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L’ADMINISTRATION FINANCIÈRE SOUS ABD-UL-MEDJID § 1er. — Avant la guerre de Crimée

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Table des matières

Le pouvoir central de Constantinople, qui sous l’influence du Hatti-Chérif de Gulkhané et l’habile direction de Reschid pacha, cherchait à modifier le sort du raïa et à se concilier l’Europe par ces premières tentatives de réhabilitation des populations chrétiennes de l’empire, qui s’appliquait à réduire de plus en plus l’autorité des gouverneurs des provinces en créant une centralisation aussi complète que possible, et à améliorer le système de la perception de l’impôt, ce pouvoir va-t-il s’amender lui-même et opérer dans son sein d’utiles et profondes rénovations? Certes, la tâche était ardue et compliquée; tant d’intérêts se coalisaient pour désirer le statu quo, que l’on comprend d’avance combien il sera difficile de réformer une administration financière pénétrée de partout par les habitudes d’un désordre plusieurs fois séculaire. Et puis, ce ne pouvait être l’affaire d’un jour, pas même de plusieurs années, que de substituer à une administration vieille comme la conquête ottomane, dont l’organisation dérivait du Coran lui-même, une institution entièrement moderne, décalquée sur le modèle de celles qui régissent les finances des pays bien administrés. Pour modifier et transformer tout d’un coup, il aurait fallu plus que la volonté d’un seul, plus que son génie et son activité ; à côté de lui il était indispensable de placer des collaborateurs dévoués et instruits, des auxiliaires diligents et fidèles. Nous savons que Reschid en manquait, et qu’à part quelques collègues du pouvoir qui comme lui avaient embrassé avec ardeur le parti de la Réforme, il ne disposait pas de ce personnel subalterne qui compose l’armée que les réformateurs commandent.

Nous savons aussi que le Turc est indolent, qu’il a une horreur instinctive du changement, qu’il aime à considérer ses lois comme des lois définitives et irrévocables, qu’il se butera toujours contre l’invasion des idées nouvelles.

C’est pourquoi la Réforme, jusqu’après la guerre de Crimée, n’influencera guère les habitudes de l’administration financière telles que nous les avons dépeintes précédemment. Les rouages de la machine resteront les mêmes, sauf un ministre de plus créé par Mahmoud et qui remplace le defterdar à la tête du ministère des finances, et son fonctionnement continuera à peu près suivant les errements antérieurs. Est-ce à dire qu’aucune amélioration n’ait été réellement apportée dans son organisme et que ce dernier ne nous révèle aucun progrès? Non, s’il s’agit de changements radicaux; oui, si on examine de plus près quelques détails. C’est ainsi que le trafic des places, qui s’exerçait jadis avec un cynisme brutal, disparaît à peu près complètement. Mais le népotisme est plus que jamais en honneur et les places se distribuent à la clientèle qui accompagne toujours chacun des hauts fonctionnaires arrivant au pouvoir. «Aussitôt qu’un homme devient ministre ou gouverneur, tous ses parents, tous les parents de ses parents et tous les paresseux de son village accourent en foule pour solliciter son patronage... A mesure que l s occasions se présentent, il les place: il les fait cadis, il les met dans la police, il les envoie administrer les villages, ou bien il les prend à son service payé, s’il arrive des vacances dans son personnel .» La vente aux enchères des grands pachaliks, comme cela se faisait jusque sous le règne de Mahmoud, a bien disparu; mais la faveur et l’intrigue subsistent encore, et il faudra longtemps pour les extirper de l’administration en général, et de celle des finances en particulier.

La charte de Gulkhané a été également respectée en ce qui concerne les malversations et les concussions qui s’étalaient sans pudeur du haut en bas de l’échelle des pouvoirs publics, et dont l’administration financière nous donnait le plus souvent l’exemple. Reschid pacha les traque sans pitié, et l’on verra un grand-vizir, Khosrew pacha, poursuivi comme concussionnaire et condamné à l’exil. Mais ce ne sont là que des réformes de détail, réformes précieuses à retenir, démontrant bien qu’une ère nouvelle a commencé en Turquie, sans toutefois que le fondement de l’administration financière ait été sérieusement amendé, sans que les vices principaux inhérents à sa constitution et à ses pratiques abusives aient été extirpés.

Comme toujours, les revenus sont aliénés d’avance et deviennent l’objet des convoitises des banquiers de Galata; comme par le passé et sauf quelques améliorations de détail que nous avons signalées, l’affermage reste en vigueur, et les impôts de l’Etat continuent à être livrés à une spéculation avide et scandaleuse. Aucun budget n’est publié, et la même incohérence règne dans les dépenses de l’empire. Il faudra attendre jusqu’à l’année 1855, au cours de laquelle, sous l’inspiration de l’ambassadeur d’Angleterre, une première loi organique des finances sera publiée, qui n’en restera pas moins lettre morte jusqu’à 1863 où paraîtra le premier budget régulier de la Turquie. Enfin, sous le règne d’Abd-ul-Medjid, si le malié cesse d’avoir recours à cet expédient dont ses prédécesseurs furent coutumiers et consistant en l’altération des monnaies, en revanche, il aura l’honneur d’inaugurer un genre d’émission qui avait été inconnu jusqu’à la mort de Mahmoud, celui du papier-monnaie, connu sous le nom de «caimé », dont l’introduction dans le pays va jeter une si grave perturbation dans le commerce et les transactions publiques et privées.

Cette première émission de papier-monnaie mérite qu’on s’y arrête quelques instants, car elle fut l’origine d’embarras extrêmement graves pour le Trésor ottoman, embarras qui, se perpétueront durant tout le règne d’Abd-ul-Medjid et seront la cause des premiers désordres financiers que nous remarquerons au début de celui d’Abd-ul-Aziz.

Ce fut au cours de la guerre entre la Turquie et son vassal révolté Méhémet-Ali, khédive d’Egypte, que le caimé fit sa première apparition. L’Etat épuisé d’abord par la grande insurrection de la Grèce, et ensuite par la guerre malheureuse avec la Russie, la lourde indemnité de guerre qu’il avait été contraint de lui payer, se trouvait à nouveau entraîné dans une lutte où pouvaient se jouer le trône des sultans et l’avenir de l’empire. Recourir dans ce moment critique à des contributions forcées, le pays était incapable de les supporter; quant au procédé habituel de l’altération des monnaies, il n’y fallait pas songer davantage: les diverses manipulations que leur avait fait subir le Trésor, au temps de Mahmoud, en avaient réduit la valeur intrinsèque à un tel point qu’il paraissait impossible d’en abaisser encore le titre.

C’est alors que l’idée vint pour la première fois au gouvernement d’émettre du papier-monnaie. Pour justifier cette émission, les conseillers de la couronne invoquaient l’exemple des pays d’Europe, où presque partout il existait une semblable circulation. Ce papier-monnaie reçut le nom de quâméi-mutébéréi-naqdié, expression turque répondant à peu près à celle de papier ayant la valeur de l’argent, d’où le nom de caimé qui lui est resté et sous lequel ont toujours paru ultérieurement les diverses émissions de papier-monnaie faites par l’Etat. L’apparition de ce papier remonte à la fin de l’année 1839. Selon le rapport de Munir effendi, il en fut jeté la première fois dans la circulation pour une valeur de 32.000 bourses . Les coupures étaient de 500 piastres au maximum et descendaient jusqu’à 20 et 10 piastres. Ces billets étaient libellés à la main, en forme de serghi, et devaient circuler à Constantinople et en province. Ils étaient remboursables au bout de huit années et rapportaient un intérêt de 8 0/0. La simplicité de leur forme comme de leur libellé ne tarda pas à éveiller l’attention des contrefacteurs, et au bout d’un certain temps, une masse énorme de faux billets circulait à côté des véritables. Le gouvernement se décida alors à les retirer de la circulation et à les remplacer par des billets imprimés, ce qui n’en empêcha pas davantage l’imitation, tout en augmentant la confusion.

Au fur et à mesure de l’augmentation du chiffre d’émission, le gouvernement diminuait le taux d’intérêt dont ces billets jouissaient à l’origine. De 8 0/0, le taux descend à 6 0/0, et nous le trouverons plus tard définitivement réduit à 3 0/0. De plus, le gouvernement avait pris garde de ne pas numéroter ces billets: il se réservait ainsi la faculté d’en pouvoir lancer dans la circulation autant qu’il lui conviendrait, le public ignorant la quantité émise, et l’attention étant endormie par ce moyen.

Une telle facilité de battre monnaie, et d’une manière aussi peu coûteuse, devait favoriser singulièrement les habitudes fastueuses du sultan, enclin naturellement aux dépenses excessives, toujours réfractaire aux conseils de la modération et de l’épargne. On raconte au sujet de la construction du palais de Dolma-Bagtché l’anecdote suivante. Le souverain s’enquérait un jour, auprès du trésorier de sa liste civile, de ce qu’avait bien pu coûter cette superbe bâtisse: «3,500 piastres, lui répondit le favori.» Et comme Sa Hautesse manifestait quelque étonnement: «3,500 piastres (805 francs) représentent exactement la somme qu’a dépensée le malié pour émettre les assignats en contre-valeur des 70 millions de francs réellement dépensés dans cette construction!» C’est le même sultan qui donnait, à l’occasion du mariage de deux de ses filles, des fêtes qui se soldaient par 10 millions de francs de dépenses extraordinaires.

Néanmoins, et malgré les facilités dont il disposait, le gouvernement ne parut pas vouloir à l’origine mésuser de la liberté qu’il avait d’émettre du caimé. Les premières émissions furent modérées, et ce ne sera que plus tard que le stock progressera dans des proportions de plus en plus inquiétantes.

L’emploi du papier-monnaie, au moment même où circulaient dans le pays les altiliks et les bechliks altérés dont nous avons parlé déjà, était bien de nature à aggraver le désarroi dans lequel était plongé le commerce à cette époque. Les fluctuations du cours de l’unité monétaire causaient alors aux commerçants des pertes considérables. En 1843, la livre sterling valait en bechliks 220 piastres, tandis que le cours normal aurait dù être de 110. Sauf les monnaies d’or étrangères, très rares à ce moment, le pays ne possédait pas de monnaies nationales en or. Les remises à l’étranger se faisaient à l’aide de lettres de change dont l’acquisition entraînait pour les négociateurs des sacrifices proportionnés à la dépréciation des monnaies. Sur place, les fluctuations des monnaies, dont le marché appartenait exclusivement aux sarafs, entravaient les transactions les plus simples, personne n’étant sur de la valeur de demain de l’unité monétaire.

Pour remédier à ces énormes inconvénients qui menaçaient de ruiner pour toujours le commerce de l’empire, le gouvernement décida une réforme générale des monnaies. A partir du mois de février 1844, l’hôtel des monnaies frappa, au titre et au poids suivants, des monnaies d’or, d’argent et de cuivre, ayant pour étalon l’altoun, dit iuzluk ou iuzluk-medjidié (écu ou livre d’or) à 100 piastres medjidié.

Du 1er février 1844 au 31 juillet 1856, les monnaies frappées à Constantinople sont énumérées ainsi:

1° Monnaies d’or en pièces de 500, 250, 100, 50 et 25 piastres. Valeur émise: 1,202,397,600 piastres.

Titre: 0,916 1/2; tolérance: 2/000 en dessus et en dessous.

2° Monnaies d’argent en pièces de 20, 10, 5, 2 et 1 piastres. Valeur émise: 414,571, 775 piastres.

Titre: 0,830; tolérance: 3/000 en dessus et en dessous.

La valeur intrinsèque de la pièce ressortait ainsi:

Pour celle de 100 piastres en or: elle contenait 6 grammes 614 milligr. d’or fin et 602 milligr. de cuivre.

Pour celle de 20 piastres en argent: elle contenait 19 grammes 945 milligr. d’argent fin et 4 grammes 110 milligr. de cuivre.

3° Monnaies de cuivre en pièces de 40, 20, 10, 5 et 1 paras. Valeur émise: 17,253,000 piastres.

Titre: 95 0/0 de cuivre, 3 d’étain et 2 de plomb .

Mais en attendant qu’une monnaie de meilleur aloi ait eu le temps de remplacer l’ancienne et que le vieux stock de bechliks et d’altiliks ait été retiré de la circulation, il était urgent de tenter quelque chose pour rassurer le commerce désemparé, le ranimer et apporter aux transactions internationales la confiance qui avait disparu. Pour y parvenir, le seul moyen pratique consistait à mettre à la disposition de la place du change à des cours normaux et à peu près invariables. Mais le gouvernement livré à ses propres forces ne pouvait obtenir un semblable résultat, s’il n’était soutenu par une banque constituée à l’aide de puissants capitaux, ou bien encore subventionnée par l’Etat lui-même. C’est à ce dernier parti que le gouvernement s’arrêta.

Création de la Banque de Constantinople

Dans le courant de l’année 1845, un contrat à forfait intervint entre le gouvernement et les chefs des deux maisons de banque les plus considérables de la place: MM. J. Alléon et Th. Baltazzi. Aux termes de ce contrat, ces derniers s’engageaient, moyennant une subvention annuelle de 2 millions de piastres (environ 450.000 francs), à fournir au commerce, pendant une année, des lettres de change sur la France et sur Londres, sur la base de cent dix piastres pour une livre sterling. Au moment où intervenait cette combinaison, le caimé se maintenait à peu près au pair.

Cette opération ayant parfaitement réussi, le contrat fut renouvelé en 1846. C’est M. Em. Baltazzi qui fut le contractant de la nouvelle convention. Le contrat relatif au change fit retour en 1847 aux premiers concessionnaires, et à l’expiration de l’année, MM. Alléon et Th. Baltazzi fondaient, sous les auspices du gouvernement ottoman, une association connue sous le nom de Banque de Constantinople, dans le but principal de maintenir le cours des changes. Cette banque fut créée sans aucun capital. Les traites qu’elle fournissait au commerce furent néanmoins acceptées sans aucune difficulté à cause du crédit moral et de la confiance dont jouissaient les deux directeurs de cet établissement. La situation du commerce paraissait s’être sensiblement améliorée quand éclata la révolution de 1848 en France, qui impressionna non seulement le pays où elle était née, mais encore toute l’Europe.

Le commerce de la Turquie, qui se faisait pour la plus grande partie par Marseille, subit le contre-coup de cette crise, et la Banque de Constantinople était à la veille de suspendre ses opérations, lorsque l’Etat intervint à nouveau, et grâce à son concours, elle put continuer ses affaires. C’est à cette même époque que nous enregistrons une première défaillance du gouvernement vis-à-vis de cette Banque. Nafiz pacha, ministre des finances, lui avait emprunté pour un temps limité une somme d’environ 130 millions de piastres. Pour faire un prêt de cette importance, la Banque, qui ne disposait, ainsi que nous l’avons dit, d’aucun capital, n’avait pu se procurer les fonds qu’à l’aide d’une circulation de traites à l’étranger, que la bonne renommée de son crédit seule pouvait lui faciliter. Ces traites trouvaient leur contre-valeur dans le prêt effectué au gouvernement ottoman. Renouvelées plusieurs fois, ces traites devaient à la longue être définitivement retirées; mais pour cela il importait que le gouvernement acquittât de son côté sa dette vis-à-vis de la Banque. Or, la gêne du Trésor en était arrivée à ce point qu’il fut dans l’impossibilité de rembourser sa dette, et la Banque en fut réduite à des expédients qui compromirent jusqu’à son existence. Un trait prouvera l’acuité de la détresse gouvernementale: il fut alors sérieusement question de céder à la Banque, pour la couvrir, les vieux canons hors de service qui remplissaient les arsenaux. Ce ne fut que sur l’opposition très vive de la grande-maîtrise de l’artillerie, que le gouvernement fut amené à renoncer à son projet.

C’est à ce moment que furent entamées les premières négociations pour la conclusion d’un emprunt extérieur. Nous ne ferons que mentionner le fait, nous réservant de nous étendre plus longuement sur ce point dans le chapitre spécial que nous consacrerons aux «emprunts» sous le règne d’Abd-ul-Medjid.

La Banque de Constantinople, malgré les crises qu’elle eut à traverser, tant à cause de la révolution de 1848 qu’à la suite des défaillances du gouvernement envers elle, poursuivit le cours de ses opérations jusqu’en 1852, en maintenant le cours des changes de la livre sterling à 110 piastres. Durant les sept années de son fonctionnement, elle avait coûté au Trésor une somme de plusieurs millions de francs . Quant au Trésor, il ne s’était guère ressenti de cette perte, car il avait continué ses émissions de caimé, dont les cours se rapprochaient toujours du pair, gràce à la Banque. Le concours qu’elle prêta au commerce et à l’Etat est donc très appréciable; mais en revanche, il n’est pas douteux que de la création de cette Banque date pour le pays l’ère de l’agiotage effréné qui se perpétuera durant de longues années. Pour donner une idée du genre de spéculation habituelle à laquelle avait coutume de se livrer la Banque de Constantinople, il nous suffira de dire que lorsque l’argent monnayé manquait sur la place, elle lançait alors une grande quantité de caimé, pour ne le reprendre ensuite qu’en élevant le taux de son escompte. Le papier-monnaie baissait aussitôt. Cette opération était trop simple et trop lucrative pour ne pas rencontrer des imitateurs auprès des autres banquiers de Galata. Ces pratiques financières continuèrent même après la disparition de la Banque de Constantinople.

Quant au gouvernement, il était impuissant à refréner cet agiotage: en ne respectant par ses engagements vis-à-vis de la Banque, il se plaçait sous sa dépendance et s’interdisait la faculté de modérer une spéculation dont le mauvais exemple fut si contagieux, et qui entacha sérieusement le crédit de la Turquie aux yeux de l’Europe.

Après la disparition de la Banque de Constantinople, le gouvernement songea à créer une nouvelle banque, fondation d’autant plus urgente qu’après la liquidation de la première, le cours de la livre sterling n’avait pas tardé à monter de 110, cours où elle avait été maintenue jusqu’alors, à 139, et à atteindre bientôt 150. Ce projet de banque, connu sous le nom de projet Trouvé-Chauvel, dut être abandonné : les complications qui allaient amener la guerre de Crimée en détournèrent l’attention du gouvernement ottoman.

Après la guerre de Crimée, le projet de création d’une banque sera repris par un groupe anglais, et il aboutira à la création de l’Ottoman Bank.

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