Читать книгу La jeunesse d'une femme au quartier latin - Albert CAISE - Страница 4

Оглавление

II
BULLIER

Table des matières

«Pomaré, Maria, Mogador et Clara,

«Les reines de Mabille.»–NADAUD.

Un Anglais, Tinkson, ouvrit à Paris, l’an de grâce 1788, un bal en plein vent, entouré de cabanes où l’on débitait des raffraîchissements. L’enfant d’Albion s’associa postérieurement avec un nommé Fillard et substitua aux baraques en chaume (d’où le nom de Chaumière donné dès le principe à l’établissement), un aménagement moins primitif. Sous l’empire, la Chaumière fit les délices du troupier; en1814, elle joignit à ses attraits un tir au pistolet et des montagnes russes; en1830, étudiants et étudiantes s’y établirent et y décernèrent la palme des danses échevelées à Clara Fontaine, la véritable créatrice du cancan. M. Lahire fut le dernier propriétaire de la Chaumière, il y conduisait les danses; mais tout ici-bas a une fin, même la Grande Chaumière, qui disparut après soixante années de vogue.

Si tout le monde n’a pas connu la Grande Chaumière, tout le monde en a entendu parler. Bon nombre d’étudiants d’il y a30ans, qui siégent, graves et solennels aujourd’hui, sous la toque et le rabat d’un juge de canton, maints disciples d’Esculape, à présent docteurs à barbe grise, pourraient nous avouer, s’ils osaient, que les cours de la Grande Chaumière étaient suivis quelquefois bien plus assidûment que ceux de l’école de droit ou de l’école de médecine. Mais laissons-les en paix. Le diable, en devenant vieux, ne se fait-il pas ermite? La Grande Chaumière est la sœur aînée du bal où nous allons introduire le lecteur.

Ce bal, on l’appela, tour à tour, Prado, Closerie des Lilas et plus communément Bullier, du nom de ron fondateur: Théodore Bullier.

Je ne suis pas un de ces autoritaires qui, persuadés de l’infaillibilité de leur jugement, veulent imposer une volonté, mais j’ai toujours déploré, et je déplorerai toujours, ces sortes de réunions populaires connues sous la dénomination de bals publics. Malheureusement ces tumultueuses assemblées ont trouvé sans cesse en France grâce et protection! Si vous prétendez encore qu’on peut refuser à certains savants, à quelques philosophes, à des littérateurs, l’autorisation d’ouvrir un cours d’adultes ou de faire des conférences, je crierai à l’arbitraire, car «liberté pour, tous» c’est ma devise. Mais libertés absolues pour le dévergondage, et libertés restrictives pour la diffusion de la science, oh! alors, tout mon être se révolte en face du droit méconnu et de la violation de la morale.

En effet, savez-vous ce qu’est une réunion populaire du genre de celle de Bullier? Elles se ressemblent toutes, à peu de chose près:

Dans une vaste salle, du gaz, de la musique à tour de bras, d’épais nuages de fumée de tabac, étendus d’une forte dose de poussière, que soulève une nuée d’épileptiques sautant, cabriolant, se heurtant, levant les jambes, les bras, se tortillant le corps, avec des éclats de voix à vous faire perdre l’ouïe, voilà! Et, dans ce pêle-mêle de convulsionnaires, c’est à qui inventera les grimaces les plus effroyables, les gestes les plus cyniques; ici, l’un cherche à se donner l’air d’un idiot accompli, comme si la nature ne l’avait déjà parfaitement doué à cet égard; là, une femme, en manière de minauderie, fort goûtée dans ces parages, exécute le grand écart, au risque de se rompre les reins. Mais, franchement, ces farouches sauvages des îles de l’Océanie qu’on nous représente, en gravures, formant des rondes infernales autour des cadavres de leurs ennemis crépitant sur la broche, ne sont pas d’un aspect plus repoussant, au costume près; et pourtant j’aime à croire que les sauvagesses bien élevées sont plus réservées dans leur maintien que certaines dames de Bullier ne sont curieuses de leur pudeur dans le cavalier seul et l’en avant deux.

La danse une fois terminée, cette foule immonde, avinée et surexcitée par la chaleur, se rue du côté des buveurs; on réclame les garçons avec des hurlements qui n’ont rien d’humain et à grand renfort de coups de poings et de bouteilles sur le marbre des tables. La gent de la serviette ne sait plus auquel entendre; alors les flots de bière ruissellent.

C’est entre deux danses qu’Aline et son compagnon pénétrèrent dans le bal. Fortuné, dès l’abord, est ébahi et ne sait plus s’il doit avancer ou reculer.

–Mais que faites-vous là, Fortuné? arrivez donc, sinon nous ne trouverons pas une table libre.

En disant ces mots, Aline entraîne son interlocuteur.

–Tiens, c’est Aline! s’écrient plusieurs jeunes gens en coudoyant Fortuné.

–Ohé! Brunette, je te retiens pour la première valse.

–Pas possible, mon ange, je suis avec mon protégé, je ne le quitte pas.

Ton protégé. oh! c’te blague! Une touche comme ça, ton protégé! Il a l’air d’être ton père, il en remontrerait, j’en suis sûr, à Satanas en personne. Pas vrai, mon vieux, que tu me cèdes la Brunette pour la valse?

Fortuné, peu familier avec des procédés de ce genre, était devenu blème de colère et s’élançait sur l’entêté valseur pour lui faire un mauvais parti lorsque Aline le retint par le pan de sa redingote.

–Ah! mon Dieu! Fortuné, restez donc tranquille; vous n’êtes pas convenable du tout en société. Oh! que je vais avoir de mal pour vous former. Gustave n’a pas voulu vous insulter et.

–Comment! interrompt Fortuné, vous ne voyez pas qu’il nous couvre de ses sarcasmes, au contraire, –ce particulier. Monsieur, vous m’en rendrez raison.

–Volontiers, cher monsieur, repartit l’autre, en riant, et le verre en main, si vous permettez. Garçon, un moss. Aimez-vous la bière? Allons, venez tous deux, il y a là-bas une table que garde mon épouse.

Fortuné était atterré.

–C’est bizarre, pensait-il, je voulais, à l’instant, sérieusement me battre avec cet individu, qu’à son jargon je prenais pour un malotru, et, en l’observant maintenant, il me semble avoir affaire à un garçon assez bien élevé et tout-à-fait bon enfant.

On approche de la table de Gustave.

–Madame, dit Aline, en s’adressant à la personne que le valseur a désignée sous le nom de mon épouse, j’ai l’honneur de vous présenter M. Fortuné, un frais débarqué de Bretagne, qui vient ici pour faire sa médecine.

–Monsieur, je vous offre mes civilités; mais vous allez être des nôtres; Gustave achève sa deuxième année, nous suivons les cliniques à présent.

–Comment! vous aussi! Madame est sans doute élève sage-femme? répond Fortuné.

–Grosse bête! dit Aline en se penchant à son oreille, sache que tu as devant toi: Olympe, une femme très-chic, qui n’a jamais fréquenté que les carabins, de sorte qu’elle a fini par en connaître sur la médecine de quoi vous en dégoiser jusqu’à demain.

Fortuné, dans cette circonstance, vit encore qu’il ne faut pas être trop prompt dans ses jugements, car justement cette Olympe qu’il a prise, en arrivant, pour une femme très-distinguée, lui apparaît maintenant sous les dehors d’une blondinette frisée, maquillée, fumant le cigare et buvant force rasades.

Le moss commandé est enfin venu.

–A votre santé, mon nouveau camarade, s’écrie Gustave, voici le moment de me rendre raison et sans rancune.

On trinqua, on but, et comme les jeunes gens se lient facilement, au second moss on se tutoyait, au troisième on s’embrassa.

Fortuné et Gustave ont eu le temps de se faire de mutuelles confidences. Gustave, grand et beau garçon de vingt-deux ans à figure énergique et intelligente, appartenait à une bonne famille de province. Son père était médecin. Moins ses longs cheveux noirs lui tombant au milieu du dos, moins surtout un énorme feutre à larges bords ombrageant sa tête, Gustave eût eu assez bon genre. Mais les jeunes gens prennent à tâche parfois de se rendre ridicules et ils appellent cela de l’originalité.

«Le pire estat de l’homme, dit Montaigne, c’est où «il perd cognoissance et gouvernement de soy.» Or, Fortuné ne s’étant pas encore livré, de sa vie, à de tels débordements, l’hésitation fit place chez lui à une assurance factice provoquée par de copieuses libations, si bien qu’il fut aussi bruyant que ses nouveaux amis. Les mœurs malsaines se communiquent vite.

Et la musique emplissait toujours la salle Bullier de ses accords, et les danses devenaient de plus en plus hideuses, et les clameurs de plus en plus assourdissantes.

une manifestation? nous connaissons ça, vous allez nous suivre.

–Mais, messieurs, s’écrie Fortuné.

–Allons, ne jouez pas le malin.

–Mais, messieurs.

–Taisez-vous, vous parlez trop, vous.

–Sur les entrefaites une voix s’écrie: à la porte! On ne sait d’où cette voix est partie, mais toute la salle, comme un formidable écho, répète: à la porte! à laporte!

–Allons, sortez, hurlent les gardiens de nos plaisirs publics, sinon, nous vous conduisons au poste.

Tout-à-coup un mouvement s’est manifesté dans la foule. Fortuné se sent comme enlevé de terre et transporté en un clin-d’œil, avec ceux qui l’entourent, à l’autre bout du bal. C’est que Gustave n’est pas resté inactif; durant l’algarade, il a recruté des amis pour donner une poussée et délivrer le mystifié1

–Ohé! ohé! Fortuné! par ici, par ici.

Fortuné reconnaît la voix de ses alliés.

–Vite, vite, sauvons-nous, ces messieurs de tout à l’heure nous cherchent, ils seraient trop heureux de nous colloquer au violon, épargnons-leur cette satisfaction.

Ils s’esquivent en hâte, et l’on se retrouve sur le boulevard, en face de cette vieille grille du Luxembourg, aujourd’hui disparue, hélas! avec les arbres séculaires qu’on voyait à travers.

La jeunesse d'une femme au quartier latin

Подняться наверх