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V
UNE AFFAIRE D’HONNEUR

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Table des matières

«Eloigne tes pas de ceux qui, dans la femme, n’honorent pas leur mère.»

Honneur à la femme,–SILVIO PELLICO.

C’en était fait, Aline est devenue la maîtresse de Fortuné.

Bien d’autres, à sa place, se fussent contentés d’offrir à la belle un copieux déjeuner, pour la mettre ensuite poliment à la porte en lui disant: au revoir; Fortuné, neuf en tout, en amour comme en affaires, prit la chose au sérieux.

En se levant, il réclame tout d’abord de la jeune femme le dénombrement de ses dettes:

–Deux mois de chambre garnie: 50francs, et deux mois de pension: 120francs; total170francs, répondit-elle.

Nous avons prévenu le lecteur que l’amant d’Aline avait quitté Paris aux vacances. Depuis cette époque, la pauvre fille était sans emploi. Néanmoins, les logeurs et restaurateurs consentirent à lui accorder un crédit de deux mois, sachant bien qu’à la rentrée des classes une femme intelligente, comme elle, ne manquerait pas de mettre le grappin sur un étudiant sensible qui amortirait les arrérages.

Le hasard désignait Fortuné pour ce rôle.

Fortuné a quitté Saint-Malo avec un gousset bien garni. Autant son père et sa mère lui ménagèrent l’argent de poche tant qu’il demeura sous le toit paternel, autant ils avaient tenu à ce que leur fils se trouvât largement doté, de ce côté, une fois loin d’eux.

Il donne donc à la jeune femme les huit ou dix louis dont elle a besoin et celle-ci saute au cou de son libérateur en lui promettant une reconnaissance éternelle!

Fortuné prit une contenance grave:

–Sais-tu ce que tu devrais faire, Aline?

–Non.

–Eh bien, si tu essayais de te remettre au travail?

–Tu rêves, s’écria-t-elle, en riant; moi, retourner dans un atelier, mais c’est folie que d’y songer!

–Pourquoi?

–Parce que j’ai perdu l’habitude.

–Mais on la reprend.

–Non! Et mes amies, qu’est-ce qu’elles diraient? c’est une plaisanterie. Si j’avais su, monsieur le moraliste, je ne vous aurais pas raconté ma vie, vous voyez bien que j’ai eu tort de vous apitoyer. Vous me faites déjà des remontrances.–«Travaille, «travaille!»–Avec ça que j’en ai été récompensée d’avoir travaillé, jamais je n’ai été plus malheureuse. Au moins aujourd’hui, si j’ai des traverses, je suis libre.

–Permettez, mademoiselle, excepté quand on vous envoie faire des chemises pour les troupes.

–Taisez-vous, méchant, vous allez me porter malheur.

–Alors tu vois donc, folle, que tu n’es pas aussi libre que tu le dis, puisque le plus infime des agents de la plus basse des polices te fait trembler.

–Ah! bien, oui, on sait encore les dépister.

–Et quand ils vous tiennent une bonne fois, vous payez les arriérés.

–Ah! c’est vrai.

–Écoute-moi, Aline, j’en ai plus appris depuis huit jours à Paris, sur les hommes et les choses, que je n’en ai connu jusqu’ici en vingt ans. Veux-tu essayer de la vie à deux avec moi?. Je jouis d’un honnête revenu; en travaillant un peu et en tenant ton ménage, nous parviendrons à joindre les deux bouts, et puis, pendant ce temps, moi, je suivrai les cours de la Faculté,

–Voyez-vous comme il arrange ça à sa manière! Cependant, comme tu as été gentil, Fortuné, et que je t’ai promis une reconnaissance éternelle, je veux bien te consacrer une semaine. Nous essaierons du conjungo pendant huit jours; à l’expiration de ce délai, si je ne m’habitue pas, eh bien, je te donnerai congé. est-ce dit?

–C’est convenu.

En attendant, j’ai bien faim. Allons déjeuner.

Les raisonnements de Fortuné ont peut-être surpris les lecteurs. Quelques-uns s’étonneront sans doute de voir ce jeune provincial, timide, sans connaissance de la vie parisienne, imbu des idées quelquefois peu tolérantes de la famille, se lancer aussi résolûment dans une aventure de ce genre, mais il ne faut pas oublier que Fortuné avait été justement sevré de cette même liberté dont il allait jouir à présent sans conteste, et que les côtés saillants de son caractère apparaîtront plus visibles maintenant qu’il est hors de tutelle. Assurément Fortuné n’entrevoyait pas alors les conséquences d’une «union libre.»

Les «unions libres» sont une des plaies sociales les plus tristes de notre siècle, surtout dans les grandes villes, où elles sont une cause de dépopulation ainsi qu’un obstacle à l’amélioration morale et matérielle des diverses couches sociales.

Rechercher les origines de la progression ascendante des «unions libres» ne rentre pas dans le cadre d’un livre comme celui-ci. Il me suffira de constater que le mal, surtout parmi les classes travailleuses, fait depuis quelques années des progrès inquiétants:

C’est la dégénérescence dans l’avenir!

La statistique est une terrible dénonciatrice.

Lorsque Fortuné et sa compagne descendirent, les habitués de la table d’hôte déjeunaient. La conversation semblait animée. Brisebois tenait le dé, selon ses tendances, et sa voix dominait dans la tumultueuse réunion.

L’arrivée d’Aline fit diversion.

–Ohé! Aline, commence Brisebois, ma charmante, mets-toi là, à côté de moi.

–Quel cauchemar que cet homme! fit tout bas Aline. Puis s’adressant à lui: vous voyez bien que je suis en société; enfin vous me taquinez continuellement, j’en ai assez de votre voisinage.

–Ta, ta, ta, tu n’as pas toujours parlé ainsi.

Un rire général accueillit ces mots et l’un de ces messieurs hasarda finement:

–Vieux lovelace de Brisebois, va, toutes les femmes, toutes.

–Ah! mais, c’est que je ne suis pas de la trempe d’Agnelet, moi, continua Brisebois avec conviction, si une femme me résistait, je serais capable de. brr. comme dans la Tour de Nesle!

–Bravo, bravo, Brisebois, il faut du nerf.

Tout le monde détestait ce butor, il avait eu néanmoins le talent de se faire craindre et l’on applaudissait ses turpitudes et ses insanités. Deux personnes haïssaient plus cordialement encore le balourd et n’avaient pas su céler ce sentiment, On a déjà deviné que je désigne Agnelet et Aline.

Savez-vous pourquoi Brisebois en veut autant à la jeune Aline? parce que celle-ci a constamment repoussé les caresses et les offres galantes que cet individu lui prodigue. Brisebois, irrité de ces refus successifs, a senti augmenter sa passion pour Aline, et il s’est juré de la posséder un jour coûte que coûte.

–Après tout, en voilà assez, monsieur, a-t-elle ajouté, vous m’ennuyez.

–Tiens, tu n’es pas polie ce matin, poursuivit tranquillement le rustre: dame! quand on fréquente un certain monde. des gens qui. des gens que. et Brisebois lance du côté de Fortuné un coup d’œil significatif.

Ce dernier comprit le sens injurieux des allusions amphibologiques de Brisebois. Il pâlit, se lève vivement et décochant un regard, entre les deux yeux de son interlocuteur, comme un trait, il lui demande:

–Monsieur, je vous serais obligé de vouloir bien expliquer nettement votre pensée.

–Vous me déplaisez fort, cher monsieur, répond froidement Brisebois, et votre ton impératif me déplaît encore bien davantage.

–Je suis animé à votre égard des mêmes sentiments, seulement je vous engage à respecter la personne qui est avec moi.

–Oh! oh! respecter Aline, parler chapeau bas à madame, une poupée! qui a roulé sa bosse à tous les étages de céans, mais il est délicieux. Qu’en dites-vous, mes très-chers?

Fortuné n’y tint plus et les rires approbateurs de l’assistance portèrent à son comble l’exaspération du jeune homme.

–Impertinent et malotru que vous êtes, gronda Fortuné, en levant la main du côté de l’insulteur, voici ma carte..,

Ce dernier ne s’attendait guère à pareil dénouement. Prompt comme la pensée, il saisit une carafe à sa portée et, visant Fortuné à la tête, il lance, de toutes ses forces, ce projectile d’un nouveau genre dans la direction de son adversaire.

Fortuné baisse la tête, évitant ainsi un horrible choc, mais, avec la rapidité de l’éclair, la carafe suit dans l’espace sa ligne droite, renversant ce qu’elle rencontre, jusqu’à ce qu’elle ait atteint et broyé en mille éclats une des glaces ornant la salle.

Tous se lèvent à la fois, une table est culbutée, dans la précipation que l’on a mise à se porter du côté des combattants. Les dégâts sont affreux, le désarroi inexprimable; çà et là des bouteilles, des verres, des assiettes cassés; Agnelet a reçu le bouchon de la carafe dans l’œil, une éclaboussure; les hurlements de douleur du blessé, les imprécations de Brisebois, les cris d’effroi des femmes, les clameurs des assistants, forment un concert indescriptible. Joignez à cela l’agitation du maître de la pension et de ses gens; ils courent de ci, de là, prêchant le calme, exhortant à la concorde.

Enfin un instant le silence a succédé.

Fortuné en profite pour prendre les personnes présentes à témoin des insultes proférées par Brisebois et de l’acte de violence inqualifiable qui en a été la résultante. Brisebois, de son côté, se considère comme l’insulté et prétend que l’outrage doit être lavé dans le sang.

Le grand rouge, dont j’ai parlé, l’ami intime et l’admirateur quand même de Brisebois a déjà parlé de duel, il y a eu voies de fait, l’honneur exige une réparation et la question ne saurait être vidée que sur le terrain.

–Eh bien, repartit Fortuné, je ne reculerai pas devant une affaire d’honneur, je suis prêt à me battre, que mon adversaire choisisse ses témoins.

–Oui, oui, c’est cela, il le faut, s’écrie-t-on de tous côtés.

–Je suis l’insulté, hurle Brisebois, et j’ai le choix des armes.

–A votre aise, répond Fortuné.

Plus morte que vive, Aline se tenait cramponnée au bras de son amant.

–Mon ami, y pensez-vous? disait-elle avec égarement. Quoi! pour moi! vous battre, avec un duelliste de première force! mais il vous tuera, c’est insensé. Messieurs, vous ne voulez pas qu’il tue ce pauvre garçon, je vous en conjure. Fortuné, je m’attache à toi. Tu n’iras pas. Et vous, monsieur Brisebois, je vous demande pardon, je suis cause de tout, oui, je ne suis pas respectable, je n’ai pas le droit d’être susceptible, vos quolibets, je les mérite; votre considération, je n’en suis pas digne.

–Assez, assez, Brunette, ricane Brisebois, fais-nous grâce de tes jérémiades; si ta nouvelle passion t’est ravie, tu passeras ton caprice avec un autre et je te consolerai si tu veux. A présent laisse-nous.

Fortuné se dégage, non sans peine, des étreintes de la pauvre fille et Brisebois se retire avec sa bande.

Pendant ce temps, Agnelet se bassine l’œil dans un coin.

Fortuné, qui s’est senti pris d’une certaine sympathie pour ce jeune homme, à cause des vexations dont son implacable ennemi l’abreuvait, s’avance vers lui pour s’informer de son état.

–J’ai souffert horriblement, lui dit Agnelet, au premier moment, mais ça se calme, demain il n’y paraîtra plus, une simple plaie contuse au-dessus du sourcil; un pouce plus bas, je perdais la vue.

Aline avait à peine eu le temps de supplier Fortuné pour qu’il renonçât à ce duel, dont l’issue serait peut-être terrible, que des témoins dépêchés par Brisebois arrivèrent. Le grand rouge en était, escorté d’un flandrin de ses amis.

–Notre camarade, nous adresse à vous, monsieur, firent-ils, pour que vous nous désigniez vos témoins. Fortuné se tourne du côté d’Agnelet.

–Si M. Agnelet veut me servir de second?

–Certainement, répond vivement celui-ci, en continuant à éponger son mal.

–Et je pense, ajoute Fortuné, que M. Gustave uoudra bien se joindre à vous, dans la circonstance.

Les députés assignèrent donc un abouchement à M. Agnelet afin de délibérer et se retirèrent.

Gustave ne refusa pas son assistance et, suivi d’Agnelet, il fut exact au compromis.

Laissons Aline se désespérer auprès de Fortuné et assistons à la conférence des futurs témoins du duel projeté.

Le sort en est jeté. Deux jeunes gens, deux enfants, doivent se couper la gorge, pour une vétille, une mièvrerie, un mot lancé, une carafe envoyée à la tête, dans un moment de délire. L’un, un vaurien, un hercule, un spadassin, ira de gaîté de cœur, s’aligner avec celui qu’il vient d’insulter, persuadé d’avance qu’il aura bon marché de la faiblesse ou de l’inexpérience de son adversaire.

Il est temps de nommer les deux acolytes de Brisebois:

Le grand rouge, élève en pharmacie, s’appelle Canulard. L’autre, une sorte de demi-artiste, un peu sculpteur, un peu barbouilleur, un peu poëte et parfait buveur d’absinthe, sec, jaune ridé, voûté, usé, avait un nom quelconque, mais il était connu, de temps immémorial, au quartier latin, sous le pseudonyme de La Consolation et je crois qu’il finit un jour par oublier, lui-même, au fond des choppes des brasseries, son véritable nom de famille, le seul héritage que lui eût légué son père. Canulard et La Consolation ont attendu les deux témoins de Fortuné dans un sombre et borgne restaurant de la rue Racine, portant pour enseigne Au Trait-d’Union: amère dérision! C’est à l’ombre de ce vocable pacifique que les conditions d’une lutte à outrance doivent être débattues.

Dès que les envoyés de Fortuné apparurent, la discussion fut entamée.

–Messieurs, commença Canulard, je dépose mes conclusions. Nous sommes les insultés, à ce titre, le choix des armes nous appartient. Mon ami et moi désignons le pistolet.

–Nous acceptons, a répondu Gustave.

–Et quant au lieu de la rencontre, nous fixons le bois de Verrières, proche Châtenay. C’est près de Paris, et l’endroit est peu fréquenté, à cette époque de l’année.

–Accepté!

–Demain, si vous voulez, à midi précis, on se trouvera là.

–C’est convenu.

–Ah! permettez, termine Canulard, avant de nous séparer je dois vous informer que nous apporterons six pistolets chargés à l’avance, ils seront ensuite choisis au hasard par les deux combattants. Au bout de trois épreuves, s’il y a lieu de procéder à nouvel engagement, on chargera les armes sur place, en présence des quatre témoins.

Agnelet, non plus que Gustave, ne virent dans ces propositions rien que de très-acceptable et l’on se quitta.

–Ah! ça, explique-moi, Canulard, pour quel motif tu vas nous embarrasser de six pistolets chargés d’avance?

Canulard sourit à cette question de son ami La Consolation et répondit:

–Comment, tu es aussi innocent que ces messieurs, toi! Crois-tu, franchement, que je vais m’exposer à ce qu’il y ait des bras ou des jambes cassées, peut-être pis encore! Non, non, je charge mes pistolets avant de partir, j’oublie, par inadvertance, d’y glisser le plomb homicide et je me munis de pilules de mie de pain roulées dans la plombagine, s’il y a lieu de rebourrer sur place nos engins de destruction.

–Oh! excellent, s’écrie La Consolation. Mais Brisebois, que dirait-il, s’il savait?.

–Brisebois ignore tout, je t’assure, il ira vaillamment au feu, mais.

–Mais quoi?

–Il a tellement confiance en moi qu’il est persuadé d’avance de sortir de ce guêpier sans la moindre égratignure.

–Comment cela?

–Dame! le duel de demain sera son septième, je lui ai toujours servi de second et jamais il n’a été blessé.

–Et son adversaire non plus.

–Que veux-tu, mon cher? le hasard, la chance..

–Eh bien, franchement, Canulard, je ne te croyais pas aussi fort dans la partie. Et si, le cas échéant, Brisebois était l’insulteur et supposé qu’il dût se battre à l’épée?

–On aviserait, mon cher, quœrite et invenietis, dit la formule antique,

La jeunesse d'une femme au quartier latin

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