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L’ADMINISTRATION FINANCIÈRE DE LA TURQUIE AVANT LE TANZIMAT
ОглавлениеLe fondateur de l’islamisme, en traçant aux tribus arabes converties le principe de leur statut politique, s’était inspiré des coutumes et des lois qui organisaient le gouvernement de la tribu. L’importante dérogation, et celle-ci capitale, qu’il y introduisait, c’était le fait de réunir ces peuples épars et la plupart nomades que gouvernaient autant de chefs, en les plaçant sous une autorité unique qui ne pouvait plus être discutée ni méconnue: celle de l’élu de Dieu, du descendant de Mahomet lui-même, de l’imam suprême de la religion nouvelle. Une semblable conception de l’autorité conduisait droit au despotisme le plus absolu en haut, et engendrait en bas, dans le peuple qui le subissait, l’obéissance la plus aveugle à ce pouvoir divin. Telle est l’origine de cette soumission unique, de cette malléabilité excessive que l’on rencontre chez le contribuable musulman. Quant au raïa, déchu du jour de la conquête de ses droits civils et politiques, frappé d’interdiction de par les préceptes mêmes de Mahomet, il est la proie tout indiquée à l’avidité du fisc; d’avance, et à partir du jour où il a passé sous le sceptre des sultans, il est condamné à toutes les vexations, livré à la merci d’une oppression impitoyable.
En présence d’un peuple aussi docile, d’une matière imposable douée d’une semblable souplesse, l’administration financière de la Turquie n’avait guère à se soucier de méthodes perfectionnées pour la gestion aussi bien que pour la perception des revenus publics. Du reste, cette insouciance s’harmonisait parfaitement avec le tempérament même du musulman, dont les aptitudes, l’hérédité, l’éducation, les qualités comme les défauts, n’ont rien de ce qui contribue à façonner le véritable administrateur. Un coup d’œil rapide jeté sur la société ottomane, avant que la destruction des Janissaires, d’une part, et de l’autre, l’application des réformes ne soient venues la modifier profondément, nous aidera à en pénétrer les éléments divers, et ainsi les caractères dominants de l’administration qui en était issue nous apparaîtront plus compréhensibles.
Le peuple est un amas d’agriculteurs que la conquête a dispersés sur les territoires soumis. Adonnés aux travaux des champs, à l’élevage des troupeaux, privés de toute instruction, ils ont été pliés dès leur naissance aux lois d’une obéissance aveugle envers le délégué de l’énorme pouvoir qui siège à Constantinople. Les notions les plus simples de leurs droits leur sont inconnues, ils n’ont appris qu’à obéir, et le seul événement important qui vienne régulièrement les secouer dans leur indifférence à tout, c’est la perception de l’impôt. Il est vrai que des alertes fréquentes et des razzias périodiques, dont ils sont en tout temps menacés, les ont assouplis de bonne heure au danger en surexcitant chez eux l’instinct du courage avec celui de la conservation. Mais au foyer, leurs mœurs sont paisibles et douces, et si parfois quelques poussées de fanatisme ne les eussent soudain emportés à de regrettables excès, les sujets musulmans de l’empire pourraient être justement considérés comme des peuples pacifiques, tout entiers adonnés aux soins de la famille, préoccupés uniquement de lui assurer sa subsistance.
Nous devinons le sort des peuples asservis: s’il n’est pas tout à fait celui de l’esclavage, il s’en rapproche beaucoup. Le sort du raïa n’est autre que celui de l’infidèle, à l’égard duquel le Coran a légitimé les humiliations et le dédain. Courbé sous sa domination, sa seule espérance, c’est celle de l’affranchissement possible, de la liberté à conquérir. Il vit de cet idéal: lui seul peut lui donner la force de vivre et l’énergie de souffrir.
Tout est bien différent chez les détenteurs des pouvoirs: rien ne trahira chez eux les qualités vraiment patriarcales qui distinguent le peuple qu’ils sont chargés d’administrer, et dont ils devraient, ce semble, n’être que l’émanation. Autant les populations sont en général humbles et paisibles, autant le corps de fonctionnaires placé à sa tête est d’allure altière et d’humeur farouche. Cette différence est curieuse à relever; on dirait des races distinctes dans les personnes qui gouvernent et dans celles qui obéissent. Nous touchons ici à l’une des caractéristiques les plus intéressantes de l’administration ottomane avant le Tanzimât.
La nécessité de la conquête, à laquelle fut condamné le sceptre d’Othman, sa rapidité et son ampleur astreignirent de bonne heure les sultans à l’obligation d’entretenir des armées permanentes bien disciplinées, entraînées au maniement des armes et dont l’objectif était la guerre, avec les espérances de la haute paye et des riches butins. Les tribus pastorales, qui étaient l’âme de la nation, étaient impropres à les constituer. Rien dans leur éducation ne les préparait à former cette infanterie redoutable qui promena le drapeau du Croissant jusque sous les murs de Vienne, pas plus que ces corps de cavalerie qui furent si longtemps les auxiliaires précieux de la victoire. Leur esprit d’indépendance ne les avait point préparées à la rigueur de la discipline; l’insubordination eût été trop fréquente chez elles pour en faire des troupes fidèles, et chaque fois que le danger des frontières les appela dans les rangs de l’armée, elles donnèrent l’exemple de la désertion ou de l’insoumission.
C’est au XIVe siècle qu’on eut, pour la première fois, l’idée d’incorporer dans l’armée les jeunes chrétiens amenés en captivité, auxquels on imposait de force la loi de Mahomet, et qui, avec elle, acquerraient ce fanatisme religieux dont les peuples, soumis au sceptre des sultans et convertis ensuite à la religion musulmane, ont offert si souvent l’exemple.
Telle fut l’origine des Janissaires. Leur nombre s’accrut avec leurs succès, et bientôt les Janissaires représentèrent l’armée presque tout entière. Dans la capitale de l’empire, ils remplissaient les casernes, et ceux qui se mariaient avaient la liberté d’habiter dans la ville: les faubourgs de Constantinople en regorgeaient. Dans l’intérieur des provinces, ce sont eux qui constituent les troupes gardiennes des frontières; ils deviennent la vraie force militaire dont disposent les sultans conquérants. Forts de leur nombre et grandis de toute l’importance de leurs victoires, les Janissaires né tardèrent pas à devenir les arbitres de la paix comme de la guerre. Mais l’hérédité de leur profession devait fatalement, de même que les prétoriens de l’empire romain, les transformer en milices factieuses et omnipotentes, et cela du jour où le terme marqué aux conquêtes de l’Islam fut atteint. Devenus des soldats de parade, souvent de sédition, ils oublièrent bien vite les causes de leur prestige pour dépenser leur activité au service des conspirations de palais. Plus d’une fois il dictèrent leurs volontés au pouvoir et firent trembler le trône des sultans.
Découragés par la défaite, tentés parla mollesse et les bénéfices des emplois civils, petit à petit, les Janissaires, soit eux-mêmes, soit dans la personne de leurs créatures, envahirent les ministères; ils absorbèrent à la longue la plupart des fonctions administratives, et dans le pouvoir central comme dans les gouvernements des provinces, ils surent accaparer les meilleurs emplois: partout ils dominèrent et par le nombre et par l’importance des fonctions qui leur furent attribuées.
Dans l’intérieur des provinces, les corps de cavalerie recrutés par des chefs dont les fonctions étaient aussi héréditaires, seront l’origine de cette féodalité militaire si puissante jusqu’ au règne de Mahmoud. Les beyliks, zaîmés et timars furent autant de fiefs dont ils jouirent, immenses domaines qui leur furent attribués, et qu’ils exploitèrent comme le furent les fiefs féodaux de l’ancienne monarchie française.
On conçoit maintenant quelle pouvait être une administration issue de ces cohortes belliqueuses, quel esprit y régnait, et quelles aptitudes y avaient apportées ces chefs batailleurs et intraitables.
De toutes les administrations, celle des finances exige une qualité maîtresse qui domine toutes les autres: l’ordre. C’est l’ordre qui crée l’unité dans les divers services, et avec elle la centralisation des rentrées des impôts; c’est l’ordre qui assigne aux crédits leurs limites et s’oppose à toutes les mesures de nature à les outrepasser; c’est l’ordre qui saura prévoir les nécessités à venir et s’éloignera soigneusement des expédients budgétaires; c’est l’ordre qui fait ordonner minutieusement les dépenses et en assure le payement régulier; c’est l’esprit d’ordre enfin qui s’élèvera contre les dépenses inconsisidérées et empêchera ainsi le gaspillage des deniers publics.
Mais si l’ordre est indispensable dans la gestion des deniers publics, le législateur qui confectionne les lois fiscales, comme les intermédiaires qui sont chargés de les appliquer, doivent être guidés avant tout par le respect de la matière imposable, c’est-à-dire du contribuable; et le souci de son aisance avec la crainte des injustices qui peuvent être commises à son encontre, planeront avant tout au-dessus de toutes les autres préoccupations. En effet, si l’impôt est justement réparti, si la perception s’en effectue normalement, si le contribuable n’est en butte à aucune vexation de la part des collecteurs d’impôts, si aucune extorsion n’est commise à son détriment, si, en un mot, l’impôt n’est pas trop lourd et s’il pèse également sur tous, il n’est pas douteux que la fortune de la masse, loin d’en être ébranlée, ne pourra qu’augmenter d’année en année, et avec elle la prospérité générale du pays. Le commerce lui-même sera plus sensible encore à une administration fiscale sage et modérée. Qu’il soit en butte aux tracasseries douanières, que les marchandises aient de la peine à semouvoir et à se transporter facilement d’un point à un autre comme à pénétrer sans entrave dans le pays, que des droits accablants, plus par la manière dont ils sont perçus que par leur taux exagéré, rendent la concurrence impossible avec les produits étrangers, qu’il vienne à se heurter à cet obstacle insurmontable qu’on appelle les «monopoles», c’en est fait de lui: il languira et s’épuisera aussitôt.
Examinons maintenant comment l’administration financière dont nous connaissons l’origine a su s’inspirer de ces principes élémentaires d’une bonne gestion financière, et comment elle se comportait, sous le règne de Mahmoud, à l’égard de tout ce qui touche en général à la fiscalité.
Tout de suite nous voyons s’y trahir les défauts qu’une longue hérédité a transmis à ces fonctionnaires uniquement recrutés dans les rangs des Janissaires et dans la féodalité militaire qui couvre l’empire. Au contraire de cet ordre, de cette prudence, de cette habileté, de cet esprit de suite et d’une longue patience, qualités premières et inhérentes à tout fonctionnaire des finances, ces soldats ou fils de soldat ne révéleront dans les fonctions civiles dont ils sont investis que les aptitudes et les habitudes du soldat. Leur répugnance à s’astreindre à la besogne journalière du bureaucrate est comme instinctive chez eux. Autant jadis le cimeterre leur paraissait léger à la main, autant la plume lui pèse et l’alourdit. Leur indolence, que favorise le climat, tient moins à la paresse qu’au dédain qu’ils affectent en face d’une tâche considérée par eux comme une déchéance auprès du métier glorieux d’autrefois, humiliante à côté de l’ancien prestige que donnent le lustre des armes et l’activité de la guerre.
Tout en haut de l’échelle, dans les conseils du Divan, la formule en matière financière et fiscale apparaît hautaine et dédaigneuse.
C’est ainsi que sous le règne de Mahmoud, il n’existe pas encore de ministère des finances, dans le sens propre du mot. Jusqu’en 1837, à la tête de la hiérarchie financière, au lieu et place du ministre des finances, on ne trouve qu’un fonctionnaire connu sous le nom de «comptable de 1re classe» ou defterdar. A la fin de son règne seulement, le sultan Mahmoud se décida à doter son pays du rouage qui semblait lui manquer, et un ministre des finances fut enfin substitué au «comptable de 1re classe». Quant à la cour des comptes, l’une des institutions les plus utiles partout ailleurs de l’administration financière, elle ne verra définitivement le jour qu’en 1879. Nous savons, d’autre part, qu’avant 1863, aucun budget n’avait été publié en Turquie. Ni ministre des finances pour centraliser les recettes et les harmoniser avec les dépenses, ni contrôle sérieux des deniers publics, pas de budget ordonnancé d’avance: tels sont les traits originaux du système financier d’alors. Semblables à ces soldats aventureux qui composaient les armées du moyen âge, dont la vie de chaque jour dépendait du hasard des bonnes ou mauvaises fortunes, assouvis par le butin conquis la veille et endormis dans l’espérance de celui de demain, les Ottomans, et c’est bien là une des caractéristiques du tempérament national, se sont de tout temps abandonnés à l’incertitude d’une existence au jour le jour, entraînés par les événements plutôt que les guidant, ignorant ou feignant d’ignorer ce qu’on est convenu d’appeler la méthode et la prévoyance. Si le présent est assuré, Dieu pourvoira au «demain», et «demain» sera meilleur si le jour précédent fut une déception; tel a été le principe directeur de tous les gouvernements de la Turquie, principe puisé dans ce fatalisme héréditaire, source des grands malheurs nationaux.
Ainsi s’expliquera la grande série d’expédients financiers que l’on rencontrera si fréquemment au cours de cette histoire; et toutes les fautes commises, toutes les calamités financières que nous aurons à déplorer, prendront leur principale origine dans cette incohérence budgétaire, aussi bien que dans ce désordre incomparable de la comptabilité publique.
En présence de telles lacunes, qu’existe-il au siège du gouvernement pour les combler? Comment se composait l’admmistration des finances au temps de Mahmoud, et de quel outillage dispose-t-elle pour assurer la rentrée des revenus publics, gérer les domaines de l’Etat et subvenir aux dépenses d’un vaste empire? C’est dans l’ouvrage de M. d’Ohsson que nous avons trouvé des détails assez complets sur l’organisation du département des finances au commencement de ce siècle.
Nous avons dit qu’à la tête de ce département est placé le defterdar ou grand-trésorier, qui fait partie du Divan sans avoir pour cela le titre de ministre. C’est à lui qu’est adressé chaque jour le compte rendu des opérations du Trésor public qu’il soumet de temps à autre au grand-vizir. Son administration se décompose en 25 bureaux placés sous la direction d’autant de chefs. D’Ohsson les énumère ainsi:
1° Le Grand-Journal, dépôt général des registres contenant les recettes et les dépenses. Les comptes sont calculés en bourses, dont la plus connue est appelée la bourse grecque ou romaine et qui valait cinq cents piastres. La piastre se subdivisait en aspres et ses multiples en yuks; la piastre équivalait à 120 aspres et le yuk à 100,000 aspres ou huit cent trente-trois piastres un tiers. Rapprochée de la monnaie française, la piastre correspondait alors à vingt-huit sous.
2° Le Bureau principal des comptes; c’est lui qui tient les registres des munitions de guerre, des fermes annuelles et à vie, du tribut des provinces, de la solde des garnisons dans les places frontières et des dépenses des quatre intendants du palais, de la marine, de la fonderie de canons et des fabriques de poudre. Il contient le dépôt des contrats des fournitures pour le compte de l’Etat. Il a l’examen des comptes à la charge du Trésor et l’expédition des ordonnances pour leur payement.
3° Le Bureau des comptes de l’Anatolie, qui tient les registres relatifs à différentes fermes, à la solde des troupes en garnison dans l’Archipel, aux pensions des vétérans, etc.
4° Le Bureau du contrôle de la cavalerie.
5° et 6° Bureaux des sipahs et des silihdars, deux corps de cavalerie, qui délivrent les billets de paye,
7° Le Bureau des comptes des deux villes saintes, La Mecque et Médine; il tient les comptes des biens leur appartenant soit dans la capitale, soit dans les provinces, ainsi que ceux relatifs aux dotations des mosquées impériales.
8° Le Bureau de la capitation ou harajd; c’est lui qui délivre tous les ans les billets qui servent à la percevoir.
9° Le Bureau des taxes dites «avariz» et «bedel-nouzoul», qui étaient appliquées aux quartiers des villes de l’empire; c’est lui qui tient les comptes des magasins des places frontières, les prestations en nature des provinces en temps de guerre, les subsistances à fournir aux troupes en campagne et ce que l’Etat accorde en vivres, fourrages et argent aux pachas et généraux, ainsi qu’aux employés civils à la suite de l’armée.
10° Le Bureau du maliyé-calémi, ou chancellerie du département; c’est là que s’expédient les brevets des ministres des cultes, des administrateurs des vakfs et des individus qui ont obtenu des pensions sur les biens ecclésiastiques. C’est là aussi que l’on dresse les édits relatifs aux finances.
11° Le Bureau du petit journal, qui tient l’état de la paye des troupes de la marine.
12° Le Bureau du contrôle de l’infanterie, qui surveille les billets de paye délivrés par les chefs des quatre corps qui la composent.
13° Le Petit-Bureau de la comptabilité des vakfs, où sont tenus les registres des pensions de ceux qui sont attachés au service des établissements de charité.
14° Le Grand-Bureau des places fortes, dépôt général des garnisons, ainsi que des milices provinciales employées quelquefois dans les places frontières, surtout vers le Danube.
15° Le Petit-Bureau des places fortes, dépôt des rôles des milices provinciales destinées à renforcer les garnisons en Morée et en Albanie.
16° Le Bureau de la ferme des mines. Il est chargé de ce qui concerne le tribut de la Valachie et de la Moldavie, celui de la horde des Bohémiens, des mines d’or et d’argent, de l’impôt sur la culture du tabac à fumer, des droits de transit sur le même article et des droits de douane dans les principales villes de la Roumélie, y compris Constantinople.
17° Le Bureau des appointements accordés aux fonctionnaires publics.
18° Le Bureau de la ferme des domaines de l’Etat, et de ceux qui servent d’apanage aux sultanes, ou qui sont assignés au grand-vizir et aux pachas pour leur entretien.
19° Le Bureau principal des fermes. De son ressort sont: les fermes dans les préfectures appelées nazarets, comme celle de Roustchouk, Silistrie, etc.; la ferme des riz de Philippopoli, Tossia, Tatar-Bazardjik, etc., celle des salines d’Enoz, Salonique, etc., celle de la pêche dans la mer Noire et la mer Egée, celle de la ferme des bois et forêts.
20° Le Bureau des fermes des deux villes saintes; il est chargé de tout ce qui concerne les vakfs et les ministres du culte de l’Anatolie, de même que le septième bureau en est chargé pour la Roumélie.
21° Le Bureau des fermes de Constantinople. Il s’occupe de l’approvisionnement de Constantinople et d’Andrinople, des fermes de Salonique, de Larissa et de Terkhalé ; il surveille les droits «mizann» que payent les soies du pays, et ceux qui sont imposés sur les ouvrages d’or et d’argent.
22° Le Bureau des fermes de Brousse.
23° Le Bureau des fermes d’Avloniya et de celles de Nègre-pont.
24° Le Bureau des fermes de Kafa.
25° Le Bureau des dates. C’est lui qui date toutes les pièces publiques émanées des autres bureaux, et chez lui on y dresse les assignations que l’Etat donne à ses créanciers sur diverses branches de revenus.
L’organisation de ce département, qui date du règne de Mohamed II, fut encore complétée par les sultans Sélim Ier, Suleyman Ier et Ahmed II qui créèrent sept nouveaux bureaux: Le Bureau du contrôle général des fermes à vie; le Bureau chargé du recouvrement des créances de l’Etat; le Bureau des confiscations et des successions dévolues aux souverains; le Bureau chargé de percevoir les 10 0/0 sur les fermes à vie; celui de la poste aux chevaux; le Bureau de la ferme de l’impôt sur le bétail; enfin, le Bureau chargé de tout ce qui a rapport aux églises et aux couvents des chrétiens. Tous ces bureaux formaient des annexes de certains de ceux qui ont été désignés plus haut .
Telle est la composition de ce vaste département qui, comme on le voit, embrasse à la fois une part des fonctions de toutes les autres divisions ministérielles.
La gestion de l’ensemble de ces bureaux si divers, très hétérogènes les uns aux autres, touchant à l’armée, à la marine, aux cultes, aux postes, aux travaux publics, au commerce et à l’agriculture, eût exigé de celui à qui elle incombait, les connaissances les plus variées, presque universelles. Et il apparaît avec évidence que les chefs de ces différents bureaux, pas plus que le defterdar dont ils dépendaient, n’avaient été préparés à occuper ces emplois par aucune éducation antérieure et aucun entraînement préalable.
Nous avons dit que la grande majorité des hauts fonctionnaires de la Turquie se recrutait dans le corps des Janissaires et dans la féodalité qui en était sortie; mais ce que nous n’avons pas dit encore, c’est l’instabilité des grandes charges de l’Etat.
Le pouvoir principal, presque aussi absolu que celui du souverain, puisqu’il en est en quelque sorte l’émanation directe, c’est celui du grand-vizirat; de lui dépendent tous les autres. C’est généralement un des hauts dignitaires de l’armée, ou bien un gouverneur de province, qui est appelé à occuper ce poste; mais il arriva souvent qu’il fut confié à un personnage n’ayant d’autre titre à la recommandation du souverain que celui d’être le favori de tel courtisan influent au palais, ou bien encore d’être désigné à l’attention du maître par l’homme puissant du jour qui, plutôt que d’endosser les responsabilités d’un pouvoir toujours redoutable, surtout à l’heure de la disgrâce, préférait gouverner sous le couvert d’une créature de son choix derrière laquelle s’abriteraient tout à l’aise et la trame de ses intrigues et la surveillance de celles de ses ennemis.
Toutes les hautes fonctions du Divan, tous les emplois de quelque importance des diverses administrations dépendaient également de la faveur du grand-vizir ou de celle de ses amis. Le mérite, les aptitudes ou une longue expérience n’étaient que des qualités accessoires qui venaient parfois, mais assez rarement, compléter la principale de toutes pour parvenir, à savoir d’être bon courtisan et de plaire. Un pareil recrutement du personnel ne pouvait que compromettre sérieusement les intérêts de l’Etat, puisque ceux qu’on appelait à les gérer ne possédaient aucune des qualités requises pour remplir la mission qu’on leur confiait. En matière financière, le préjudice qu’en supportait le pays était plus grave encore que partout ailleurs.
Chez un fonctionnaire des finances, c’est plus que du savoir que l’on doit rencontrer; il importe qu’il possède par-dessus tout une longue expérience. L’expérience est la qualité maîtresse qui permet les innovations, car ce n’est que par une longue pratique qu’on finira par percevoir le mal et qu’on pourra seulement lui porter remède.
Une autre condition, et celle-ci primordiale entre toutes, pour le recrutement de bons fonctionnaires des finances, c’est la sécurité de l’emploi. Or, partout où la faveur règne en souveraine et où les fonctions publiques dépendent entièrement du caprice, et par conséquent du hasard, il ne saurait y avoir de sécurité, puisqu’il va de soi que la même intrigue à laquelle un fonctionnaire doit son élévation, peut le renverser demain et le plonger dans l’obscurité d’où elle l’a tiré. Et que voit-on, en effet, dans tous les départements ministériels et dans le plus considérable de tous, dans celui des finances? Des fonctionnaires timides et tremblants, qui s’en tiennent à leur besogne quotidienne, attentifs aux intrigues de leurs rivaux et se gardant bien de signaler soit un abus, soit une amélioration possible. Ecoutons ce que dit d’Ohsson à ce sujet.
«Le ministre, l’officier public qui s’est élevé par la faveur ou l’intrigue et qui tremble à tout moment qu’une autre intrigue ne le renverse à son tour, s’en tient strictement aux devoirs de son état; et sacrifiant son zèle à sa sûreté, il ne s’occupe que faiblement des objets qui lui paraissent étrangers à son office. Les gens même les plus instruits, ceux qui approfondissent le mieux les choses, qui connaissent tout ce qui manque à la nation, qui sentent la nécessité des réformes, se contentent de gémir dans le silence et l’inaction. Personne n’a le courage de faire le premier pas, de mettre en avant un projet, de parler d’une réforme, de proposer un établissement. »
A ces vices constitutionnels de toute administration en Turquie venait s’ajouter encore le fléau des guerres fréquentes et des insurrections encore plus nombreuses qui, en tenant constamment en haleine le gouvernement et en absorbant son attention tout entière pour la fixer vers un danger permanent, la détournait forcément de l’administration intérieure du pays et des réformes que la paix seule rend possibles.
Or, quelle était la situation de l’empire sous le règne de Mahmoud II? Voici la description que nous en a laissée Lamartine :
«La situation de l’Arabie, de l’Albanie, de la Serbie, de la Valachie, de la Moldavie, des régences d’Alger, de Tunis, de Tripoli, de la Syrie, du mont Liban, de l’Egypte enfin, ressemblait plus à une confédération d’anarchies qu’à un empire.
«En Arabie,les Wahabites, secte devenue indépendante par fanatisme, possédaient les deux villes saintes de Médine et de La Mecque et fermaient la route aux pèlerinages annuels des musulmans. En Albanie, Ali, pacha de Janina, fondait un empire albanais. En Afrique, les vice-rois barbaresques, depuis longtemps indépendants, ne recevaient plus leur investiture que de leurs poignards. En Syrie, le pacha de Saint-Jean-d’ Acre, imitateur de Daher, n’obéissait qu’à ses caprices. Dans le Liban, l’émir Beschir, prince des Druses idolâtres et des Maronites chrétiens, campait comme le vieux de la montagne, dans l’inaccessible forteresse de Dar-el-Camar, au sommet des monts, et descendait à son gré avec quarante mille hommes intrépides tantôt sur la vallée de Damas, tantôt sur les plaines de Beyrouth et de Saïda pour y combattre les troupes des pachas. En Serbie, un prince surgi d’une révolte, en Valachie et Moldavie, des hospodars nommés par la Porte, mais contrôlés par la Russie, marchandaient le tribut et contestaient l’obéissance. Enfin en Egypte, un homme équivoque, tantôt l’instrument, tantôt le fléau des Turcs, méditait de fonder une souveraineté héréditaire sur les rives du Nil, et bientôt sur la Syrie et l’Arabie. Il était bien plus un allié qu’un sujet, quand il n’était pas un ennemi.»
Qu’on ajoute à ce tableau la terrible insurrection de la Grèce qui aboutissait à son indépendance, la grande guerre avec la Russie à laquelle le traité d’Andrinople mettait fin, mais avec des conditions si lourdes pour l’empire; enfin plus tard, la formidable invasion des armées égyptiennes qui menacent toute l’Asie-Mineure, ébranlent le trône de Mahmoud, et dont on n’aura raison qu’à l’aide d’une intervention collective des grandes puissances; on comprendra alors combien devait souffrir celle des administrations que la guerre trouble et désorganise le plus profondément, l’administration des finances.
Quels désordres, en effet, la guerre épargne-t-elle aux finances d’un pays où elle exerce ses ravages? Irrégularité ou suspension dans la rentrée des impôts, insuffisance des ressources ordinaires du budget, dislocation de tous les services, désarroi et affolement du Trésor débordé de partout et acculé aux expédients les plus déraisonnables: tels sont les effets habituels de la guerre, tels sont ceux qui apparaissent à chaque instant à travers les tourmentes ininterrompues qui s’abattent sur ce pays.
On prévoit déjà quels pourront être les procédés et les méthodes d’une administration financière aussi défectueuse par elle-même, dirigée par des chefs malhabiles, incapables d’aucune initiative, vivant dans l’incertitude du lendemain, bien plus absorbés par le souci de leurs intérêts personnels que par ceux des contribuables. Ces derniers, du reste, ne s’offrent-ils pas dociles et obéissants, tout disposés à subir et les exactions et les injustices, les uns parce qu’ils y sont préparés par les lois d’une théocratie absolue, les autres parce qu’ils sont les vaincus, les asservis, et tous ensemble parce qu’il leur est impossible de faire entendre, à travers les distances infinies qui les isolent, leurs réclamations et leurs protestations. Et puis, si ce n’est la guerre, les insurrections ne viennent-elles pas constamment tenir chacun en haleine et détourner l’attention de questions en somme si peu intéressantes pour des gouvernements essentiellement militaires, façonnés par la guerre et pour la guerre? Ces procédés et ces méthodes, conçus ainsi bien plus d’après les théories empiriques que d’après celles de la logique et du bon sens, vont aboutir aux désordres les plus graves jusqu’à l’anarchie. Nous allons les rechercher et les examiner.
Nous avons dit, en analysant le système fiscal, que sa base fondamentale était la perception de l’impôt en nature. Nous avons établi également comment ce mode de perception devait aboutir à l’affermage, — l’iltizam, — de presque tous les revenus de l’empire. Ce fut le sultan Mohamed II, le conquérant de Constantinople, qui inaugura ce système, destiné à mettre un terme aux prévarications dont la perception de l’impôt en régie avait été la source. Ce mode de perception arrangeait singulièrement les affaires du Trésor, qui se trouvait en face d’un nombre limité de fermiers, tous solvables, et était ainsi assuré contre l’aléa des rentrées. Mais si l’intégrité des revenus de l’empire n’avait plus à souffrir des détournements dont les anciens collecteurs d’impôts se rendirent si souvent coupables envers le fisc, par contre, les contribuables se trouvaient désormais placés à la merci des fermiers, livrés à leur avidité, sans défense contre les entreprises de leur cupidité et de leurs convoitises.
Comme aujourd’hui, l’empire est divisé en élayets ou vilayets, les vilayets en livas, et les livas en cazas. Les vilayets sont au nombre de 26, les livas ou sandjaks au nombre de 163, subdivisés eux-mêmes en plus de dix-huit cents cazas. En réalité, c’est le liva bien plus que le vilayet qui compte alors comme unité administrative. Les plus importants sont commandés par des pachas à trois queues, ensuite par des mirmirans ou pachas à deux queues, d’autres enfin par de simples lieutenants. Tous ces gouverneurs sont choisis dans les rangs de cette féodalité militaire sortie des armées conquérantes et qui subsista jusqu’à son anéantissement en 1826, date de la destruction des Janissaires. Leurs pouvoirs étaient absolus. Il est vrai qu’un semblant d’organisation municipale existait avant que le Tanzimât en ait élargi les bases et mieux précisé les attributions; mais ces sortes de municipalités avaient surtout pour mission spéciale de répartir l’impôt, tout particulièrement l’impôt foncier ou verghi. Elles n’étaient que rarement consultées et plus rarement encore admises à faire entendre leurs réclamations ou leurs protestations. Dans ces provinces où le pouvoir du gouverneur était tout, où aucun contrepoids n’en diminuait l’omnipotence, pouvoir qui se raidissait parfois contre l’autorité supérieure de Constantinople, il était inévitable que l’affermage des impôts passât rapidement entre les mains de ceux qui le détenaient.
C’est en effet les pachas des livas qui sont devenus, avant le Tanzimât, les fermiers généraux de la presque totalité des revenus de l’empire. Tout d’abord ces affermages des revenus publics étaient annuels. Les adjudications avaient lieu chaque année à Constantinople, sous la surveillance du defterdar. Personne ne pouvait songer à surenchérir les offres du gouverneur du liva dont les revenus étaient mis à l’enchère, puisque la rentrée des impôts dépendait uniquement de son autorité ; il restait donc seul. Quant au prix de l’affermage, il dépendait le plus souvent de la complaisance du defterdar ou du grand-vizir, de leur connivence, et aussi de l’importance du pacha adjudicataire. Mais comme il fallait verser un dixième du prix en garantie du surplus, le pacha-fermier faisait appel au concours d’un saraf ou banquier, généralement d’un Arménien, qui fournissait la caution exigée et avec lequel s’opérait ensuite le partage des bénéfices.
Si la ferme n’était que de peu d’importance, le gouverneur et son banquier procédaient eux-mêmes à la rentrée des revenus affermés; si l’affermage, au contraire, et c’était le cas habituel, embrassait de vastes revenus, ils les sous-affermaient en les divisant en plusieurs lots. Ce système avait l’avantage de leur assurer d’ores et déjà leurs profits sans aucun aléa. Quant aux sous-traitants, leurs bénéfices devaient être proportionnels aux risques encourus.
Ainsi la rentrée annuelle des revenus de l’empire avait dégénéré en une pure affaire commerciale; c’était un trafic comme un autre dont chacun des participants cherchait à tirer les plus gros bénéfices. On devine les abus innombrables qui devaient naître d’un semblable système. Ce n’était plus l’impôt que le contribuable avait à payer, c’était une véritable rançon, d’autant plus considérable que le sous-traitant était plus avide et que la puissance du gouverneur protégeait davantage son avidité.
Sous le règne du sultan Moustapha II, et en vertu d’un iradé impérial rendu le 30 janvier 1695, les fermes annuelles furent transformées en fermes viagères, dans le but de corriger une partie des vices de l’affermage annuel et dans l’espérance que des fermiers à vie comprendraient leur intérêt de ménager le contribuable, sûrs qu’ils étaient de n’avoir plus la crainte de se voir dépossédés à chaque nouvelle adjudication.
Voici quelques-uns des considérants qui avaient amené ce souverain à modifier le mode d’affermage; ils constituent un document émouvant sur les effets produits par l’iltizam dans les campagnes.
Après avoir exposé en termes violents la dépopulation et la ruine de la plupart des provinces, causées par les vexations de ceux qui détenaient les fermes annuelles, il démontre l’avantage des fermes à vie: «Moyen propre à réparer les maux des peuples, à réfréner l’avidité oppressive des traitants, à faire prospérer les pays musulmans, dignes de jouir, à l’ombre de la Providence divine, de tous les bienfaits d’une administration douce et équitable, et procurer enfin un bénéfice au Trésor par la finance que doit donner chaque nouveau fermier. »
Le mécanisme de ces fermes viagères est fort bien exposé par d’Ohsson. Voici en quels termes il s’exprime à leur sujet:
«Un officier annonce à haute voix dans l’hôtel de la defterdarie le nom et la nature de la ferme vacante, le prix du bail et le montant de la finance donnée par le dernier fermier. Les offres faites sont inscrites chaque jour et la ferme est adjugée au dernier enchérisseur... Un defterdar, s’il est d’accord avec le grand-vizir, trouve toujours le moyen de disposer à son gré des fermes vacantes. Depuis Moustapha III, soit depuis la fin du siècle dernier, les adjudications n’ont plus lieu que deux fois par an: celle des domaines au mois de mars, les autres en moharrem.
«Afin de faciliter la vente des fermes, le gouvernement en partagea un certain nombre en lots qui se vendent séparément... Mais la plupart des fermes n’ont pas subi cette division, et les plus considérables sont, pour ainsi dire, l’apanage des grands. Ce sont eux qui les acquièrent et ils ont intérêt qu’elles restent dans leur intégralité, afin de trouver moins de concurrents. C’est dans ces fermes qu’ils placent leurs fonds avec le plus de sûreté et d’avantages. Au bout de trois ou quatre ans, ils sont remboursés de la finance par le produit de la ferme, et ils jouissent le reste de leurs jours d’un revenu considérable. [Par exemple, la douane de Salonique, qui rend tous les ans plus de cent soixante mille piastres, n’est cependant affermée que pour quarante-huit mille piastres, et la finance s’élève à trois cent mille. Mais l’acquéreur la sous-afferme pour cent quarante mille; ainsi, en moins de trois ans et demi, il a recouvré ses avances et il conserve un revenu annuel de quatre-vingt-douze mille piastres.] Cette ferme est à la vérité une des plus considérables; mais beaucoup d’autres sont lucratives dans la même proportion. Ainsi, les impôts publics, les domaines et jusqu’aux biens religieux, étant donnés en ferme, c’est par ce moyen que les capitalistes de toutes classes font valoir leurs fonds dans un pays où l’industrie et le commerce offrent si peu de ressources pour leur emploi... Les sujets tributaires — raïas — étant exclus de l’acquisition des fermes, n’entrent dans ces spéculations que comme bailleurs de fonds, et retirent aisément de leurs avances 1. 1/2 et même 2 0/0 d’intérêts par mois.
«Si d’un côté les intérêts du fisc sont sacrifiés à la complaisance du gouvernement pour les seigneurs, auxquels il continue de donner les grandes fermes aux mêmes conditions, de l’autre, l’Etat cherche à se dédommager de cette perte, en haussant autant que possible le bail des autres provinces, ce qui autorise les traitants à fouler les provinces.»
D’Ohsson ajoute que vingt-deux livas sont affermés à vie à des gouverneurs qui les sous-afferment ou les font régir pour leur compte par des officiers; et trois gouvernements généraux (vilayets) sont également affermés aux pachas qui les commandent.
Tous les revenus de l’empire furent ainsi donnés à bail viager: verghi, capitation, douanes, etc. .
Ce nouveau mode de percevoir les impôts protégeait-il davantage le contribuable et garantissait-il mieux que par le passé sa fortune contre la cupidité des fermiers? Hélas! non; et quand nous analyserons la charte de Gulkhané, nous verrons dans quels termes elle stigmatise l’iltizam nouveau et les abus odieux auxquels il avait continué à donner naissance.
On conçoit maintenant ce qu’un tel système entraînait de pertes pour le Trésor. Tous les bénéfices acquis par les pachas et leurs banquiers, toutes les fortunes scandaleuses qui s’édifièrent ainsi sur l’usure et l’avilissement des prix des fermes dû aux complaisances des ministres envers les adjudicataires, toutes les fortunes moindres gagnées par les sous-fermiers, représentaient la part des revenus dont il était frustré et la somme d’injustices et d’iniquités commises à l’égard du contribuable. Un tel régime était ruineux pour le pays, et nous verrons dans le chapitre suivant à quels résultats désastreux il aboutit pour les populations qui eurent à le subir.
En vain le sultan Mahmoud essaya-t-il de remédier à ce système déplorable; ses bonnes intentions se heurtèrent à des habitudes enracinées et à une masse d’intérêts coalisés qui devaient rendre la réforme de l’affermage extrêmement compliquée. Du moins ce sultan a-t-il eu le mérite d’ouvrir les voies des améliorations à ses successeurs, en détruisant l’obstacle le plus insurmontable à toute tentative de réforme qui s’y dressait, c’est-à-dire l’omnipotence des pachas des provinces et la féodalité militaire qui la perpétuait.
Quand un gouvernement tient en un pareil dédain la matière imposable, quand il en vient à user d’aussi peu de ménagements envers elle, quand il emploie comme base du recouvrement des revenus publics un mode aussi détestable que l’affermage des impôts qui ruine le pays et anéantit toute espérance de développement agricole et commercial, il est probable qu’aucun scrupule ne l’arrêtera lorsqu’il se trouvera en face de nécessités urgentes, celles que crée la guerre ou toute autre cause de pénurie subite, telle qu’une mauvaise récolte ou les dépenses fastueuses de tel souverain prodigue . Et le moment nous semble bien choisi pour parler des expédients auxquéls eut habituellement recours le gouvernement ottoman pour garnir les caisses du Trésor si souvent vides et se procurer des ressources nouvelles lorsque les normales étaient épuisées.
Les expédients les plus connus. ceux dont le gouvernement ottoman fut le plus souvent coutumier. sont au nombre de trois: 1 la vente des grandes charges publiques; 2° la vente anticipée des revenus; 3° l’altération des monnaies.
Dans un pays où le gouvernement des provinces est considéré comme une source de profits où il est bien plus l’occa sion de s’enrichir pour ceux qui le détiennent, que celle d’augmenter la prospérité de ceux sur lesquels il s’exerce, il paraît tout naturel que ce gouvernement soit offert à celui qui l’achète, bien plus qu’à celui qui le mérite par ses capacités ou ses vertus. Et en fait, le gouvernement d’un liva est devenu un véritable négoce, comme nous le disions plus haut. dont la possession excite tous les appétits et toutes les convoitises. Comment dès lors ne pouvait-il venir à l’esprit des gouvernements de mettre également ces charges aux enchères, ou d’exiger de ceux qui en étaient pourvus des redevances considérables? C’est bien ainsi que les choses se passaient avant la réforme. Tout pacha d’une province, nouvellement investi, était astreint à payer des droits considérables au Trésor. droits qu’il recouvrait à son tour. dans la distribution des diverses fonctions qui dépendaient de lui. de la part de ceux à qui il les confiait. Il va sans dire que les premiers comme les seconds se dédommageaient sur le contribuable des sommes ainsi versées au Trésor, par des taxes supplémentaires qui venaient encore s’ajouter aux impôts existants. Ici encore tout comme pour l’affermage des impôts, celui qui obtenait le poste qu’il convoitait et qui avait généralement à débourser une somme assez ronde avant d’aller prendre possession de son gouvernement, faisait appel au concours d’un saraf arménien qui lui avançait la somme nécessaire. Ces prêts n’étaient consentis qu’à des taux d’intérêts extrêmement élevés, que le nouveau promu ne pouvait rembourser qu’à l’aide d’extorsions nouvelles sur le dos du contribuable. Que pouvait-on attendre de la justice et de la sagesse d’un pareil fonctionnaire? Rien qu’un surcroît d’iniquités et de souffrances, lot ordinaire, plus petit ou plus grand suivant les pachas, toujours échu au contribuable ottoman.
Une habitude non moins déplorable du Trésor ottoman consistait à aliéner d’avance les revenus d’une ou plusieurs provinces contre versement immédiat de la contre-valeur en argent. L’aliénation anticipée des revenus des provinces fut l’expédient le plus ruineux auquel ait eu jamais recours le gouvernement de n’importe quel pays. A cause des aléas que couraient les prêteurs, cette aliénation ne se faisait qu’aux conditions les plus onéreuses. En Turquie, la fréquence de ces aliénations, avant le Tanzimât et longtemps après, avait fait naître toute une corporation de banquiers, installés à Galata, et qui en dehors des opérations surle change et les monnaies, ne vivaient que par les prêts consentis au Trésor. Lorsque ce dernier annonçait sa gêne en mettant aux enchères tel ou tel revenu pour plusieurs années, ces banquiers, généralement des Arméniens, se concertaient avec un ou plusieurs pachas; sur la tête des pachas passait l’adjudication des revenus; ensuite les banquiers trouvaient en un clin d’œil la somme nécessaire qu’on apportait immédiatement au malié. Le Trésor avait l’or qu’il désirait; peu lui importait la cherté des conditions du prêt, ou la manière dont le contribuable pourrait être traité par ces pachas avides et ces banquiers indifférents à la prospérité publique, mus uniquement par des pensées de lucre et ne désirant que liquider au plus vite une opération de ce genre pour en recommencer une nouvelle.
Ces pratiques déshonorantes des gouvernements ottomans passés révèlent bien un des défauts les plus dangereux du caractère musulman, celui que nous appellerons le manque de prévoyance. Or, ne pas savoir prévoir en matière financière, c’est aller tête baissée vers l’abîme. Le peu que nous connaissons déjà des mœurs financières du ministère des finances, nous montre chez ceux qui le dirigent et qui gèrent les deniers publics une absence totale des notions les plus élémentaires en matière d’administration. Ils ne conduisent pas les dépenses du pays, ils sont conduits par elles; soudain il faut faire face à une demande de crédit urgente, et si c’est un ministre influent qui l’exige, si le sultan l’ordonne, on va parer à ce besoin immédiat par les moyens les plus primitifs et l’argent sera trouvé aux conditions les plus humiliantes et les plus dures, dussent-elles coûter au pays son bon renom et au contribuable son aisance et son repos.
Ce manque de prévoyance et un Trésor toujours vide furent l’origine de ces délégations délivrées par le ministère des finances ou tout autre ministère à ses créanciers et fournisseurs sur les recettes particulières des provinces, en payement de ce qui leur était dù. Ces délégations, connues sous le nom de «havalès», furent de tout temps en usage chez les gouvernants de Constantinople. Délivrées au hasard, avec des chances très infimes d’être honorées, ces délégations restaient la plupart du temps en souffrance et faisaient l’objet d’un trafic considérable chez les banquiers de Galata. Le payement des havalès dépendait du bon vouloir des gouverneurs des livas, autant que de l’état des caisses provinciales. Lorsqu’ils consentaient à les honorer, ce qui n’arrivait que quand ils en recevaient l’injonction par un ordre spécial du ministre émetteur, le payement ne s’en faisait qu’après prélèvement d’une commission le plus souvent considérable. Mais le cas le plus fréquent était leur retour impayé. Pour le porteur, il n’y avait d’autres moyens pour rentrer dans ses fonds que d’escompter son papier chez le saraf puissant de Galata, qui seul avait le secret de rentrer tôt ou tard dans sa créance. Ce moyen s’offrait quand le Trésor, réduit à la gêne et ayant à faire face à des besoins urgents, recourait à cet expédient dont nous avons parlé plus haut: l’aliénation partielle des revenus de l’Etat. C’est alors que les banquiers de Galata récupéraient tout ou partie de la valeur des havalès entre leurs mains en exigeant du Trésor ottoman qu’ils entrassent en compensation avec les sommes qu’ils lui versaient à titre d’avance.
Moyen de corruption auprès des trésoriers provinciaux et des gouverneurs des livas à l’intérieur, trafic éhonté dans les banques de Galata, telles furent les conséquences de ces funestes émissions qui plongeaient dans le discrédit les finances de l’empire.
Plus tard nous aurons l’occasion de parler d’autres émissions particulières des divers ministères, qui sous le nom de bons du Trésor, bons de dix ans, — eshami-djedidès, tahavilati-mumtazès, — formeront de bonne heure les éléments d’une dette flottante avec laquelle aura à se débattre en tout temps le Trésor ottoman.
Pour achever le sombre tableau qu’offre l’administration financière de l’empire ottoman avant le Tanzimât, il nous reste à parler encore de cet expédient fameux auquel eurent si souvent recours les souverains de la Turquie pour parer à des nécessités impérieuses et à une pénurie excessive du Trésor, l’altération des monnaies . La piastre, comme type d’unité monétaire, fait son apparition vers le milieu du XVIIe siècle, sous le règne du sultan Mourad IV. Battue à l’origine sur le module de la piastre espagnole, elle valait comme celle-ci de cinq à six francs. En 1774, elle ne vaut plus que 2 fr. 60, soit la moitié. En 1780, elle tombe à 2 francs, et nous la retrouvons en 1811 réduite à la valeur de 1 franc. L’altération des monnaies avait commencé sous les successeurs de Soliman le Magnifique; moins d’un demi-siècle après sa mort, sous le règne de Mourad III, les Janissaires s’étaient révoltés parce qu’on voulait les payer en monnaie de si mauvais aloi que, dit un chroniqueur du temps, «elles étaient aussi légères qu’une feuille d’amande et ne valaient guère mieux qu’une goutte de rosée». Les altérations de monnaies n’en furent pas moins fréquentes, et aussi les insurrections des troupes auxquelles on voulait les imposer.
Voici à ce sujet une curieuse anecdote racontée par d’Aubignosc :
«Ce qu’il y a de remarquable, dit cet auteur, c’est que depuis la détérioration de ces signes (monnaies), il se trouve cependant des spéculateurs audacieux qui disputent au gouvernement, par des contrefaçons, le droit de tromper le public. Ces ténébreux fabricants, n’ayant pas les mêmes frais à supporter que l’Etat, et pouvant par conséquent se contenter de moindres bénéfices, ont toujours fourni à la circulation des espèces meilleures que celles du fisc. Sous le règne de Sélim III (1798), de faux-monnayeurs condamnés au supplice de la corde, essayèrent de trouver une justification dans le fait qu’ils travaillaient à l’avantage du public, car leurs produits étaient d’un titre supérieur aux espèces officielles. — C’est précisément pour cette raison, leur répondit le juge, que vous avez doublement mérité la mort, en ce que vos produits obtiennent la préférence sur ceux du gouvernement et lui font un tort sérieux. — Ils furent exécutés.
Sous le sultan Mahmoud, les guerres nombreuses et le plus souvent malheureuses, que ce souverain eut à soutenir, l’amenèrent à diverses altérations de monnaies. Ce fut sous son règne que parurent les premiers bechliks et altiliks, pièces de 5 et 6 piastres, mais dont la valeur intrinsèque, grâce à des alliages frauduleux ou au manque de poids, étaient loin de correspondre à la valeur commerciale ou de circulation. La première frappe du bechlik date de 1810; sa valeur correspondait à celle de 18 piastres medjidiés de nos jours, tandis qu’elle aurait dû équivaloir à 26 piastres; elle fut appelée monnaie de guerre, obsidionale, parce qu’elle fut émise à l’occasion de la guerre que la Turquie soutenait alors contre la Russie. En 1829, un nouveau bechlik parut également avec une valeur réelle inférieure à celle pour laquelle elle comptait dans là circulation; la totalité qui fut livrée au public s’élève à 115 millions de piastres avec une surélévation de valeur de 69 deux centièmes. Un troisième bechlik parut encore en 1833 pour une somme de 245 millions de piastres et une surélévation de 97 deux centièmes. Les premiers altiliks furent frappés de 1833 à 1839, dernière année du sultan Mahmoud. 137.775.369 piastres de cette monnaie furent lancées dans la circulation. Moins altérés que les bechliks, la surélévation qui leur fut donnée n’est que de 33 1/2 deux cent quarantièmes .
Ce ne sera que sous le règne de son successeur, le sultan Abd-ul-Medjid, que nous verrons apparaître une autre monnaie fiduciaire, connue sous le nom de «caimé », dont nous aurons souvent à nous occuper.
Toutes ces altérations de monnaies, dont les gouvernements ottomans furent coutumiers, avaient pour conséquence forcée de jeter le désarroi dans les transactions commerciales du pays. La base du commerce était détruite; grands et petits commerçants devenaient la proie des sarafs qui faisaient la hausse ou la baisse à volonté lorsqu’il s’agissait de convertir ces monnaies en monnaies étrangères ou de faire des remises à l’étranger. C’était en plus de véritables contributions forcées imposées au pays, puisque ces monnaies émises pour une valeur supérieure à celle qu’elles possédaient intrinsèquement, ne tardaient pas à tomber de valeur sur le marché, et ceux qui subissaient cette dépréciation n’étaient autres que les contribuables et les commerçants de l’empire.
Tel est, dans ses grandes lignes, le tableau que nous offre l’administration financière de la Turquie jusqu’à la fin du règne de Mahmoud II. Nous avons vu comment une féodalité militaire, les Janissaires, toute-puissante jusqu’à ce que la cause qui l’avait engendrée ait disparu, s’était emparée des revenus de l’empire et au moyen de l’iltizam les considérait comme un véritable trafic dont elle tirait des bénéfices considérables. Le contribuable est devenu en quelque sorte une proie entre ses mains, comme en pays conquis, proie qu’on rançonne sans se préoccuper des suites d’un pareil traitement. Nous avons passé en revue les divers expédients du Trésor, les pratiques habituelles des gouvernants d’alors quand il s’agissait de subvenir à des dépenses urgentes et de remplir les caisses de l’Etat vidées par la guerre ou les prodigalités irréfléchies des grands pouvoirs de l’Etat; nous en avons signalé les inconvénients et les effets désastreux considérés à un point de vue purement théorique. Il nous reste à examiner ce qui se passait en réalité dans l’intérieur des provinces, à voir d’un peu plus près comment se comportait le contribuable sous un régime semblable, combien le bien-être et la prospérité publics pouvaient être affectés par le système fiscal que nous avons analysé et l’administration financière qui en était issue.