beaucoup plus tôt qu’à l’ordinaire, ravageaient les froments et l’orge entassés dans la belle et fertile plaine de Suln-Ovassi. Les villageois assistaient les larmes aux yeux à cette scène de désolation, sans oser mettre leurs biens à l’abri des éléments destructeurs, car ceux qui devaient percevoir la dîme ne s’étaient pas encore montrés, attendu que pour obtenir des prix plus avantageux le gouvernement avait à dessein retardé la signature des contrats.»
Les villageois sont également en butte aux réquisitions des gendarmes, zaptiés, qui accompagnent les dîmiers. Ils exigent des habitants des vivres non seulement pour leurs chevaux, mais encore pour leur propre nourriture.
Le quantum de la dîme se trouve ainsi démesurément grossi par la manière dont elle est prélevée; il est encore augmenté considérablement par les diverses redevances féodales auxquelles les contribuables sont soumis. [«La dîme est devenues le sixième, le quart, le tiers, et parfois la moitié des produits de la terre et de l’élève des bestiaux .»]
L’impôt foncier qui frappait originairement les terres tributaires est devenu un impôt de répartition, une sorte de contribution qui atteint les assujettis suivant leur fortune. Ce sont les ayans qui sont habituellement chargés d’attribuer la part de chacun entre les habitants des cazas. Pour servir de base à cet impôt, il n’existe ni cote ni cadastre; les signes apparents de la richesse, la quantité des bêtes à cornes, les dimensions de la maison, tous les symptômes qui trahissent la fortune sont autant de points de repère pour les ayans dans leur travail de répartition. Quand ces derniers sont honnêtes, et par conséquent équitables et justes, leur mission s’accomplit sans soulever de récriminations, et les populations acceptent sans murmurer la quote-part qui leur incombe. Mais combien rencontre-t-on de bons répartiteurs, soucieux des règles du droit et de l’égalité ? Le plus souvent ils se laissent guider par une partialité révoltante à laquelle ils sont conduits par la puissance des uns et les tentatives de corruption des autres. Entre raïas et musulmans, ils n’hésitent jamais à faire pencher l’équilibre en faveur des seconds, au détriment des premiers. Et il en sera ainsi jusqu’au jour où la confection d’un cadastre permettra l’établissement des rôles, et le redressement des injustices et des préjudices trop évidents.
Mais de tous les impôts, le plus vexatoire dans les campagnes, c’est sans contredit la capitation ou haradj. Ecoutons d’Ohsson, si favorable aux Turcs, dont l’ouvrage révèle bien plus de la sympathie pour l’empire ottoman que de l’animosité ou de la rancune:
«La capitation, imposée aux sujets non mahométans, est divisée en trois classes suivant leurs facultés. La première paye onze piastres, la seconde cinq et demie, et la dernière trois trois quarts. Cet impôt doit être acquitté au commencement de l’année. Le billet d’acquit que reçoit le contribuable, porte cette inscription: Tribut des infidèles (Djizié-i-Guebran); il est revêtu de cinq timbres qui marquent la classe, l’année de l’hégire, le nom du grand trésorier, celui du chef du huitième bureau des finances d’où ils s’expédient, et le nom du fermier général de la capitation. Le collecteur y inscrit le nom et le signalement de l’individu qui l’a acquitté. Le huitième bureau émet tous les ans un million six cent mille billets, dont on fait cent quatre-vingts liasses, distribuées à un égal nombre de percepteurs. Ces paquets scellés ne doivent être ouverts qu’en présence des magistrats, le premier du mois de moharrem, qui commence l’année mahométane. On a pris cette précaution pour empêcher que le tribut ne soit exigé d’avance, ce qui se faisait dans les provinces. La manière dont il se perçoit signale mieux qu’aucune autre circonstance l’humiliante sujétion des tributaires. Pendant les premiers mois de l’année, les suppôts de la ferme arrêtent les chrétiens et les juifs partout où ils les rencontrent, pour leur demander s’ils ont payé le tribut, et requérir l’exhibition du billet d’acquit. Souvent ils ne respectent pas la loi qui exempte les mineurs, les vieillards et les ministres du culte. Ils n’omettent aucun moyen pour placer la totalité de leurs billets, dont le nombre est invariable pour chaque district, quelque diminution qu’ait éprouvée celui des habitants. Ils vont jusqu’à empêcher les contribuables de quitter le lieu de leur domicile, dès cinq ou six semaines avant la nouvelle année, et contraignent même les primats des divers peuples tributaires de payer les billets restants, sauf à se faire rembourser par leurs nationaux. On réserve pour la capitale cent soixante mille de ces billets. La capitation produit actuellement douze millions de piastres; elle rendait plus de dix-sept millions sous Soliman le Magnifique.»
Au temps de d’Ohsson, il existait un tribut particulier qui était exigé des troupes de Bohémiens ou Egyptiens errantes dans l’empire. Ces nomades, dont le nombre était évalué à plus de 45.000, fixaient le plus souvent leur tente en Syrie et en Mésopotamie et dans l’Asie-Mineure. Ce tribut rapportait au Trésor deux cent soixante mille piastres et était concédé à un fermier général qui exerçait une sorte de juridiction seigneuriale sur ces peuplades. Le montant de leur taxation par tête était de six piastres, taxe réduite à cinq pour ceux qui professaient la religion musulmane, car ils étaient réputés schismatiques.
L’instabilité du taux de la dîme, la manière dont la contribution foncière est répartie, les persécutions dont la capitation est la source intarissable, tout concourt à contrarier dans son essor la production agricole. «Il n’y a rien que la sagesse et la prudence doivent plus règler que cette portion qu’on ôte et cette portion qu’on laisse aux sujets», a dit Montesquieu , et au contraire de la sagesse et de la prudence nous assistons à un déchaînement de l’arbitraire et de la déraison. Le fisc, c’est un tyran dont chacun se défend avec un acharnement que rien ne ralentit: les maigres capitaux qu’on a pu amasser sont soigneusement cachés; ceux qui possèdent quelque aisance la dissimulent avec le plus grand soin; le bien-être extérieur qui la révèle n’existe nulle part; le contribuable se couvre partout d’un voile de misère pour dérouter l’avidité des collecteurs d’impôts et se soustraire à leur âpreté.
«L’effet des richesses d’un pays, c’est de mettre de l’ambition dans tous les cœurs; l’effet de la pauvreté est d’y faire naître le désespoir. La première s’irrite par le travail; l’autre se console par la paresse .» Se sachant destinés à la spoliation des fermiers généraux, et la proie de la féodalité militaire et des gouverneurs des provinces pour tout ce que le fisc a épargné, les contribuables des campagnes se lassent de peiner et de travailler pour enrichir les fermiers; c’est pourquoi les surfaces cultivées, loin d’augmenter, diminuent d’année en année, et l’indolence succède partout à l’ardeur et à la stimulation si faciles pourtant à faire germer chez des natures vigoureuses, douées des meilleures qualités d’endurance et de sobriété.
Une autre cause de découragement pour les populations agricoles, c’est de ne sentir jamais les effets bienfaisants d’une administration animée du désir d’apporter parmi elles un peu de bien-être matériel, par exemple en créant quelques routes et en cherchant à leur faciliter ainsi les moyens de transporter leurs céréales soit à la ville la plus proche, soit au port de mer avoisinant. Sous le règne de Mahmoud, aucune route n’avait été encore réellement achevée; écoutons à ce sujet le récit de quelqu’un qui avait parcouru à cette époque le pays :
«Quand, à côté des ressources si variées de la péninsule anatolique, on découvre si peu la trace de l’art et du travail de l’homme, il est impossible de se défendre d’un sentiment de pénible surprise, et l’attention se détourne alors d’un pays si pauvre dans sa richesse, pour se reporter tout entière sur les causes de ce singulier contraste, c’est-à-dire sur la situation même de la Turquie.
«Qu’a-t-on fait par exemple pour assurer à l’Asie-Mineure les facilités de communication que sollicitent les produits de son agriculture et de ses mines? Les routes tracées lui manquent presque entièrement, et là où sous prétexte de favoriser la circulation des voyageurs, on a aligné, entassé quelques pierres, ces barbares essais de pavage sont devenus autant d’obstacles, de défilés impraticables, où le piéton et le cavalier ont grand soin de ne jamais se hasarder. Aussi peut-on dire à la lettre que pour interdire le passage en certains endroits, les ingénieurs turcs ne sauraient employer de moyens plus efficaces que d’y construire une route. Au reste, c’est une tâche qu’ils n’entreprennent que fort rarement, car excepté les grandes lignes de poste ou de caravane indiquées par la nature, il n’existe en Asie-Mineure d’autres voies de communication que les rares sentiers pratiqués par les passants qui savent mettre à profit les accidents de terrain. Quant aux ingénieurs des ponts et chaussées, ce sont des fonctionnaires à peu près inconnus dans toute l’Anatolie.»
La même indifférence que pour les routes existe pour les ports. Rien n’est tenté pour transformer ces admirables baies, ces anses profondes qui abondent sur tout le littoral occidental et méridional de l’Asie-Mineure, en ports excellents où pourraient s’abriter des milliers de vaisseaux et imprimer ainsi à la navigation une énorme activité. Sans doute, l’indigène est moins étonné de cette absence de moyens de circulation, de ports construits par la main de l’homme, et généralement du manque de voies de communication que ne le serait un habitant de pays plus avancé en civilisation, plus en contact que lui avec les manifestations du progrès moderne. Le contribuable ottoman n’a pu que fort rarement quitter son foyer pour voyager et ainsi comparer l’état de son pays avec celui des autres. Il ne connaît que son ciel bleu, la langueur de la campagne qui l’entoure et la détresse des villages voisins qui le console de la sienne. Ainsi il souffre beaucoup moins qu’on ne pourrait le croire de l’incurie de son gouvernement et de la négligence de son administration. Pourtant il est un droit qu’on ne saurait lui refuser, qu’il a acheté par l’impôt, qu’il pourrait à la rigueur revendiquer si la revendication d’un droit était possible, ce droit, c’est la sécurité de son foyer, celle de sa vie et de son bien.
«Les revenus de l’Etat sont une portion que chaque citoyen donne de son bien pour avoir la sûreté de l’autre, ou en jouir agréablement .» Or, cette sécurité, il ne la possède pas davantage, et nous touchons ici à une des plaies les plus douloureuses qui affligèrent de tout temps les campagnes de la Turquie. Laissons la parole à d’Ohsson:
«Ce qui, plus que les exactions des agents du pouvoir, s’oppose au développement de l’industrie et frappe de stérilité des contrées si favorisées des dons de la nature, c’est le défaut de sécurité. Les biens des fonctionnaires publics sont confisqués à leur mort, s’ils ne l’ont été de leur vivant. Personne n’ose mettre sa fortune en évidence, de crainte d’attirer l’attention du gouvernement. On ne sait comment faire valoir ses capitaux. Voudrait-on les employer à d’utiles entreprises? Hors de la capitale tout établissement est en butte aux dangers multiples qui naissent du manque de police et des abus de l’arbitraire; au sein même de la paix, ils sont exposés à être assaillis par des brigands; pendant la guerre, le soldat ne ménage pas plus les propriétés de ses coneitoyens que les biens de l’ennemi, et en tout temps le particulier est à la merci des agents du pouvoir.
«Les effets du despotisme se manifestent d’une manière frappante dans la misère des provinces. Les villes sont infestées d’une multitude de mendiants. Des essaims de vagabonds sont toujours prêts à accourir au premier signal sous le premier étendard élevé contre l’Etat. Les habitants paisibles quittent les lieux qui les ont vus naître, les chrétiens pour chercher un asile hors des frontières de l’empire, les mahométans pour se retirer dans la capitale, où la tyrannie est moins accablante; mais il ne leur est pas toujours permis d’y aller et surtout de s’y fixer. De temps en temps on renouvelle la défense d’agrandir Constantinople par de nouvelles bâtisses, ainsi que l’injonction à toutes les familles qui s’y sont établies depuis huit ou dix ans de retourner dans leur pays natal, mesure qui a moins pour objet d’arrêter la dépopulation des provinces, que de rendre plus facile l’approvisionnement d’une cité qui compte déjà six cent mille habitants. Il serait sans doute superflu d’ajouter que des peuples livrés à tant de vexations ne peuvent être animés d’aucun sentiment patriotique; le fanatisme religieux est le seul lien qui les unisse.»
Les populations les plus exposées au pillage et aux coups demain intermittents étaient celles qui habitaient les parages voisins du Kurdistan.
«J’ai vu, nous dit M. de Tchihatchef, dans les pachalicks de Sivas et de Marach et tant d’autres, une quantité de villages livrés pieds et poings liés à la merci des tribus kurdes et avchares, qui non seulement prélèvent sur les habitants des contributions arbitraires, mais encore aux époques de leurs migrations détruisent les moissons, en faisant paître dans les champs de blé leurs chameaux et leurs moutons. Quand les habitants sont chrétiens, la fureur de ces hordes vagabondes ne connaît plus de bornes. [Dans toute la région riveraine qui s’étend le long du Kizil-Ermak, depuis Kaisaria jusqu’à Sivas, région presque exclusivement occupée par une population du rite arménien, les Kurdes s’abandonnent au pillage avec la double énergie inspirée par le fanatisme et la certitude de l’impunité. En effet, les agresseurs savent que les dénonciations des habitants chrétiens sont nulles, ne pouvant être appuyées que sur leur propre témoignage que les tribunaux turcs n’acceptent pas. De plus, toutes les tribus nomades qui sillonnent les provinces de l’empire ottoman savent également bien qu’à défaut de la connivence des autorités locales, elles peuvent toujours compter sur leur impuissance. Je ne citerai à ce sujet que deux exemples. La province de Bozok, qui fait partie du vaste pachalik de Sivas, sert de quartier d’hiver à un grand nombre de Kurdes appartenant à la tribu de Richvan, tribu dont le nom seul est pour tous les habitants de l’Asie-Mineure un véritable épouvantail, tant elle est renommée par la hardiesse de ses coups de main, de ses razzias et son indomptable instinct de brigandage.
«Deux fois par an, cet essaim de pillards, qui ne compte pas moins de sept à huit mille individus, traverse la province, d’abord au printemps quand ils transportent leurs tentes sur les plateaux élevés de Sivas et d’Erzeroum, et ensuite en automne, lorsqu’ils abandonnent leurs pâturages d’été pour reprendre leurs campements d’hiver. Chacune de ces deux migrations est un véritable fléau pour les populations sédentaires, et cependant chaque automne ces brigands privilégiés viennent tranquillement reprendre leur campement d’hiver en dressant leurs tentes dans les vallées boisées de Tchitchek-Dagh et Mailla-Dagh, situées seulement à une journée de distance de Yuzgat, chef-lieu de la province, résidence du pacha qui l’administre et est censé la défendre. Or, quels sont les moyens de défense que le gouvernement a placés entre les mains du pacha pour protéger plusieurs centaines de villages inoffensifs contre des hordes de brigands tous parfaitement armés et montés? Ces moyens, les voici: d’abord cinquante hommes, soldats irréguliers, moitié fantassins et moitié cavaliers, que le gouvernement met à la disposition du pacha et dont le salaire est de 100 piastres ou 23 francs par an pour les fantassins, et 130 piastres (30 francs) pour les cavaliers, salaire dans lequel sont non seulement compris les frais de nourriture, mais aussi l’achat et l’entretien du cheval. Qu’on ajoute à ces 50 soldats, 32 zaptiés ou gendarmes à cheval, attachés au service des chefs des districts qui composent la province, et l’on a pour total de la force armée destinée à y faire respecter la loi et à y tenir en frein sept à huit mille Kurdes turbulents, le chiffre de 82 individus!
«Le district minier d’Akimadène nous offre un autre exemple non moins significatif de cette insuffisance des moyens militaires mis à la disposition des fonctionnaires turcs: il renferme près de 90 villages sans cesse attaqués et pillés par les Kurdes, qui viennent même très souvent interrompre les travaux de la mine dont le gouvernement retire un si grand bénéfice. Or, pour faire face à cette bande d’ennemis de l’ordre social, quelle est la force dont dispose le chef ou «mudir» de ce district? 16 cavaliers irréguliers.»
Ceci se passe à peine quelques années après la destruction des Janissaires, dans les premiers temps du règne d’Abd-ul-Medjid. Mais lorsque la féodalité militaire existait encore, la même insécurité affligeait les provinces, aggravée encore par les rébellions si fréquentes des pachas. Les armées envoyées pour les réprimer subvenaient le plus souvent à leur entretien par des contributions exceptionnelles prélevées sur les régions qu’elles traversaient,
Persécutions des fermiers, abus de pouvoir de la part des gouverneurs des provinces, absence de voies de communication, dangers des spoliations et insécurité des provinces: tel est l’état dans lequel nous trouvons la Turquie sous le règne du sultan Mahmoud, telles sont les conséquences d’un système fiscal qui a dévié insensiblement de son principe patriarcal et a été entraîné à tous les abus et toutes les violences, grâce aux vices organiques de l’administration la plus incohérente qu’on puisse s’imaginer et d’un despotisme exagéré qui se manifeste graduellement au fur et à mesure qu’on gravit les échelons des pouvoirs. A quoi pouvaient aboutir de semblables procédés? A l’appauvrissement général et continu des contribuables, à la ruine et à la dépopulation des campagnes, à la paralysie de toutes les forces productives de l’agriculture, de l’industrie et du commerce. Quant au Trésor, sa situation toujours précaire, ses caisses constamment vides, les expédients auxquels il a recours dans son habituelle pénurie, tout démontre combien il est, lui aussi, sensible aux désordres que nous venons de signaler. Leur répercussion sur le budget se traduit par des rentrées de plus en plus difficiles et des doléances de plus en plus vives de la part des populations. C’est au point que Mahmoud II, ce sultan à propos duquel Ubicini, se souvenant de l’éloge adressé par Tacite à l’empereur Vespasien, disait: «Nil boni intentatum reliquit», se décide à un grand voyage dans l’intérieur des provinces pour s’assurer de ses propres yeux de la légitimité des plaintes de ses sujets.
«A la fin de l’année 1836, l’empereur Mahmoud, étonné des résistances que rencontraient ses prescriptions en matière de finances et ne pouvant croire aux raisons naturelles de la décroissance des ressources des provinces: la misère et la dépopulation, voulut en rechercher lui-même la cause. Il se résolut à un voyage d’inspection dans le nord de ses Etats et l’époque en fut fixée au printemps suivant..... Rien n’avait été prévu pour rendre fructueuse cette pensée du souverain. Son apparition en Roumélie et dans les provinces balkaniques n’eut aucun des résultats qu’elle aurait pu produire. Le sultan visitait des lieux écrasés plutôt par le despotisme local que par le régime général de l’empire. Il parcourait des contrées ravagées depuis peu par une invasion russe accompagnée de tous les excès qui marquent le passage et le séjour de troupes indisciplinées; il ne rencontrait que des malheureux ruinés par des mesures fiscales, imposées par un arbitraire qui n’avait ni mesure ni frein. Il eût fallu autre chose qu’un voyage d’apparat pour apprécier les causes de tant de misères et leur porter quelque soulagement.
«Les étapes du sultan avaient été marquées dans les localités les moins misérables; encore avait-on eu soin d’en masquer le pitoyable état par quelques réparations et par des effets mobiliers qu’on avait fait transporter de Constantinople. On avait aussi donné quelques soins aux chemins, nous ne disons pas aux routes, qu’il devait parcourir. Enfin au moyen de vivres que l’on faisait arriver en abondance dans les lieux où il devait s’arrêter et que l’on distribuait gratuitement aux gens accourus sur son passage, il fut facile d’obtenir un air de satisfaction d’hommes à qui l’on faisait espérer de grands avantages de la présence de leur souverain.
«Sa Hautesse faisant pour la première fois de sa vie un voyage hors de sa résidence, se transportait rapidement d’une station à une autre, et n’ayant auprès d’elle aucune personne de qui elle pût prendre et recevoir des informations, ne puisait aucune instruction de ce qui se passait sous ses yeux. Arrivée dans ses quartiers, elle n’y était pas mieux servie par ceux qui l’y attendaient, car là il lui était donné d’entendre des acclamations de commande; et quand elle s’était reposée des fatigues de la journée, c’était avec la réserve dictée par l’étiquette que les autorités lui débitaient des harangues dont les termes leur avaient été prescrits.
«Au clergé seul on avait laissé la faculté de prononcer quelques mots sur la détresse publique, encore lui avait-on imposé de tels ménagements que Sa Hautesse, en faisant distribuer de minces aumônes et accordant quelques diminutions sur les redevances arriérées, crut avoir cicatrisé bien des plaies.
«Ce voyage manqua totalement son but. Après six semaines d’absence, le sultan rentra dans sa capitale. On lui avait caché les souffrances de ses peuples .»
Mahmoud voulut tenter une expédition semblable en Anatolie, et le voyage fut même annoncé pour l’année suivante. Mais les événements politiques, et peut-être aussi des rapports sur la profondeur de la crise que traversaient les campagnes lui firent abandonner ce projet.
De semblables tentatives n’en démontraient pas moins chez leur auteur les intentions les plus généreuses. Le règne de Mahmoud, si troublé par les grandes insurrections de la Grèce et plus tard par celle du khédive d’Egypte, parla terrible invasion des armées russes, est surtout glorieux à cause des efforts que ce souverain ne cessa de déployer pour introduire dans son empire un peu de ce progrès partout si lent à s’infiltrer, mais plus difficile encore à s’adapter aux mœurs musulmanes, si opiniâtrément attachées au passé, comme incrustées dans des cerveaux coulés clans le moule d’une religion qui sembla longtemps rebelle et réfractaire à toutes les innovations occidentales. Par l’anéantissement des corps de Janissaires, toujours soutenus par les Ulémas dans leur résistance et leur rébellion, par l’écrasement de l’omnipotence des pachas des provinces et la disparition complète de la féodalité militaire, le sultan Mahmoud préparait les voies à la réforme financière que devaient accomplir ses successeurs. Une bonne part des résultats acquis aujourd’hui doivent lui être attribués, et les bienfaits du Tanzimât, c’est encore sur Mahmoud qu’ils rejaillissent en partie; son nom sera inscrit par l’histoire au rang des grands souverains de l’empire ottoman, il comptera parmi les champions de la civilisation, et il a droit par-dessus tout à la reconnaissance du contribuable de la Turquie.
Avant d’entreprendre l’étude de la Réforme en Turquie, et de mesurer son contre-coup sur les finances de ce pays, jetons un dernier regard sur ce passé, si lointain quand on le compare avec le présent, si près pourtant quand on en rapproche les dates. Nous voyons tout d’abord une théocratie couvrant de vastes régions qu’elle a conquises et sur lesquelles s’exerce le pouvoir sans frein d’une féodalité militaire, issue elle-même des armées conquérantes. Sur elle plane l’autorité absolue du pontife unique de l’Islam; et à leur tour, les délégataires de cette puissance redoutable contiennent dans les mailles serrées de leur filet les populations vaincues et la masse des envahisseurs. Musulmans ou raïas, vainqueurs ou asservis, tous, à des degrés divers et avec des traitements variés suivant leur origine et leur foi, subissent avec une résignation apparente l’étreinte de ces formidables pouvoirs: les uns parce que leur religion leur a enseigné qu’il fallait leur obéir; les autres parce qu’ils sont les subjugués, et aussi parce qu’ils ont appris par l’hérédité la formule de l’obéissance, celle qu’ils devaient aux anciens maîtres de Constantinople.
Tous les pouvoirs de l’Etat sont placés entre les mains des chefs d’armées, des possesseurs des fiefs ou de leur descendance. Rien ne vient s’interposer entre eux et le peuple composé d’un côté de pasteurs et d’agriculteurs, et de l’autre de trafiquants et de négociants. La vie politique n’existe pas, tous obéissent à une volonté unique contre laquelle aucune protestation n’est possible, qui semblerait même incompréhensible, puisque cette volonté est celle du représentant de Dieu, le continuateur sur la terre de la mission divine confiée au - prophète Mahomet. Il ne reste que la vie matérielle dont il importe d’assurer la subsistance. Qui est-ce qui entretiendra cette masse de fonctionnaires, d’oisifs et de favoris, tous ces guerriers qui couvrent le territoire ottoman; qui alimentera le luxe des grands dignitaires, qui pourvoira à leurs prodigalités et au faste de leur existence? Qui, si ce n’est ce peuple exclu des dignités et qui doit travailler d’abord pour ses maîtres, et ensuite pour lui. Sans doute, des lois ont à l’origine prescrit les parts respectives qu’on doit prélever sur les produits du travail de chacun et les revenus des fortunes particulières, pour les attribuer à l’Etat. Et comme ces lois sont censées d’origine divine, tout comme le pouvoir qui est chargé de les appliquer, elles furent conçues équitables et justes. Mais c’est le sort de toutes les religions, et celle du Coran ne pouvait davantage y échapper, que les hommes qui les ont embrassées soient observateurs scrupuleux de ceux d’entre les préceptes qu’elles enseignent et qui concordent avec leurs ambitions, pour négliger bien vite, voire même renier, ceux qui contrecarrent leurs appétits ou leurs passions.
Or, la modération dans l’impôt et les tempéraments dans sa perception sont chose difficile en général, même lorsque des pouvoirs pondérateurs se rencontrent pour s’opposer aux inégalités et aux injustices; cette modération disparaît tout à fait quand c’est la puissance militaire qui prédomine dans l’Etat et qui détient sous sa main et à sa merci le contribuable désarmé. Chez elle, pas de règle en matière financière: le budget est un butin, une sorte d’indemnité pour les guerres qu’elle a soutenues, et les revenus de l’Etat sont traités comme la rançon exigée des vaincus. Les revenus sont-ils insuffisants? Tous les expédients sont alors bons pour se procurer de l’argent, créer des ressources nouvelles et garnir les caisses vides. La main qui porte le glaive se soucie peu du choix des bonnes ou mauvaises méthodes, quand il s’agit de subvenir aux nécessités présentes. Les procédés ingénieux, les ménagements délicats lui sont inconnus; elle attaque les rangs des contribuables comme ceux des ennemis sur un champ de bataille. En France, la féodalité militaire avait donné le jour à un système fiscal qu’il serait plus logique d’appeler une anarchie fiscale, qui devenait chaque jour plus intolérable; nous avons vu que la féodalité à laquelle avaient abouti la puissance grandissante des Janissaires et l’état de guerre permanent de l’empire, n’était ni moins brutale ni moins excessive. Sous le règne de Mahmoud II, la crise du contribuable avait atteint son dernier degré d’acuité. Le mal est si grand que l’empire semble perdu, si un prompt remède n’est appliqué. Ce remède sera le Tanzimât. De même que la Révolution française a eu pour cause principale les vexations fiscales, de même la Réforme fut imposée à la Turquie surtout à cause des abus de son système fiscal. L’ancien régime de la France, antérieur à 1789, a ainsi plus d’une analogie avec celui de l’empire ottoman avant le Tanzimât.
Dans le chapitre suivant, nous verrons en effet jusqu’à quel point la Réforme a su influencer le système fiscal et les procédés financiers dont nous venons d’esquisser les traits généraux.