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V
L’ODYSSÉE D’ALINE

Table des matières

«Oh! n’insultez jamais une femme qui tombe.»

Chants du Crépuscule, liv. XIV.–VICTOR HUGO

En s’éveillant, les deux jeunes gens causèrent. Fortuné s’enquit auprès d’Aline de ce qu’elle faisait.

–Rien, lui répondit-elle tranquillement.

Et comme elle ajoutait:

–Il y a cinq ans, j’ai cessé de travailler.

Fortuné lui en demanda le motif.

Alors la jeune femme raconta, en ces termes, ce qu’elle appelait le Roman de sa vie:

–Je n’ai jamais connu mon père ni ma mère. Un soir un homme recueillit, il y a dix-neuf ans de cela, sous les piliers des halles, un pauvre petit être à peine âgé de huit jours; cet enfant, c’était moi! J’étais enveloppée de langes fort propres, à ce qu’on m’a dit, et emmitouflée dans un manteau bien ouaté et doublé de soie. J’appartenais sans doute à des gens aisés. A la doublure de ce manteau se trouvait attaché, avec une moitié de feuille déchirée de l’almanach des500,000adresses, un écrit conçu en ces termes: «Prière de conserver soigneusement ce «fragment de feuillet de l’almanach des adresses, «qui servira plus tard à reconnaître l’enfant.»

Malheureusement la personne qui avait retenu l’autre moitié de ce feuillet ne s’est jamais présentée pour la rapprocher de celle qui fut jointe à mon acte de naissance.

–Étrange! s’exclama Fortuné; et quels noms existent sur ce fragment de feuillet arraché de l’almanach?

–Ah! il y a de tout, depuis des ducs et pairs jusqu’à des charcutiers et des charbonniers. Je suis marquée à l’R.

–Comment à l’R.

–Oui, les noms dont je parle sont dans la série des ROM; tout me porte à croire que c’est là du moins la première syllabe de mon nom. Mais passons!

Le soir même où je fus ainsi recueillie, une marchande de pommes de terre frites du quartier des halles, qui n’avait jamais eu d’enfants, depuis quinze ans de mariage, et qui les adorait, m’adopta.

Tout d’abord, son mari opposa son véto. C’était un ivrogne, il mangeait tout ce que sa femme gagnait; mais, comme cette dernière lui promit, ce soir-là, de le laisser s’enivrer à son aise, il consentit.

Je fus donc élevée, jusqu’à l’âge de quatre ans, par cette brave femme. Je la croyais ma mère. Cette illusion m’a été enlevée plus tard; je n’avais jamais connu le bonheur de la famille, ni les baisers maternels.

Enfin, la digne femme mourut!

J’assiste encore à ses derniers moments. Son homme, comme elle l’appelait, fut, ce jour-là, plus ivre que de coutume. Oh! je ne l’ai jamais considéré comme mon père, lui. Et, lorsque ma pauvre maman rendit l’âme, le monstre voulut lui faire avaler un petit verre d’eau-de-vie, pour la ravigoter, disait-il. Une fois enterrée, le gueux mangea, un mois durant, le fonds de sa femme. Les meubles furent vendus pièce à pièce; enfin, lorsqu’il ne resta plus rien, pas même la pauvre petite paillasse sur laquelle je couchais, il disparut définitivement, me laissant sous la sauvegarde des âmes charitables du quartier. Les marchandes et les forts de la halle me connaissaient; le matin, je portais aux clients de ma mère des rations de soupe et de pommes de terre frites, on me gratifiait de sous que je rapportais bien vite à maman et elle m’embrassait tendrement en répétant, pour la centième fois:–Va, ma petite Aline, courage, quand tu seras grande, je te laisserai une belle clientèle et, si tu sais t’y prendre, tu feras, comme moi, de bonnes affaires.

Le rêve de l’excellente femme ne devait pas se réaliser!

A partir de sa mort, datent mes infortunes.

D’abord, je n’eus plus de domicile fixe, je couchais tantôt à droite, tantôt à gauche; les uns et les autres me donnaient un reste à manger et me chargeaient, en échange, de leur faire une commission, ou bien j’étais employée par eux à des petits travaux toujours répugnants.

Oh! alors, de bonne que j’étais, je devins malicieuse, jalouse, hypocrite, méchante quelquefois. Je fus même un jour féroce, et je me suis toujours reproché les injustes représailles que j’exerçai cette fois-là.

J’avais été battue par une mégère qui m’occupait ordinairement. Cette femme élevait un chat, qu’elle affectionnait. Pour me venger de ses mauvais traitements, je me mis à l’affût, un soir, guettant le chat. Il apparaît, je l’appelle sournoisement, je l’affriole, il vient vers moi, sautillant de côté et la queue en l’air, je m’en saisis.

Ni les cris de détresse du pauvre animal, ni la crainte du châtiment ne purent m’attendrir. Je courus précipiter l’innocente bête dans l’ouverture d’un égout fangeux.

Je ne m’appesantirai pas davantage sur ces souvenirs d’enfance, ils ne sont pas assez gais.

Lorsque je fus un peu plus grande, des gens du quartier eurent l’idée de me mettre en apprentissage. Une fleuriste de la rue Saint-Denis me prit chez elle; j’y restai quelques années, puis j’allai dans d’autres maisons. Enfin, le jour où je pus gagner trente ou quarante sous, en travaillant dix à douze heures, la terre n’était plus digne de me porter.

Je végétai, de la sorte, dans plusieurs ateliers.

Dans un, entre autres, où je fus logée et nourrie, le patron était une sorte de viveur qui mangeait tout ce qu’il gagnait en folles orgies. Le samedi, au moment de payer les ouvrières, il lui arrivait d’être obligé de porter au mont-de-piété jusqu’à mon matelas, et comme on eût, alors, été fort empêché de me donner de quoi coucher, on trouvait plus simple de m’envoyer passer la nuit au bal.

C’est au Champ de navets, comme nous appelions certain bal situé près du Château-d’Eau, que je trouvais un refuge.

A peine âgée de quatorze ans, j’étais déjà passée maîtresse dans l’art des danses déshonnêtes; quoique ayant vu le vice d’assez près pour le connaître, cependant je demeurai sage.

Ici, je touche au plus sombre épisode de ma vie. Le souvenir de celui qui abusa de ma jeunesse et de mon peu d’expérience m’est bien douloureux! Puisse le remords de sa vilaine action me venger aujourd’hui!

Bref, je n’avais pas quinze ans sonnés que le découpeur de mon atelier, espèce de brute assez habile– dans son état, mais au demeurant homme grossier et d’une bestiale sensualité, entreprit de m’obséder de ses regards. Lui, le placier et mon patron étaient les seuls hommes que nous vissions continuellement. Ces rapports constants menaçaient d’être souvent trop intimes. Vous allez voir. Je n’étais pas la première sur laquelle le découpeur eût jeté ses vues. Habitué à ces sortes d’expéditions, son plan fut vite combiné, pour arriver à ses fins, et un déjeuner fit tous les frais de sa stratégie.

Dans le passage du Caire existait un petit restaurant, fort couru des gens de ma condition ouvrières, apprenties, découpeurs et placiers y mangeaient, y buvaient. Pour ne pas perdre de temps, il arrivait souvent aux habituées de cet établissement d’apporter, avec elles, quelques douzaines de ceps qu’elles cotonnaient, entre la poire et le fromage: de là le nom de Cep cotonneux donné par les fleuristes à ce caboulot borgne.

C’est au Cep cotonneux que mon séducteur m’assigna un rendez-vous.

La dépravation trouve asile et commodités partout; aussi bien à la Maison Dorée qu’au Cep cotonneux, existent des cabinets particuliers!

Dans les uns, il est vrai, on mange des pâtés de foie gras arrosés de chambertin et de Champagne frappé, tandis que dans les autres on absorbe des œufs sur le plat et des petits noirs. Mais on se fait aussi bien un jouet de la vertu des femmes dans ceux-ci que dans ceux-là.

Je sortis du Cep cotonneux avec la rougeur au front et la tristesse dans le cœur.

A partir de cet instant, j’étais une fille perdue, j’eus des amants. Quelques-uns m’ont battue, je me vengeais en les trompant.

Dans la suite, voyant qu’il y avait plus de bénéfice à ne rien faire qu’à travailler douze heures par jour, et souvent la nuit, je me jetai à corps perdu dans le tourbillon du monde interlope. Je passai toutes mes soirées au bal, mes nuits d’ici et de là, je bus de l’absinthe pour noyer mes soucis; un moment, je me crus atteinte d’aliénation mentale, je faisais mille folies; par aventure, j’insultai un agent de la police des mœurs, il me fit enfermer à Saint-Lazare où j’eus à faire le rude apprentissage de la couture dans la confection des chemises en toile écrue pour la troupe.

Enfin, après une série de tristes péripéties, je me fixai au quartier latin, où vous me voyez, et l’on m’appelle Brunette pour vous servir.

Telle est la confession de mon passé, c’est peu intéressant, n’est-ce pas? mais vous êtes la première personne à qui je l’aie faite dans tous ses détails. En effet, vous m’avez écoutée si attentivement, Fortuné, que je me suis crue en face d’un ami sincère et dévoué, non d’un homme qui m’a prise hier pour s’amuser et –qui me renverra, sans doute, tout à l’heure, pour oublier, demain, et la pauvre Aline et son histoire.

Aline se trompait: Fortuné n’avait pu s’empêcher de laisser tomber une larme en entendant l’odyssée de cette pauvre fille.

–Est-il possible, pensait le jeune homme, qu’une femme puisse être ainsi le triste hochet des hommes! Abandonnée par un père ou une mère barbare dès sa naissance, enfant de la rue, continuellement ballotée, sans famille, souvent sans asile et sans pain, puis séduite, trompée, esseulée, trahie, battue, emprisonnée! Oui, les hommes t’ont fait tout cela, mais ils t’ont refusé l’instruction! Et tu n’es devenue ni voleuse, ni criminelle; mais alors, tu n’es pas coupable, non!–Mais tu es femme, et les hommes qui t’ont flétrie refusent de te réhabiliter.

La jeunesse d'une femme au quartier latin

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