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LE TANZIMAT § 1er. — Le Tanzimât jusqu’à la guerre de Crimée

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Table des matières

Jusqu’au commencement du dix-neuvième siècle, la Turquie était restée en quelque sorte murée, opposant à toutes les tentatives d’infiltration des idées modernes, dont la Révolution française avait été la plus grande vulgarisatrice, les barrières de sa théocratie omnipotente et d’un fanatisme religieux irréductible.

Les armées françaises, qui furent les messagères des théories nouvelles à travers l’Europe, ne dépassèrent pas la Syrie, et le court séjour qu’elles y firent ne pouvait permettre d’espérer que sur ce sol réfractaire germeraient les idées généreuses qu’elles transportaient partout avec elles. Les palais des sultans à Constantinople se dressaient dans un isolement farouche; aucune voix de l’extérieur n’y pénétrait, sauf celle de quelques dignitaires qui n’y parlaient qu’en tremblant. Eux-mêmes n’avaient guère entendu que le chant des muézins, la prière de la mosquée, troublés parfois par l’éclat de quelque sédition de caserne ou une émeute des prétoriens. L’indifférence des gouvernements pour tout ce qui se passe au delà des frontières de l’empire est telle qu’ils dédaignent de se faire représenter auprès des grandes puissances. C’est le sultan Mahmoud qui, le premier, organisera les premières missions ottomanes à l’étranger. Quant aux ambassadeurs européens résidant à Constantinople, leurs rapports avec le Reis-Effendi sont entourés d’une étiquette sévère qui les rendent difficiles et espacés, et l’orgueil des membres du Divan est au point qu’ils se croiraient humiliés en écoutant des conseils sur la direction à imprimer aux affaires intérieures du pays.

Mais si l’empire ottoman paraissait s’obstiner dans les traditions du passé, si les gouvernements de Constantinople se paraient d’une attitude hiératique et immobile, l’Europe né semblait pas moins indifférente à tout ce qui touchait à l’administration intérieure de la Turquie. En dehors des rapports politiques, seules les relations commerciales l’intéressaient, de même que la protection de ses ressortissants résidant dans l’empire. Les traités de commerce, d’une part, et les Capitulations, de l’autre, garantissaient les premières et plaçaient les seconds dans des conditions de sécurité suffisante. Son rôle s’était borné à cette double fonction, lorsque éclata l’insurrection de la Grèce.

Pour la première fois depuis les Croisades, les courants généreux qui sillonnaient la France allaient se diriger du côté des populations chrétiennes placées sous le joug de l’Islam, et à dater de ce jour, leur action ne devait plus cesser de s’y faire sentir. En Angleterre comme en France, chacun s’émeut au récit des souffrances endurées par les ràïas, que les distances grossissaient encore. Et quand, plus tard, les armées de Méhémet-Ali envahissent la Syrie, infligent des défaites sanglantes aux armées ottomanes accourues pour arrêter les envahisseurs, quand le trône du sultan Mahmoud est lui-même menacé, toutes les sympathies étrangères s’en vont du côté du vainqueur. Les yeux des gouvernants de la capitale s’ouvrent enfin à la cruelle évidence, et sur les conseils d’un jeune homme qui était allé étudier en France, et qu’à la fin de son règne Mahmoud avait choisi comme l’un de ses conseillers, le sultan Abd-ul-Medjid se décide à frapper un grand coup par la publication du hatt fameux connu sous le nom de Hatti-Chérif de Gulkhané, daté du 3 novembre 1839, et qui sera l’origine du Tanzimât.

Reschid pacha, en inspirant l’édit souverain, avait pressenti que le seul moyen de ramener à son pays une part des sympathies de l’Europe, et tout particulièrement celles de la France et de l’Angleterre dont le concours lui était presque indispensable pour enrayer la marche victorieuse du vassal révolté, c’était de lui prouver que le jeune sultan était bien décidé à rompre avec les traditions anciennes que lui avaient léguées ses prédécesseurs, en cherchant à se rapprocher de la civilisation chrétienne. Comme on le voit, cette politique nouvelle, si contraire aux errements suivis par la Porte jusqu’ alors, cette soudaine explosion de sentiments généreux dont le Hatti-Chérif de Gulkhané faisait étalage, c’était donc bien plus la nécessité du moment qui les avaient déterminées, qu’une réelle sollicitude de la part d’Abd-ul-Medjid pour le sort pitoyable des chrétiens de l’empire. L’effet n’en fut pas moins considérable à l’étranger. La publication du hatt eut un retentissement tel en Angleterre et en France, que les amitiés de ces deux pays, qui semblaient s’éloigner de la Turquie, ne tardèrent pas à lui revenir. Méhémet-Ali fut contraint de rentrer en Egypte; le traité des Détroits fut signé en 1841; l’intégrité de l’empire ottoman était sauvée, et la politique prévoyante de Reschid pacha couronnée ainsi d’un succès complet.

Le Hatti-Chérif de Gulkhané était dû bien plus à une nécessité de la politique extérieure, qu’à une bienveillance excessive de la part du gouvernement pour les raïas sujets ottomans. Mais la forme de sa publication faite en présence de tous les ambassadeurs des puissances étrangères, l’apparat et la solennité dont le sultan voulut l’entourer, et par-dessus tout la présence dans le gouvernement du grand champion de la cause de la civilisation. Reschid pacha, — qui avait compris que la Turquie devait se réformer ou périr, — tout concourait pour que l’édit impérial ne devînt pas lettre morte aussitôt le danger passé, qu’il survécût au contraire à l’orage qui avait un instant menacé les destinées de l’empire. Et de fait, le Hatti-Chérif de Gulkhané est bien réellement le point de départ de la plupart des réformes qui ont été successivement introduites dans les rouages de l’administration ottomane, et dont les principaux bénéficiaires ont été les chrétiens de l’empire. C’est l’ensemble de ces réformes qu’on a désigné sous le nom de Tanzimât, mot tiré de l’arabe, et qui veut dire organisation.

Le Tanzimât embrasse donc la pluralité des lois qui ont été édictées dans le but principal d’améliorer le sort des raïas, améliorations toujours continuées et qui se poursuivent encore aujourd’hui, malgré les obstacles nombreux qui n’ont jamais cessé d’en entraver la vigoureuse efflorescence. Le Hatti-Chérif de Gulkhané fut le commencement d’une ère nouvelle pour la Turquie; avec le Hatti-Humayoun du 18 février 1856 qui le complète, ils représentent en quelque sorte tous les deux la charte constitutionnelle des sujets non-musulmans de la Turquie, charte placée à son origine sous la garantie collective des puissances, et spécialement sous celle de la France, de l’Angleterre et de la Russie, qui en ont pris acte solennellement dans le traité de Paris.

Ainsi que nous le faisions remarquer, le Tanzimât a été imposé à la Turquie par l’Europe, émue du sort fait aux chrétiens de l’empire ottoman. Pour que celle-ci se déclarât satisfaite, il ne suffisait pas à la Porte de donner une interprétation plus large à la loi religieuse jusqu’alors souveraine; il était nécessaire de créer un nouveau droit conforme aux principes admis en Occident. Jusqu’au Hatti-Chérif de Gulkhané, le droit de l’empire était exclusivement religieux; désormais le droit civil allait être introduit dans la législation, co-exister à côté du premier, Ce n’est plus en qualité de çalife, mais en qualité de chef d’Etat que le sultan fera la loi: le droit ottoman et le droit musulman ne seront plus confondus. Il est vrai que le Coran reste toujours la loi religieuse officielle, mais à côté d’elle s’est constitué un droit laïque, moins restrictif, plus large que la loi religieuse, parfois contraire à elle, en tout cas plus conforme et mieux adapté aux aspirations modernes, et dont la disposition essentielle est la proclamation du principe de l’égalité de tous les Ottomans devant la loi.

Mais si le Tanzimât est bien une œuvre de sécularisation du droit imposée par l’Europe, aucune réforme des mœurs ne l’avait préparé. D’où les difficultés que les réformateurs ont rencontrées dans l’application des transformations promises dans les divers hatts. La plus grande partie du peuple ottoman ne pouvait comprendre ces innovations capitales dans l’état d’âme où il se trouvait, plié à des habitudes invétérées, cristallisé en quelque sorte dans le moule d’une foi religieuse toujours immuable.

En dehors de cette sécularisation des lois, s’appliquant aux domaines religieux, civil, judiciaire et administratif, et tout en ne perdant jamais de vue son objectif principal: les raïas, le Tanzimât a produit des bouleversements profonds dans le système fiscal de la Turquie. L’organisation financière a été presque transformée par lui. C’est pourquoi la réforme devait attirer tout particulièrement notre attention, sans toutefois nous faire par trop éloigner du but que nous poursuivons dans cet essai. Quel que soit le très grand intérêt qui s’attache à l’étude de la Reforme en général, le cadre de notre ouvrage et les limites que nous nous sommes fixées nous obligent à la restreindre, pour n’en retenir que les changements qu’elle a introduits dans l’administration financière de l’empire, et les modifications qu’elle a apportées dans son système fiscal .

Nous avons dit que le Hatti-Chérif de Gulkhané est l’origine du mouvement réformiste; nous commencerons donc par en dégager les seuls traits caractéristiques qui intéressent notre étude. Nous signalerons ensuite les plus remarquables de ses innovations: celles qui précisément ont modifié sensiblement la position du contribuable, telle que nous l’avons représentée durant la période antérieure à 1839.

Dans les chapitres précédents, nous nous sommes efforcé de mettre en évidence les vices généraux de l’administration financière de la Turquie, vices engendrés par un système fiscal paternel dans sa conception originelle, mais rapidement faussé par la féodalité militaire issue des Janissaires dans tout ce qu’il possédait jadis d’équitable et de juste, pour ne plus être qu’un instrument d’extorsions et d’abus. Nous savons aussi comment l’inégalité des traitements en matière d’impôts entre chrétiens et musulmans, inscrite dans la théorie religieuse du Coran, avait ouvert la porte aux molestations de plus en plus tyranniques de la part des vainqueurs contre les vaincus.

Ces vices généraux, qui avaient engendré un état financier voisin de l’anarchie, revêtaient déjà un caractère suffisamment grave pour préoccuper l’Europe politique, puisqu’ils pouvaient contribuer à accélérer la décadence de l’empire et entraîner sa chute. Toutefois, c’était surtout auprès de l’Europe chrétienne que les plaintes des millions de raïas de la Turquie avaient rencontré une oreille compatissante. La lutte héroïque poursuivie par la Grèce durant de longues années et qui avait abouti à son émancipation, l’avait autrement émue que les désordres financiers dont l’empire offrait le sombre tableau. Ce devait donc être principalement aux sentiments de cette philanthropie religieuse qui se manifestaient partout à l’étranger que Reschid pacha désirait avant tout donner satisfaction. Nous allons voir que les termes dans lesquels est conçu le Hatti-Chérif de Gulkhané trahissent cette préoccupation primordiale.

Le hatt proclame la nécessité d’institutions nouvelles devant porter sur trois points principaux, qui sont:

1° Les garanties qui assurent aux sujets de l’empire une parfaite sécurité, quant à leur vie, à leur honneur et à leur fortune;

2° Un mode régulier d’asseoir et de prélever les impôts;

3° Un mode également régulier pour la levée des soldats et la durée de leur service.

En ce qui concerne les deux premiers points, voici les considérations qui les accompagnent:

«Et en effet, la vie et l’honneur ne sont-ils pas les biens les plus précieux qui existent? Quel homme, quel que soit l’éloignement que son caractère lui inspire pour la violence, pourra s’empêcher d’y avoir recours et de nuire par là au gouvernement et au pays, si sa vie et son honneur sont en danger? Si, au contraire, il jouit à cet égard d’une sécurité parfaite, il ne s’écartera pas des voies de la loyauté, et tous ses actes concourront au bien du gouvernement et de ses frères.

«S’il y a absence de sécurité à l’égard de la fortune, tout le monde reste froid à la voix du prince et de la patrie; personne ne s’occupe du progrès de la fortune publique, absorbé que l’on est par ses propres inquiétudes. Si, au contraire, le citoyen possède avec confiance ses propriétés de toute nature, alors, plein d’ardeur pour ses affaires dont il cherche à élargir le cercle afin d’étendre celui de ses jouissances, il sent chaque jour redoubler en son cœur l’amour du prince et de la patrie, le dévouement à son pays. Ces sentiments deviennent en lui la source des actions les plus louables.

«Quant à l’assiette régulière et fixe des impôts, il est très important de régler cette matière; car l’Etat, qui pour la défense de son territoire est forcé à des dépenses diverses, ne peut se procurer l’argent nécessaire pour ses armées et autres services que par les contributions levées sur ses sujets. Quoique grâce à Dieu, ceux de notre empire soient depuis quelque temps délivrés du fléau des monopoles, regardés mal à propos autrefois comme une source de revenus, un usage funeste existe encore, quoiqu’il ne puisse avoir que des conséquences désastreuses: c’est celui des concessions vénales, connues sous le nom de l’iltizam. Dans ce système, l’administration civile et financière d’une localité est livrée à l’arbitraire d’un seul homme, c’est-à-dire quelquefois à la main de fer des passions les plus violentes et les plus cupides; car si ce dernier n’est pas bon, il n’aura d’autre soin que son propre avantage. Il est donc nécessaire que désormais chaque membre de la société ottomane soit taxé pour une quotité d’impôt déterminée, en raison de sa fortune et de ses facultés, et que rien au delà ne puisse être exigé de lui. Il faut aussi que des lois spéciales fixent et limitent les dépenses de nos armées de terre et de mer...

«En résumé, sans les diverses lois dont on vient de voir la nécessité, il n’y a pour l’empire ni force, ni richesse, ni bonheur, ni tranquillité ; il doit au contraire les attendre de ces lois nouvelles...»

Enfin le hatt ajoute plus loin: «Comme tous les fonctionnaires de l’empire reçoivent aujourd’hui un traitement convenable, et qu’on régularisera les appointements de ceux dont les fonctions ne seraient pas suffisamment rétribuées, une loi rigoureuse sera portée contre le trafic de la faveur et des charges (richvet) que la loi divine réprouve, et qui est une des principales causes de la décadence de l’empire.»

On ne pouvait en vérité stigmatiser en termes plus précis les abus que nous avons énumérés précédemment. Reschid pacha était allé jusqu’au bout dans la voie des aveux. Avec une franchise qui l’honore, il exposait sans réticence les maux dont souffrait l’empire et l’état d’anarchie financière qui existait au temps de Mahmoud. En agissant ainsi, il semble bien qu’il ait voulu entraîner son souverain à des engagements vis-à-vis de l’Europe, non pas seulement solennels, mais définitifs,

Nous avons déjà eu plusieurs fois l’occasion de prononcer le nom de Reschid; bien qu’il ait joué le rôle le plus important dans le mouvement réformiste sous Abd-ul-Medjid, d’autres hommes d’Etat ont également joint leurs efforts aux siens et ont concouru à son accélération. A côté du sien, trois noms méritent d’être inscrits en lettres d’or dans l’histoire du Tanzimât, soit qu’on les rencontre ensemble occupant en même temps le pouvoir, soit isolément et investis tour à tour du grand-vizirat. Reschid, Riza, Aali et Fuad, tels sont les noms des champions les plus célèbres de la cause du progrès en Turquie. Et avant d’entreprendre l’examen des améliorations financières dues à leurs efforts, le moment nous semble opportun de nous arrêter un instant près de ces amis du progrès, des meilleurs patriotes que la Turquie ait jamais produits.

Aux débuts du Tanzimât, l’action de Reschid et de Riza est souveraine: ils sont les dépositaires sans conteste de la confiance du sultan; ils détiennent les pouvoirs les plus étendus pour procéder aux innovations prescrites par la Réforme. Les deux derniers, Aali et Fuad, n’apparaîtront que plus tard sur la scène politique; mais ils n’en seront pas moins, au début de leur carrière politique, les collaborateurs dévoués des premiers, leurs auxiliaires les plus intrépides et les plus intelligents, jusqu’à ce qu’à leur tour ils prennent la tête du mouvement et deviennent, à la fin du règne d’Abd-ul-Medjid et durant les dix premières années de celui de son successeur, les véritables continuateurs de la cause de la civilisation dans l’empire. Leur influence à tous les quatre sur les destinées de la Turquie est telle, qu’il nous paraît indispensable de dire quelques mots sur leurs origines et leur caractère.

Reschid naquit au commencement du siècle (1802). Tout jeune encore, il occupe des emplois élevés au Divan, et c’est à l’âge de trente-deux ans qu’il fut envoyé comme premier ambassadeur de la Turquie en France. «Son arrivée à Paris fit sensation, raconte Ubicini. C’était le premier ambassadeur turc que l’on eût vu en France depuis la mission de Mohammed-Said-Ghalib en 1802. L’air dégagé du jeune diplomate, sa vivacité, la finesse de ses reparties, le laisser-aller de ses manières, si éloignés de l’idée qu’on se faisait d’un envoyé du Grand-Turc, produisirent une sorte d’engouement. Il fut pendant deux hivers le lion de la saison. Il était de toutes les réunions; il donna des fêtes qui furent citées. En même temps qu’il se montrait assidu au château, chez les ministres, aux soirées des diplomates, il ne dédaignait pas les réunions plus familières. Il fréquentait les foyers des théâtres; il se liait avec les littérateurs en renom, les journalistes, les critiques. Il demanda un maître français à Jules Janin, qui le renvoya à Mlle N. de l’Opéra .»

Envoyé ensuite à Londres en même qualité, le libéralisme anglais achevait de façonner ce jeune cerveau, où les idées épandues en France à la suite de la Révolution de Juillet avaient laissé une si profonde empreinte. C’est de Londres qu’il est rappelé, en 1837, par le grand-vizir Pertew qui lui confie le ministère des affaires étrangères. Une année après, au retour d’une mission qui lui fut confiée en Europe, il s’arrête à Rome et demande une audience au pape. Cette dernière démarche est l’indice le plus significatif de la transformation qui s’est déjà opérée dans l’âme de Reschid. Il était ministre des affaires étrangères quand Abd-ul-Medjid montait sur le trône. Et lorsque le Hatti-Chérif fut publié, pour tous les ambassadeurs présents à sa lecture, c’est lui qui passe pour son réel inspirateur.

Riza pacha a joué un rôle prépondérant au cours de la Réforme, comme réorganisateur de l’armée, en s’inspirant du système de recrutement moderne et en y adaptant la discipline et la hiérarchie des armées européennes. «L’origine de sa fortune semblerait extraordinaire partout ailleurs qu’en Turquie, dit Ubicini . Un jour, vers la fin de 1825, le sultan Mahmoud, traversant le bazar égyptien à Constantinople, remarqua dans une boutique un jeune garçon d’une vingtaine d’années dont la physionomie intelligente et heureuse lui plut. Il s’arrêta et lui demanda son nom. Riza fut la réponse. «Eh bien donc, suivez-moi, Riza bey», reprit le monarque. C’est ainsi que le jeune apprenti quitta son humble boutique pour le palais du sultan, dont il devint le favori». Il était seraskier en 1854, au moment de la guerre de Crimé. Hussein Avni pacha achèvera l’œuvre commencée par Riza; avec le concours d’une mission d’officiers français, il complètera la modernisation de l’armée ottomane.

Le ministre des affaires étrangères de la Porte, chaque fois que Reschid est grand-vizir, celui dont le nom semble associé étroitement à la fortune de ce dernier, Aali pacha, était «un homme malingre, chétif, très instruit d’ailleurs, que son expérience des affaires et sa douceur naturelle rendaient très propre à l’emploi élevé qu’il occupa du temps de Reschid» et à ceux qu’il remplira sous le règne d’Abd-ul-Aziz. Son éducation s’était faite toute entière en Turquie. Moins enclin vers le modernisme que son ami, il paraîtra toujours plus hésitant que lui dans les applications de la réforme. Il était de ceux «qui estiment que le Tanzimât, pour s’implanter dans les habitudes du pays, ne doit pas être une importation étrangère, mais une réforme dans le vrai sens du mot, c’est-à-dire un retour à la forme primitive, que deux siècles d’anarchie et de désordre avaient altérée. Il s’agit moins, suivant eux, de créer de nouvelles institutions, que de corriger et de modifier les institutions existantes dans le sens des relations et des aspirations nouvelles de la Turquie» . Il était de ceux qui veulent gouverner avec le Coran, voire même contre le Coran, c’est-à-dire contre ses interprétateurs infidèles et ses commentaires faussés et erronés, mais toujours suivant l’esprit du Coran et de conformité avec lui. D’accord en cela avec les conseils qu’adressait à la Porte le prince de Metternich en 1841, il pensait qu’il était nécessaire avant tout «d’établir le gouvernement sur le respect des institutions religieuses qui forment l’assise fondamentale de l’existence de l’empire... qu’il ne fallait pas emprunter à la civilisation européenne des institutions qui ne cadraient pas avec celles de la Turquie». Il voulait rester Turc, en un mot, tout en se servant de ce que la loi religieuse émanée du Coran offre de facilités pour être tolérant, et par-dessus tout pour mettre un terme à tous les désordres qui affligeaient l’administration ottomane depuis si longtemps.

Aali pacha sera entraîné souvent hors des limites du programme qu’il s’était tracé ; et c’est le hardi novateur qui a nom Fuad, le véritable héritier de la politique franchement novatrice de Reschid, qui sera la cause de cette déviation.

Comme Reschid, Fuad pacha avait débuté dans la diplomatie, et comme lui, les succès qu’il remporta dans les diverses missions qui lui furent confiées à l’étranger, le mirent bientôt en évidence. En 1844, il est chargé par la Porte d’aller complimenter la reine Isabelle II, qui avait atteint sa majorité. Il se fait aussitôt remarquer par ses manières aimables et une pointe de galanterie qui obtinrent d’autant plus de succès qu’elles se rencontraient chez un envoyé de la Porte. «Il parlait le français à merveille, nous dit Ubicini, faisait des mots comme M. de Talleyrand..,.. Fuad, ajoute-t-il, est le diplomate turc par excellence. S’il surgit une difficulté entre la Porte et un gouvernement voisin, si des troubles éclatent à l’intérieur et nécessitent une intervention pacifique de la part du Divan, vite on a recours à Fuad. Mais la flexibilité même de son esprit, la politesse toute française dont il se pique, ses habitudes de laisser-aller, sa tolérance excessive ne laissent pas toujours à son action le degré d’autorité nécessaire pour obtenir un résultat sérieux.» Aussi vaillant et courageux que bon diplomate, on le vit conduire les soldats contre des rebelles, et même charger à leur tête. Dans un engagement où Fuad avait payé bravement de sa personne, un soldat s’étant aperçu qu’il ne portait pas à son fez la plaque de cuivre qui distingue les militaires en Turquie, arracha la sienne et lui dit en la lui présentant: «Effendim, je viens te dire, au nom de mes camarades, que nous te reconnaissons pour un des meilleurs soldats de l’armée du padischah; cependant nous ne voyons pas de férahi sur ton fez; accepte le mien, tu lui feras honneur. — Effendim, répondit Fuad, je l’accepte avec plaisir, et il sera conservé précieusement dans ma famille .»

Le rôle de Fuad, comme nous le disions plus haut. sera beaucoup plus important sous le successeur d’Abd-ul-Medjid; il s’affirmera à la fois et dans la politique générale de son pays, et dans l’œuvre de la Réforme et dans les finances ottomanes. Son nom reviendra souvent à côté de celui d’Aali pacha, et les actes qui émaneront de lui dans la suite nous permettront de le mieux juger et d’apprécier plus exactement et à leur juste valeur les résultats de son gouvernement sur les finances du pays.

Tels sont les précieux concours que le jeune sultan Abd-ul-Medjid emploiera au cours de son règne, tels sont les acteurs les plus remarquables qui figureront sur la scène du Tanzimât. Il nous reste maintenant à analyser leurs actes et à voir comment les uns et les autres se comporteront dans l’œuvre de rénovation financière de la Turquie, tâche principale qui incombe à leur intelligence et à leur énergie.

Durant les deux premières années — 1839-41 — que Reschid pacha détient le pouvoir, la Réforme passe de la théorie à la pratique avec la plus louable persévérance, et cela, malgré l’opposition très vive qu’elle rencontre de la part des Ulémas. C’est ainsi qu’une sorte de conseil d’Etat est institué, qui en s’élargissant, deviendra plus tard le conseil du Tanzimât. On lui confie la mission d’élaborer les lois nouvelles conformes à l’esprit du Hatti-Chérif. L’édit impérial avait flétri l’iltizam; c’est à l’affermage des impôts que s’appliqueront les premières réformes. Les fermes sont abolies, et on envoie dans chaque province des receveurs généraux chargés d’effectuer la perception directe. Cette mesure était par trop précipitée; elle aurait dû être précédée d’une organisation administrative des provinces. Le gouvernement s’apercevra bien vite de son erreur: il entreprendra aussitôt cette œuvre gigantesque, et par des tâtonnements successifs, il aboutira enfin à l’importante loi sur les vilayets de 1864, encore en vigueur de nos jours.

Une importante concession est octroyée aux chrétiens à l’occasion de la perception du haradj. Au lieu d’être confiée à la brutalité des anciens collecteurs, il est décidé que ce seront les chefs des différentes communautés religieuses qui seront dorénavant chargés de son recouvrement.

Un code pénal fut également promulgué, pour mettre un terme aux violences, exactions, concussions, confiscations et autres méfaits du même genre dont les agents de l’autorité et l’autorité elle-même étaient coutumiers avant le Tanzimât. Ces mesures prohibitives étaient accompagnées des commentaires suivants: «Sa Hautesse s’étant engagée à ne faire périr ni publiquement ni secrètement, soit par le poison ou tout autre genre de mort, aucun criminel, il ne sera permis à aucun fonctionnaire de l’empire de faire périr qui que ce soit, etc., etc. Sa Hautesse s’étant abstenue d’usurper les biens et les propriétés d’aucun particulier, il n’est permis d’engager qui que ce soit à vendre ses propriétés pour s’en emparer injustement.»

Ces naïfs aveux sur les abus passés attestent le degré d’incohérence qui existait auparavant dans la législation ottomane, et à quel point étaient exposées la vie et la fortune des particuliers avant Abd- ul-Medjid.

Malgré une tentative de réaction qui survint à la fin de 1841, et qui amena la retraite temporaire de Reschid pacha, le Tanzimât reprend bientôt sa marche en avant deux années après, et voici en quels termes le sultan contresignait à nouveau le hatt de Gulkhané : «Le sultan, notre maître à tous, est venu parmi nous comme au milieu d’une famille dont la joie fait sa joie, dont les douleurs sont les siennes. Il connaît trop les obligations que la divine Providence lui impose, pour ignorer ce qu’il doit à son peuple, ce qu’il doit au nom de ses ancêtres, ce qu’il se doit à lui-même... Musulmans, chrétiens, israélites, vous êtes tous les sujets d’un même empereur, les enfants d’un même père. S’il est parmi vous des opprimés, qu’ils se montrent, l’intention bien formelle de Sa Majesté étant que les lois qui sauvegardent la vie, l’honneur et les biens de tous ses sujets soient strictement observées dans son empire... Musulmans ou chrétiens, riches ou pauvres, fonctionnaires civils, militaires ou religieux, que tout sujet ottoman ait donc pleine confiance dans le souverain qui tient la balance égale pour tous; que tout coupable tremble, que tout homme de bien, tout bon serviteur attende sa récompense. »

Cette allocution prononcé par Riza pacha, ayant à ses côtés Reschid pacha, revenu au pouvoir, démontrait les bonnes intentions du sultan; elles étaient comme une ratification des plus expresses de la charte de 1839.

Ce qu’il importe le plus d’en retenir, c’est la manière dont sont traités les raïas. Quelle différence avec les appellations anciennes, du temps même de Mahmoud. Le jour approche — il n’est pas très éloigné — ou l’égalité entre tous les sujets ottomans, tout au moins devant l’impôt, sera proclamée: dans quelques années, le Hatti-Humayoun la consacrera solennellement.

C’est sous le ministère de Riza pacha et de Reschid pacha que l’idée d’une consultation populaire, déjà en germe dans le hatt de Gulkhané, vint à l’esprit des membres du Divan. Des députés musulmans et chrétiens furent convoqués à Constantinople, et pour la première fois on vit sous le régime du despotisme le plus absolu, des délégations provinciales se réunir et délibérer dans la capitale de la Turquie.

Comme il fallait s’y attendre, cette assemblée de notables des provinces ne donna pas les résultats qu’on aurait pu en espérer. Le pouvoir dictatorial des pachas-gouverneurs avait brisé pour longtemps toute velléité d’indépendance individuelle, et l’effroi du pouvoir de Constantinople, quelle que fût la douceur de celui de Reschid, retenait figés sur les lèvres des délégués provinciaux les aveux de souffrance et leurs idées de réforme.

A cette occasion, M. William N. Senoir rapporte une conversation curieuse qu’il eut avec un ancien membre de ces délégations, M. Calvert, député des Dardanelles. «Il apportait une longue liste de vœux et de plaintes. On les garda, lui et ses collègues, durant deux mois à Constantinople, aux frais du sultan; après quoi ils furent appelés à une audience à laquelle présidait Soliman pacha, alors président du conseil des réformes. Le sultan Abd-ul-Medjid était présent derrière une jalousie. Soliman pacha s’adressant au souverain lui dit: Ces quatre cents braves Turcs, députés de toutes les provinces de Votre Majesté, déclarent qu’ils sont très heureux sous le gouvernement qu’elle leur donne, et qu’ils forment seulement quatre vœux. D’abord, comme les taxes sont recueillies au printemps, et qu’ils n’ont pas d’argent avant la récolte d’automne, ils voudraient que la perception fût différée jusqu’à l’automne. Ils désireraient de plus que les dîmes fussent prises en nature, au lieu d’être en argent comme elles le sont maintenant, d’après un tarif de valeurs fixé arbitrairement par le collecteur. Ils demandent encore qu’on établisse des routes qui leur permettront de transporter leurs produits au marché. Enfin, ils souhaitent que des ports soient creusés le long des côtes. Toutes requêtes que Votre Majesté a daigné admettre. En conséquence, je leur ai annoncé : 1° qu’à l’avenir les taxes seront perçues en automne; 2° que les dîmes seront prises en nature; 3° que des routes seront faites immédiatement partout dans l’empire; 4° que des ports seront creusés immédiatement le long de la côte.»

De ces quatre promesses, ajoute M. Senoir, la seconde seulement a été tenue; les taxes sont toujours perçues au printemps, il n’y a pas de routes, et il n’y a pas de ports .

En dehors de l’opposition plus ou moins ouverte du corps des Ulémas aux tentatives réformatrices des ministres d’Abd-ul-Medjid, un obstacle des plus sérieux qui en paralysait le développement, c’était l’absence d’un personnel subalterne suffisamment préparé et ayant les aptitudes nécessaires pour pouvoir seconder le pouvoir dans ses innovations. Aucune institution, aucune école supérieure n’existaient encore où l’on aurait pu recruter les nombreux fonctionnaires que la réforme financière exigeait. Entre les chefs du pouvoir et le peuple, pas d’intermédiaire intelligent et instruit pour transmettre les ordres, approprier les règlements aux circonstances, prendre à l’occasion les initiatives hardies, seconder en un mot le pouvoir et la Réforme avec adresse, à l’aide d’un jugement sur et éclairé. Cette absence de concours explique les hésitations, les fluctuations et les oscillations du pouvoir que l’on s’étonne parfois de rencontrer si souvent à l’origine du Tanzimât. Il explique également ces brusques retours en arrière qui font croire un instant que le Tanzimât va sombrer tout à coup, emporté par quelque tempête soudaine et malgré les efforts de celui qui le dirige: tel un navire qui périt, non par la faute du capitaine, qui est intelligent et courageux, mais par la faiblesse de l’équipage, ignorant ou indiscipliné.

Une autre raison d’incohérence qu’on relève dans la marche en avant du Tanzimât, c’est, comme nous le disions plus haut, que les changements si radicaux dans la perception de l’impôt, par exemple, la substitution de la perception directe à l’affermage, avaient anticipé au lieu d’en être la conséquence, la réorganisation complète de l’administration provinciale. Forcément, des désordres allaient survenir qui ne manqueraient pas de soulever les récriminations des uns, de justifier l’opposition des autres, et de jeter chez tous la lassitude et le découragement.

Fort heureusement pour la Réforme que ceux qui l’avaient entreprise étaient des hommes de trempe vigoureuse, dont l’énergie semblait s’irriter encore davantage au contact des résistances qui s’annonçaient un peu partout. S’il était compliqué et presque impossible de façonner immédiatement un personnel apte à remplir d’une manière satisfaisante la mission que la Réforme lui imposait, en revanche, l’on pouvait procéder immédiatement à la réorganisation des provinces et préparer une bonne loi sur l’administration intérieure. Cette loi fut promulguée le 28 novembre 1852; bien qu’elle n’ait été qu’une loi provisoire qui ne fut appliquée que durant quelques années, puisqu’en 1864 apparaît une autre loi sur les vilayets, et celle-ci plus complète et définitive, elle n’en a pas moins une importance suffisante pour mériter une courte analyse.

On peut appeler cette loi: la loi de séparation des pouvoirs supérieurs de la province. Sous le règne de Mahmoud et sous celui de ses prédécesseurs, nous avons constaté dans l’intérieur des livas et placé à sa tête l’existence d’un pouvoir unique, celui du gouverneur, à la fois chef de l’armée, fermier et collecteur de l’impôt, investi de tous les pouvoirs civils et militaires les plus étendus. «Le gouverneur, nous dit M. Engelhardt, était plutôt un vice-roi, investi des attributions du souverain, ayant droit de vie et de mort, disposant de la force armée, levant les impôts pour son compte, édictant des taxes, des prohibitions, les modifiant à son gré, usant à son profit de toutes les ressources de son domaine temporaire.»

Au début du Tanzimât, on avait placé à côté du gouverneur militaire de la province, qui restait toujours le chef suprême, un receveur général ou defterdar, chargé de la perception de l’impôt; on l’appelait encore percepteur (mohassil), ou agent du Trésor (malmudir), selon qu’il résidait dans l’arrondissement ou les cazas.

D’autre part, l’esprit du Hatti-Chérif visait à réduire le plus possible les pouvoirs du gouverneur, et principalement à mettre le plus d’obstacles aux abus d’autorité dont avaient eu à se plaindre trop fréquemment les habitants des provinces, et tout spécialement les raïas. Mais ces instructions avaient été suivies par trop à la lettre, et la peur de déplaire à l’autorité centrale de Constantinople, l’exemple du châtiment infligé au pacha d’Andrinople, convaincu d’avoir fait exécuter des chrétiens sans les avoir fait passer par jugement, infraction des plus formelles au Hatti-Chérif de Gulkhané et qui avait entraîné pour le pacha la peine capitale, tout avait contribué à amener un relâchement dans l’autorité, et il s’en était suivi des désordres assez graves dans les provinces pour compromettre la sécurité des habitants. Il importait de réagir au plus vite et de renforcer un pouvoir par trop détendu. La loi de 1852 élargit les pouvoirs du gouverneur ou vali, et place sous ses ordres les agents du Trésor, ainsi que les conseils des livas et cazas; quant aux individus coupables de crimes ou délits, ils pouvaient être jugés dans leur pays, et ceux qui, après jugement, étaient condamnés à mort, devaient être exécutés sur place, au lieu d’être dirigés sur Constantinople, comme cela se passait depuis le Hatti-Chérif. Enfin la force militaire est confiée à un général, avec droit de réquisition de la part du vali. En résumé, la nouvelle loi sur les vilayets réalisait la séparation des attributions des pouvoirs provinciaux, en les partageant en pouvoirs civils, administratifs, militaires et judiciaires. C’était là un progrès sensible sur le passé, un pas en avant très marqué, une adaptation très visible à la Turquie des institutions européennes et de celles de la France en particulier.

L’arrivée de la mission du prince Mentchikoff à Constantinople, la guerre de Crimée qui en fut la conséquence, vont détourner l’attention du gouvernement et la diriger vers le grand danger qui menace la sécurité de l’empire.

A cet instant si critique pour l’avenir du pays, si nous regardons en arrière et si nous mesurons le chemin qu’ont parcouru le système fiscal et l’administration financière de la Turquie depuis que le Tanzimât a fait son apparition et que les hardis novateurs qui s’appellent Reschid, Riza, Aali et Fuad, ont poussé si vigoureusement le char de l’Etat dans les voies de la Réforme, nous pouvons déjà apprécier toute l’étendue de la distance franchie. Que d’améliorations et de progrès en un si court espace de temps! Partout les plus heureux indices témoignent chez le gouvernement l’ardeur la plus vive de transformer des habitudes définitivement condamnées et de chasser de partout les vices dénoncés et à jamais flétris! Depuis les traités de commerce de 1838, les monopoles odieux et abusifs ont disparu, et le commerce ne rencontre plus les entraves antérieures qui le rendaient jadis si laborieux; le régime des confiscations a cessé, et on ne signale de la part de l’Etat et des gouvernements aucune de ces appropriations illicites des fortunes particulières, alors qu’elles étaient, il y a quelques années à peine, si fréquentes et si impudentes.

La perception de la capitation a reçu des adoucissements considérables: elle n’appartient plus aux anciens collecteurs d’impôts; elle est confiée aux chefs des différentes communautés religieuses de l’empire. On sent que partout, au règne de l’inquiétude et de la terreur, a succédé celui de la tranquillité et de la justice. Et symptôme des plus réconfortants, on s’aperçoit que malgré la résistance la plus opiniâtre de la part des Ulémas, chaque jour affirme un progrès de plus, un pas en avant vers l’égalité civile entre chrétiens et musulmans. Les édits impériaux et les sincères efforts des ministres du sultan poursuivent sans relâche cette fusion des diverses sectes, qui apparaît comme le salut et la régénération de l’empire; et les chrétiens respirent en Turquie une atmosphère de plus en plus rassérénée, tandis qu’elle était, la veille encore, si lourde et si sombre.

Deux faits dignes de remarque, et que nous avons empruntés au livre d’Ubicini, prouvent à quel point de détente en étaient arrivées les relations entre raïas et musulmans.

Méhémet Kibrisli, un des hommes d’Etat les plus distingués du temps d’Abd-ul-Medjid, et qui prêta un concours dévoué au Tanzimât, avait été envoyé à Andrinople comme gouverneur, quelque temps avant la guerre de Crimée. Placé au centre des populations grecques, le pachalik d’Andrinople acquérait à ce moment une très grande importance par la possibilité d’un soulèvement qu’on y pouvait redouter, grâce aux intrigues de la Russie. A peine arrivé au siège de son gouvernement, Méhémet convoque aussitôt les autorités et les notables de la ville pour leur donner lecture du firman d’investiture. «Plus de quarante mille spectateurs musulmans, chrétiens, israélites, s’étaient joints à la réunion officielle. Après la lecture du firman, le nouveau gouverneur prit la parole. Il commença à rappeler aux Grecs et aux autres raïas les bienfaits dont ils jouissaient depuis le Tanzimât; puis s’adressant aux enfants du Prophète, et leur rappelant ce beau précepte de leur religion qui leur dit en parlant des raïas: Leur vie est votre vie, leurs biens sont vos biens, leur honneur votre honneur... Si donc, continua-t-il, un seul cheveu tombait de la tête d’un raïa, si une épingle qui lui appartient était égarée, s’il avait à souffrir d’une parole, d’un geste, d’un regard de mépris, nous en serions responsables devant Dieu. Et se tournant vers le mufti et les imans qui étaient présents: Vous qui êtes les docteurs de la loi, reprit-il, dites-le vous-mêmes, sont-ce les commandements de notre loi, sont-ce les préceptes de notre religion? — Oui, répondirent-ils tous, ce sont les commandements de la loi, ce sont les préceptes de la religion musulmane. — Ainsi, poursuivit Méhémet, c’est pour nous un devoir, un devoir religieux, de protéger et d’aimer les raïas. Nos cultes sont différents; mais si, obéissant à la voix de leur conscience, tandis que nous nous rendons pour prier à la mosquée, les chrétiens vont à l’église et les juifs à la synagogue, nous n’en sommes pas moins tous, juifs, chrétiens et musulmans, les serviteurs d’un Dieu unique, les sujets, c’est-à-dire les enfants du même souverain, c’est-à-dire que nous sommes tous frères.» Il serait difficile de rendre, ajoute Ubicini, l’enthousiasme produit par cette allocution.

Quelques années avant, au mois de février 1847, Chékib effendi fut envoyé à Rome pour féliciter le nouveau pape Pie IX de son avènement au trône pontifical. Voici le discours que prononça dans cette circonstance l’envoyé de la Porte: «De même qu’anciennement la reine de Saba avait salué le roi Salomon, de même l’envoyé de la Sublime-Porte vient saluer le pape Pie IX au nom de son monarque. Les merveilles et les sublimes actions de Sa Sainteté ayant non seulement rempli l’Europe de ses louanges, et s’étant répandues au loin dans toutes les contrées de l’univers, mon puissant monarque m’a honoré de la mission de présenter à la sublime personne du pape ses plus cordiales félicitations pour son élévation sur le siège de Pierre. Bien que depuis des siècles il n’ait existé entre Constantinople et Rome aucune relation amicale, mon puissant empereur désire vivre en amitié avec Votre Sainteté. Il a pour votre personne vénérable la plus haute estime, et il saura protéger les chrétiens qui habitent ses vastes Etats.»

Ce langage tout nouveau révèle bien un état d’âme entièrement modifié, quand on pense qu’au temps de Mahmoud, on employait les termes les plus vils pour qualifier le pape dans les actes de la chancellerie ottomane.

Sans doute, toutes les provinces de l’empire sont loin d’avoir bénéficié à un égal degré des bienfaits de la Réforme; sans doute dans les contrées plus éloignées de la capitale, l’infiltration des idées nouvelles s’accomplit plus lentement en rencontrant mille obstacles pour en contrarier la circulation bienfaisante et réparatrice; toutefois les progrès sont visibles et le développement du Tanzimât s’effectue malgré tout et contre tous. C’est ainsi que le trafic des charges, cette honte de l’administration ancienne, n’étale plus le scandale de sa corruption. Si l’affermage des impôts subsiste encore, du moins les tempéraments qu’on y a apportés ont rendu les vexations et les extorsions beaucoup moins effrontées qu’auparavant. Enfin, les bases d’une solide administration des provinces sont jetées; elles permettront plus tard d’y édifier les institutions qui les régissent encore aujourd’hui.

Est-ce à dire que l’ancien état de choses ait disparu tout à fait? Est-ce à dire que tous les abus soient supprimés dans le système fiscal, et que l’administration financière soit entièrement modernisée? Hélas! nous sommes encore loin d’un état pareil; que de temps et d’efforts il faudra dépenser pour y arriver. L’obstacle le plus redoutable contre la Réforme, c’est celui qu’elle rencontre de la part des Ulémas. Partout la bonne volonté du sultan et celle de ses ministres se heurtent à la résistance des interprètes du Coran, qui persistent à rester intolérants et exclusifs. Cette volonté manifeste, secondée par les hommes que nous avons signalés, est seule à vouloir inaugurer malgré tout le progrès, et dans ses essais loyaux, elle ne rencontre que fort rarement des auxiliaires dévoués et intelligents. C’est principalement l’acheminement vers l’égalité du raïa et du musulman devant l’impôt, l’effort tenté pour sa réhabilitation qui soulèvent le plus de colères. Que de patience il faudra déployer, que de résistances il reste à vaincre pour en arriver à habituer le musulman orgueilleux à considérer son voisin le raïa comme son égal devant le fisc, et à le dégager définitivement de sa position ravalée et déchue!

Le Tanzimât va-t-il tout au moins, au cours de sa gestation laborieuse, rencontrer des encouragements dans une amélioration visible de la prospérité générale du pays? L’état matériel de la Turquie témoigne-t-il d’un mieux sensible? Y a-t-il proportion entre les efforts déployés et les résultats acquis? La richesse publique augmente-t-elle? Les finances de l’empire attestent-elles une situation réellement satisfaisante? Tous les auteurs qui se sont occupés de cette période de l’histoire ottomane sont unanimes à répondre par la négative. Un des moins suspects de partialité, M. Engelhardt, s’exprime ainsi: «La pénurie du Trésor était extrême et l’on reprochait au gouvernement de percevoir les impôts par l’entremise des banquiers, qui en absorbaient la meilleure part. L’on ne remontait point aux causes de la crise qui menaçait de désorganisation les services publics.» Et l’auteur les énumère ainsi: «Ces causes, elles peuvent être ramenées à ces trois chefs: introduction dans la circulation de monnaies altérées et de papiers ne répondant à aucune valeur métallique; absence de budget sérieux, c’est-à-dire manque de méthode dans le mouvement des fonds de l’Etat, et imperfection des procédés d’administration au moyen desquels se maintient l’équilibre entre les recettes et les dépenses.» Plus loin, en exposant les pratiques et les expédients du gouvernement au point de vue financier sous le règne d’Abd-ul-Medjid, nous apprécierons le bien-fondé de ces affirmations. Ecoutons encore ce que disait l’ambassadeur d’Angleterre, lord Redcliffe, au cours de l’année 1852, dans un banquet qui lui fut offert par les négociants anglais au moment de son départ de Constantinople : «Je dois ajouter avec la plus vive douleur, disait l’orateur, que des indices d’erreur et de faiblesse se font voir de plus d’une part, que l’énergie du gouvernement se trouve entravée par de grands embarras financiers, et que même la grande charte du progrès ottoman est, jusqu’à un certain point, discréditée par la négligence de l’exécution, ou plutôt par la non-exécution de ses promesses. Ce n’est pas que je veuille mettre en doute les intentions du gouvernement, ou bien insinuer que je désespère de la restauration finale de l’empire; mais il n’est que trop vrai que jusqu’ici la corruption, la cupidité, l’intrigue ont été un obstacle à la marche du progrès.»

Ces paroles étaient d’autant plus graves que lord Stradford de Redcliffe joignait à une nature droite une connaissance profonde de la Turquie. Il avait su conquérir un grand prestige, en feignant de considérer ou en considérant réellement la bonne foi de la Turquie toujours comme hors de question. C’est le même ambassadeur qui poursuivait le but de faire des consuls anglais dans l’intérieur des sortes d’inspecteurs ou de contrôleurs, pour surveiller l’application des réformes. «Les pachas, dit Saint-Marc Girardin, trouvaient dans leurs provinces un consul anglais qui se faisait malgré eux leur coadjuteur et qui était impitoyable à les aider dans les exécutions des réformes qu’ils ne voulaient pas.»

On conçoit quel retentissement pouvait avoir à l’étranger et au sein du gouvernement ottoman une critique aussi sévère de la situation présente de la Turquie, sortant de la bouche d’un homme aussi respecté et redouté.

Mais la plus grande entrave à la réforme, nous l’avons déjà dit et nous ne saurions trop le répéter, provenait de l’ignorance des fonctionnaires, la plus grande des plaies de l’administration ottomane. Cet aveu, M. Ubicini l’avait recueilli de la bouche même d’un haut fonctionnaire ottoman, peu après le jour où l’ambassadeur britannique avait prononcé les paroles si décourageantes que nous venons de citer.

«Comment en serait-il autrement? ajoute-t-il. Le principe de l’égale admissibilité à tous les emplois a existé de tout temps chez les Turcs. Cela a son beau côté. Nulle part vous ne verrez l’égalité plus en honneur. Ce n’est pas une théorie, c’est un fait... Mais cela a aussi des inconvénients. Comme aucune loi, aucun règlement ne fixe les conditions d’âge, d’aptitude, de moralité, le hasard et l’intrigue décident de tout. Il ne faut qu’un moment pour monter de l’état le plus humble aux premières dignités de l’empire. Passe encore si l’on faisait d’un batelier un capitan-pacha; mais on lui donnera le gouvernement d’une province. Si de telles anomalies ne sont pas rares dans les hautes sphères, en ira-t-il mieux dans les rangs inférieurs de l’administration? Tel mudir de district a été tchiboukji chez le gouverneur de la province; tel directeur de la douane a rempli l’office de palefrenier. Que peut-on attendre de pareils choix?... L’instabilité des emplois, résultat des intrigues qui se croisent en tout sens autour de chaque homme en place, est une autre source de désordre .»

Telles sont les ombres qui persistent à ternir l’éclat de la Réforme et à obscurcir son rayonnement soit dans l’intérieur de l’empire, soit à l’étranger, auprès de ceux qui en suivaient attentivement l’action bienfaisante, et s’irritaient de sa lenteur et parfois de son inertie.

Durant les trois années de la guerre contre la Russie, de 1853 à 1856, la marche de la Réforme va subir forcément un temps d’arrêt. Mais si la guerre de Crimée interrompt son mouvement et en détourne entièrement l’attention du gouvernement ottoman, par contre, elle joue un rôle considé rable dans l’histoire des finances ottomanes, en ce sens qu’elle fut la cause immédiate des premiers emprunts contractés par la Turquie à l’étranger, et en second lieu parce que c’est à elle qu’on doit la publication du Hatti-Humayoun du 18 février 1856, édit impérial qui élargit et-complète la charte de Gulkhané et imprime au Tanzimât une accélération des plus intéressantes à étudier.

Essai sur l'histoire financière de la Turquie

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