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ORIGINES DU SYSTÈME FISCAL

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Dans une théocratie, où toutes les institutions politiques et sociales sont censées émaner de Dieu, les lois, qui précisent les charges incombant aux sujets de cet Etat et leur participation dans les dépenses publiques, ont un intérêt particulier et gagnent singulièrement en prestige à se trouver inscrites dans le code sacré. Il semble bien, en effet, que lorsqu’il s’agit de verser son contingent dans les caisses du Trésor public, d’obéir aux intermédiaires qui perçoivent l’impôt, le sacrifice imposé paraîtra moins lourd et l’obéissance moins humiliante, si l’on croit se soumettre à une loi divine, et non pas à celle qui fut l’œuvre humaine.

Dans la théocratie ottomane, il en est ainsi. La loi de Mahomet place en tête de ses prescriptions la contribution à l’impôt, et crée d’une manière à peu près complète le système fiscal qui était en vigueur avant le Tanzimât et dont les dispositions essentielles subsistent encore de nos jours. Ce faisant, le Prophète prouvait qu’il connaissait bien la nature humaine dont la soumission est toujours hésitante, toujours incertaine quand elle est imposée uniquement par les exigences du fisc.

Un des compilateurs les plus célèbres des anciens auteurs arabes du rite hanefite, Ibrahim Haléby, mort en 956 de l’hégire, a réuni dans un traité intitulé Multeka-ul-ubhour la théorie et les applications du droit musulman. Cet immense recueil contient toute la doctrine du mahométisme, tant en matière religieuse qu’en matière civile, criminelle, politique et militaire. Grâce aux sources auxquelles l’auteur a puisé, le Multeka jouit encore de nos jours d’une autorité considérable et partage avec le célèbre Red-ul-muhtar d’Ibni Abeddine la faveur des Ulémas de l’empire ottoman.

Le Multeka contient en outre l’exposé des impôts divers auxquels étaient primitivement astreints tous les sujets musulmans ou non musulmans soumis à l’autorité des califes arabes et des sultans ottomans. Quoique Ibrahim Haléby ait écrit au Xe siècle de l’hégire, il a pu suivre, en cette partie de son ouvrage, les auteurs musulmans antérieurs à la conquête ottomane, tant cette matière avait peu changé depuis les temps où les premiers conquérants arabes soumettaient la Syrie et l’Irâk jusqu’à la prise de Constantinople. Et depuis lors, jusqu’au Tanzimât, le système fiscal de la Turquie est resté sensiblement le même, sauf l’adjonction de quelques nouvelles taxes d’origine étrangère. Si même la réforme du sultan Abd-ul-Medjid a introduit des changements dans les impôts et a transformé le plus odieux de tous: la capitation, qui pesait sur les non-musulmans seuls, la base du système fiscal de la Turquie n’a pas changé ; et les impôts dont le principe a été établi par le Coran et qui ont été développés par les premiers califes se sont transmis dans leur formule originelle jusqu’à aujourd’ hui.

Des trois impôts qui ont été appliqués dès l’origine de l’islamisme, deux, la dîme et l’impôt territorial, sont des impôts fonciers, et le troisième, la capitation, est une taxe personnelle imposée aux non musulmans. Les deux impôts fonciers ne se superposaient pas; ils co-existaient l’un à côté de l’autre, frappant chacun une catégorie différente de terres .

Le principal impôt est la dîme.

La dîme, aussi ancienne que l’impôt lui-même, est imposée sur les productions de toutes les terres décimales, c’est-à-dire possédées par les musulmans à qui elles furent attribuées lors de la conquête : elle est d’un vingtième sur les terres cultivées et d’un dixième sur tout ce que la nature produit spontanément, sans le concours de l’industrie humaine. Tels sont les fruits, les plantes des montagnes, des vallons et des terres vaines et vagues qui ne sont fertilisées que par les eaux du ciel et par celle des fleuves.

Tout musulman, possesseur de ces terres, est tenu de payer la dîme sur leur produit. Cette dîme est légalement due à l’apparition de chaque produit.

Le second impôt est l’impôt territorial, ou Haradj-érazy.

L’impôt territorial est assis sur les terres tributaires possédées indistinctement par les sujets de l’empire, musulmans ou non-musulmans. Il est de deux espèces: l’un se lève sur les productions seules, et l’autre sur les terres, sans égard à leurs fruits. C’est pourquoi on appelle l’un l’impôt proportionnel, et l’autre l’impôt fixe.

L’impôt sur les productions se règle sur la nature du sol de chaque contrée; il s’élève au cinquième, au quart, au tiers ou à la moitié des productions.

L’impôt sur les propriétés foncières doit se règler aussi sur la fertilité du sol, la nature des productions et l’étendue des terres.

L’un et l’autre impôt, déterminés et établis sur une terre par le souverain qui a fait la conquête du pays, deviennent invariables.

Toutefois, si l’impôt proportionnel doit suivre les fluctuations des bonnes ou mauvaises récoltes, l’impôt fixe, au contraire, se perçoit sans égard aux événements favorables ou malheureux que peuvent éprouver les propriétaires des terres tributaires.

En tout cas, lorsque le possesseur d’une terre tributaire en néglige la culture, et se met ainsi, par sa propre faute, dans l’impuissance de payer l’impôt, le souverain a le droit d’affermer cette terre à un autre, pour ne pas laisser en souffrance les revenus du Trésor public. Quant au produit du bail, il sera affecté jusqu’à due concurrence au payement de l’impôt, pour le reliquat revenir au propriétaire.

La loi sacrée ajoute que nul immeuble, nulle propriété consistant en bâtiments, — que le propriétaire soit musulman ou non, — ne doit jamais être soumis à une imposition quelconque. Une loi expresse du calife Omer statue sur cette exonération.

Cette distinction entre les terres décimales et les terres tributaires, base du système fiscal avant le Tanzimât, disparaîtra à partir de 1840, et la coexistence des deux impôts cédera la place à la superposition. Les terres possédées indistinctement par les musulmans ou les non-musulmans seront soumises à l’impôt de la dîme, d’une part, et à l’impôt foncier, de l’autre, dit Verghi sans tenir compte de leur origine. Quant aux bâtiments, malgré l’exemption de tout impôt créée à leur profit par le calife Omer, ils seront, urbains comme ruraux, soumis à l’impôt foncier.

En vertu d’un privilège remontant à la conquête, Constantinople et sa banlieue furent exonérées de l’impôt foncier — et ce privilège ne disparaîtra qu’à la fin du règne d’Abd-ul-Aziz.

Le troisième impôt, qui existait avant le Tanzimât, c’est la capitation, djizyé ou haradj.

La capitation est un tribut personnel imposé indistinctement sur tous les sujets non mahométans de l’empire. Ils doivent cependant être partagés en trois classes, en raison de la fortune de chaque individu, tenu de payer au Trésor public, tous les mois et par avance, quatre, deux, ou une dragme d’argent. Ces trois classes sont: les opulents, les aisés et les indigents.

Seuls les mâles, de condition libre, majeurs, sains d’esprit et de corps, sont soumis à ce tribut individuel. Les femmes, les mineurs, les vieillards, les aveugles, les esclaves et tous ceux qui sont frappés d’une maladie chronique et hors d’état de gagner leur subsistance, enfin les religieux, en sont exonérés.

Nul individu, sujet à cette capitation, ne peut s’en dispenser par aucun motif, à moins qu’il n’embrasse le mahométisme. Il est tenu de l’acquitter au commencement de chaque lune; mais s’il y manque, s’il reste devoir pour plusieurs lunes, même pour plusieurs années, les droits du fisc sur l’arriéré sont censés évanouis.

Le souverain a le droit de statuer sur certaines exemptions.

Telles sont les trois sources principales des revenus publics.

Pour compléter cette énumération tirée tout entière du Multeka, il convient d’ajouter les confiscations des biens qui furent si fréquentes en Turquie, confiscations légitimées par la trahison ou par un manquement quelconque de la part d’un sujet ottoman dans l’observation de ses devoirs vis-à-vis de l’Etat, — ainsi que la succession des sujets morts sans héritiers.

Ibrahim Haleby traite encore de la question fiscale en matière minière et commerciale.

Pour les mines, toutes celles trouvées dans un terrain particulier appartiendront à l’inventeur, mais sous la condition de céder au souverain le cinquième du produit.

Quant aux droits imposés sur le commerce, le Multeka les énumère ainsi;

Tous les articles de commerce sont soumis à un droit. Ce droit est imposé sur toutes les marchandises, à leur entrée et à leur sortie. Il doit être d’un quarantième (2 1/2 0/0) pour les musulmans et d’un vingtième (5 0/0) pour les sujets tributaires. Par contre, il est d’un dixième pour les étrangers. Toute marchandise en général est soumise à ces droits, même les esclaves, les bestiaux et les vins. Ce droit une fois payé, la marchandise est libre dans tous les Etats du souverain; mais tant qu’elle reste entre les mains du marchand, elle paye chaque année le même droit.

Ces taxes sur le commerce nous révèlent bien l’origine de celles dites «Aghnam» qui frappent les moutons, les chèvres et les porcs. Elles sont l’origine du système douanier de la Turquie, et notamment de ces droits intérieurs dont nous aurons l’occasion de constater l’abus, qui furent une cause continue de troubles dans le commerce de l’empire, et qui, jusqu’à leur suppression, paralysèrent son développement et son activité.

Le traité de commerce entre la France et la Porte du 25 novembre 1838 détermine ainsi ces droits:

Pour toutes les marchandises indistinctement, importées en Turquie, 5 0/0 d’après l’évaluation des tarifs, dont 3 0/0 pour le droit d’entrée proprement dit et 2 0/0 de droit supplémentaire au sortir de la douane, en remplacement des anciens droits de circulation à l’intérieur;

Pour les marchandises provenant du sol et de l’industrie de la Turquie, 12 0/0, dont 9 0/0 à l’arrivée des marchandises à l’échelle où elles doivent être embarquées et 3 0/0 lors de l’embarquement.

Les bureaux de douane les plus considérables existent à Constantinople, Salonique, Janina, Scutari, Smyrne, Scala-Vorra, Alep, Bagdad, Trébizonde, Erzeroum et Varna.

Une autre source de revenus ayant existé de tout temps et que l’on voit encore figurer dans les budgets de l’empire, ce sont les tributs.

Sous le règne du sultan Mahmoud, quatre pays étaient tributaires de la Turquie: l’Egypte, la Moldavie, la Valachie et la Serbie. Ce genre d’impôt, dont le payement fut imposé à certaines provinces autonomes de fait et vassales politiquement, flatta, toujours l’orgueil musulman; ce lien qui rattachait le pays tributaire à l’empire suffisait pour donner l’illusion qu’il faisait toujours partie intégrante des provinces soumises.

Tous les autres impôts qui figurent dans les sources de revenus avant le Tanzimât, c’est-à-dire la presque totalité des impôts indirects, sont d’importation occidentale et d’origine moderne.

Les principales taxes indirectes étaient: Les patentes, ou droit perçu sur les boutiques et les magasins;

L’impôt du timbre, perçu sur les contrats, les ventes et les obligations, etc.;

Les salines et les pêcheries qui étaient données en ferme et dont les fermiers étaient assujettis à certaines redevances;

Les droits d’octroi perçus à l’entrée des villes sur les articles de consommation;

Les droits de poste, dont le service était assuré soit par voie de terre, soit par voie de mer.

Tels sont, dans leur ensemble, les divers impôts qui concouraient à former le budget primitif de la Turquie. Il reste à savoir dans quelle proportion ces différents revenus figuraient dans les chapitres des recettes du Trésor ottoman et venaient alimenter les dépenses de l’Etat.

Comme le premier budget de la Turquie n’a été publié qu’en 1863; que, sous le règne de Mahmoud pas plus que sous celui de ses prédécesseurs, aucune publication régulière des recettes de l’empire n’en révélait le mystère; qu’il existait diverses caisses dont chacune était approvisionnée par des revenus spéciaux, que ceux qui disposaient des deniers de l’une ignoraient entièrement les rentrées effectuées par les autres, il est très difficile d’établir, même approximativement, l’ensemble des recettes d’un budget ottoman avant le Tanzimât.

Les chiffres que nous donnons ci-après ont été empruntés à deux écrivains: M. de Tchihatchef, qui vers l’année 1850, publia dans la Revue des Deux Mondes une série de lettres remarquables sur l’état de l’Asie-Mineure et de l’empire ottoman, et M. Cor, ancien drogman à l’ambassade de France à Constantinople, qui écrivit à la même époque et dans la même revue, un fort intéressant article sur le budget de la Turquie.

Le premier estime à 141.200.000 francs les recettes totales de l’empire; quant au second, son chiffre est un peu supérieur: il les porte à 168 millions de francs.

M. A. Ubicini, qui emprunte lui-même ces chiffres à M. Cor, en donne la décomposition suivante :


Ces chiffres, bien que postérieurs de quelques années à la mort du sultan Mahmoud, doivent se rapprocher sensiblement de ce qu’ils étaient sous son règne. La charte de Gulkhané de 1839 n’avait pas encore eu le temps d’introduire des réformes suffisamment profondes dans le système fiscal pour l’altérer sensiblement et en modifier les produits. On peut donc, sur la foi des trois auteurs que nous avons nommés, les tenir sinon pour très exacts, tout au moins comme assez approximatifs.

En ce qui concerne le budget des dépenses, il se décomposait ainsi:


Ces chiffres, qui comme pour ceux des recettes datent de 1850, sont bien supérieurs à ce qu’ils étaient en réalité avant la destruction des Janissaires.

Les charges du Trésor se réduisaient principalement à l’entretien de la liste civile du sultan et à celui des armées de terre et de mer; et encore pour l’année, la cavalerie lui coùtait fort peu, puisque beyliks, timars et ziamets, tous les fiefs militaires d’alors, étaient destinés spécialement à subvenir à ses dépenses. La confiscation de ces fiefs, accomplie par le sultan Mahmoud après 1826, fut l’origine de l’introduction dans les dépenses annuelles du Trésor d’une somme de 9.200.000 francs, attribuée aux veuves et enfants des Janissaires disparus, ou même à certains détenteurs de ces fiefs, en compensation des terres dont ils avaient été dépossédés.

Les gros traitements de l’Etat étaient assurés à leur tour par les apanages attachés aux charges de ceux qui en bénéficiaient. Quant au clergé et au culte, les fondations pieuses, les vakfs suffisaient à leur entretien, et le Trésor ne leur venait en aide que par une participation en somme très légère. Il en était de même pour les magistrats, qui vivaient des taxes judiciaires qu’ils avaient droit de percevoir. Beaucoup de fonctionnaires recevaient ainsi leur salaire des émoluments attachés à leur office.

Comme on peut en juger par ce qui précède, le système fiscal de la Turquie était, avant le Tanzimât, d’une extrême simplicité ; il reflète admirablement le caractère du musulman, ennemi de tout ce qui est compliqué, ayant adopté dans ses finances les habitudes patriarcales des anciennes tribus arabes au milieu desquelles l’islamisme a vu le jour.

Trois traits originaux peuvent le caractériser.

Le premier, c’est que la majeure partie des revenus publics se compose, au temps de Mahmoud, d’impôts directs; le second, c’est que leur perception s’effectue, pour la plus grande partie, en nature; le troisième enfin, c’est que leur quotité est différente suivant qu’il s’agit de les répartir entre la race conquérante et dominatrice et la race vaincue et dominée.

La première remarque a une importance exceptionnelle. Les impôts directs ont une apparence de logique et d’équité, en ce sens qu’il est facile de les répartir dans une juste proportion entre ceux qui détiennent la richesse. A ce point de vue, ils devaient séduire le Prophète dans son aspiration vers la justice. Mais on conçoit aisément à quels abus a dû mener le système, du jour où la conquête a soumis à la domination musulmane des populations de religions différentes, sans qu’aucune fusion s’opérât entre les conquérants et les vaincus. En Turquie une grande partie de la population soumise ne s’est pas convertie à l’islamisme. Les chrétiens et les juifs ont continué à vivre selon leurs croyances, séparés des non-musulmans conquérants et formant une catégorie spéciale de sujets; non une catégorie ayant des droits égaux, mais une catégorie inférieure, exclue du métier des armes, méprisée à tel point que le témoignage d’un non-musulman n’était pas admis en justice. Le terme de raïas (ce qui veut dire troupeau) dont se servaient les musulmans pour les désigner, correspondait bien à la position dans laquelle ils étaient placés vis-à-vis de la race dominante. Dans ces conditions, la répartition des impôts directs ne pouvait pas rester exempte de toute partialité.

D’autre part, si la perception de l’impôt en nature offre au contribuable, lorsqu’elle s’effectue équitablement, un moyen commode de se libérer, elle est, par contre, une source de difficultés pour le Trésor. La principale condition de l’équilibre d’un budget, c’est de pouvoir compter sur des recettes normales, destinées à faire face à des dépenses régulières et prévues d’avance. Sans cette condition première, les finances d’un pays seront forcément livrées à l’incertitude du hasard et au désordre qui en est la conséquence inévitable. Or, la perception de l’impôt en nature présente cet énorme désavantage pour l’Etat que l’encaissement de la plus grande partie de ses revenus est à la merci des événements heureux ou malheureux qui viennent influencer les productions de la terre. Qu’il advienne une mauvaise récolte, que l’agriculture ait eu à souffrir des rigueurs des saisons, que le pays soit désolé par quelque fléau, la rentrée des dîmes se trouve brusquement compromise; le verghi, à son tour, en ressentira vivement le contre-coup, et ainsi le Trésor, déçu du côté des rentrées, ne parera à sa détresse soudaine qu’à l’aide des expédients: ceux qui ne cesseront d’être en honneur au Malié et dont furent précisément coutumiers les gouvernants ottomans, au grand détriment de leur prestige et des intérêts du pays.

Un autre grave inconvénient de la perception de l’impôt en nature, c’est l’obligation pour l’Etat d’en transformer le produit en argent: les manipulations nombreuses que nécessite cette opération, les passions cupides qu’elle doit forcément exciter, l’impossibilité d’une surveillance et d’un contrôle suffisants dans un pays où les distances sont énormes, où les routes sont très rares, cet ensemble de conditions défavorables prédisposent à tons les abus. Et ce ne seront pas seulement les intérêts du Trésor qui en souffriront; le vice de la perception en nature sera d’autant plus funeste, qu’il entraînera ses intermédiaires sur la pente fatale des pratiques déshonorantes et à l’oubli de leurs devoirs professionnels. C’est alors que l’Etat, frustré habituellement et sans moyen de défense contre ses agents prévaricateurs, sera naturellement conduit à adopter la seule mesure qui lui semblera efficace et préservatrice contre les détournements et en mesure d’assurer quelque fixité dans la rentrée des impôts; cette mesure sera l’affermage, ce fléau plus redoutable que les intempéries des saisons, que la grêle et les inondations, car il est périodique et régulier, car il exerce ses ravages partout en même temps et ne laisse intacte aucune des provinces.

La troisième caractéristique du système fiscal de la Turquie, à son origine, consistait, avons-nous dit, à créer une choquante inégalité entre les sujets de l’empire suivant que les uns observaient l’islamisme ou que les autres étaient restés fidèles à leur ancienne religion. Plus loin, lorsqu’il sera question de la répartition de l’impôt et de sa perception, cette inégalité apparaîtra dans toute son évidence, et nous verrons combien furent nombreuses les vexations dont eurent à souffrir les raïas avant que la charte de Gulkhané n’ait été promulguée. Pour le moment, nous n’envisagerons cette inégalité que du côté par lequel elle influe sur le système fiscal de la Turquie.

Une lourde faute fut commise par l’Islam, lors de sa conquête des provinces septentrionales de l’Asie et de celles de l’Europe, quand il laissa subsister chez les peuples vaincus les religions qui y existaient.

Cette tolérance peut s’expliquer en partie par l’orgueil des conquérants qui étaient tous de race étrangère, et par leur mépris pour les vaincus. Mais elle a aussi des raisons politiques. D’abord, les conquérants étaient inférieurs en nombre, et ils voyaient avec déplaisir les peuples soumis embrasser l’islamisme, et par ce moyen s’infiltrer dans le gouvernement qu’ils auraient pu ensuite confisquer à leur profit. En second lieu, au moment de la conquête, les musulmans n’étaient pas assez forts pour repousser la soumission pacifique de populations qui semblaient disposées à accepter la domination nouvelle, pourvu qu’on leur laissât le libre exercice de leur religion. Enfin, les conquérants installés, les impôts perçus des raïas constituaient la majeure partie des revenus de l’Etat, et forcer les vaincus à embrasser l’islamisme, c’était priver le Trésor de son principal revenu. En conséquence, les vaincus continuèrent à vivre avec leur foi ancienne. A part quelques essais isolés de prosélytisme, rien de sérieux ne fut entrepris pour les arracher en masse à leurs croyances; et ces peuples, si divers d’origine, furent autant de troupeaux abandonnés à leurs pasteurs d’avant la conquête, c’est-à-dire à leurs prêtres, rabbins ou évêques, qui n’avaient en leur pouvoir d’autres moyens pour consolider leur influence que d’attiser le fanatisme religieux des fidèles en provoquant par contre-coup celui des musulmans. Considérés comme indignes de prendre une part quelconque dans les conseils du gouvernement, ou de combattre dans les rangs des armées du sultan, les raïas ne devaient plus compter dans l’empire que comme des sujets tributaires, «occupant la même situation que cette foule anonyme que les Barbares, conquérants du midi de l’Europe, appelaient au hasard hommes de peine, hommes de puissance, colons, roturiers ou bourgeois» . Ils étaient ainsi tout naturellement désignés pour former une classe exceptionnelle de contribuables: celle sur laquelle s’exercera toujours l’avidité particulière du fisc et la rapacité de ses intermédiaires.

La distinction créée par le Coran entre les terres décimales et les terres tributaires se trouve ainsi tout naturellement expliquée. Il en est de même aussi de la capitation ou haradj, l’impôt des infidèles, comme disaient les musulmans: impôt qui donna naissance à tant d’abus et fut la cause de tant d’humiliations pour les chrétiens et les juifs de l’empire, impôt si fortement enraciné dans les institutions fiscales, que le Tanzimât n’en pourra obtenir la suppression qu’avec une extrême difficulté et en le remplaçant par un autre impôt non moins caractéristique qui existe encore en Turquie sous le nom de «taxe d’exonération du service militaire».

Ainsi, malgré son apparence de simplicité et de logique, le système fiscal de l’empire ottoman contenait, à sa naissance, le germe de vices nombreux, inhérents en quelque sorte à son organisme. L’incertitude des rentrées et les inconvénients de la perception en nature allaient conduire inéluctablement les gouvernements à l’affermage des impôts, avec son cortège de prévarications et de dois tant chez les bailleurs que chez les fermiers, de vexations et d’injustices pour tous ceux qui auront à les subir.

Par son origine divine, l’impôt s’offrira comme un devoir religieux aux contribuables résignés; mais l’omnipotence du pouvoir se servira de sa formule naïve pour la modifier au gré de ses besoins ou de ses convoitises. Enfin l’inégalité des catégories d’imposables, taxés suivant qu’ils seront musulmans ou chrétiens, sollicitera les abus et engendrera toutes les extorsions. — Nous connaîtrons les uns et les autres dans les deux chapitres suivants.

Essai sur l'histoire financière de la Turquie

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