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IX
ОглавлениеApparition des clubs.—Les Jacobins.—Les Cordeliers.—Poursuites exercées contre les journaux démocratiques.—Marat raconté par lui-même.—Favras.—Les biens de l'Église.—Projets des émigrés.—L'Ami du peuple.—Abolition des titres de noblesse.—Opinion de Marat à cet égard.—Division de la France en 83 départements.—Les juifs, les protestants et les comédiens.
Quelques députés bretons avaient formé un club à Versailles, après la séance royale du 23 juin: on y admit Sieyès, les Lameth, le duc d'Aiguillon, Duport et quelques autres députés. Quand la représentation nationale se fut transportée à Paris, le club Breton choisit, pour tenir ses séances, le couvent des Jacobins, dans la rue Saint-Honoré. On y préparait la discussion des matières qui devaient être soumises, le lendemain, à la délibération de l'Assemblée. «La liste des membres de ce club, dit l'abbé Grégoire qui en faisait partie, était ornée de noms recommandables, et ses séances étaient un cours de saine politique.»
En avant de la nation et de la plupart des députés, il éclairait la marche des idées révolutionnaires. Quand une proposition était de nature à effaroucher l'Assemblée, on commençait par lui ouvrir l'entrée du club des Jacobins, où elle faisait, pour ainsi dire, antichambre, en attendant que l'heure fût venue de se présenter au congrès de la nation. Ce club n'avait, comme on voit, en 1790, ni l'influence orageuse ni le caractère exclusif qu'il acquit dans la suite.
Une réunion bien autrement bruyante, originale et curieuse était celle qui siégeait au district des Cordeliers. De même que le club des Jacobins, celui des Cordeliers devait son nom à un ancien couvent de moines, dans lequel les réunions populaires avaient succédé aux exercices religieux. Si les murs, comme on dit, ont des oreilles, ils devaient bien s'étonner à chaque fois que les mots de liberté, progrès, souveraineté nationale, Révolution, retentissaient dans la salle.
Nul autre qu'un témoin occulaire et un grand artiste ne pouvait dessiner la physionomie de ce club qui joua un si grand rôle dans l'histoire de la Révolution Française.
«La sonnette du district des Cordeliers, dit Camille Desmoulins, cet enfant perdu de la basoche, est, comme tout le monde sait, aussi fatiguée que celle de l'Assemblée nationale. Il y a quelquefois des séances que prolongent bien avant dans la nuit l'intérêt des matières et l'éloquence des orateurs. Ce district a, comme le congrès, ses Mirabeau, ses Barnave, ses Pétion, ses Robespierre; solemque suum sua sidera nôrunt. Il ne lui manque que ses Malouet et J.-F. Maury. Depuis que j'étais venu habiter dans cette terre de liberté, il me tardait de prendre possession de mon titre honorable de membre de l'illustre district. J'allai donc, ces jours derniers, faire mon serment civique, et saluer les pères de la patrie, mes voisins. Avec quel plaisir j'écrivis mon nom, non pas sur ces vieux registres de baptême, qui ne pouvaient nous défendre ni du despotisme prévôtal ni du despotisme féodal, et d'où les ministres et Pierre Lenoir, les robins et les catins, vous effaçaient si aisément et sans laisser trace de votre existence, mais sur les tablettes de ma tribu, sur le registre de Pierre Duplain, sur ce véritable livre de vie, fidèle et incorruptible dépositaire de tous ces noms, et qui en rendrait compte au vigilant district. Je ne pus me défendre d'un sentiment religieux; je croyais renaître une seconde fois; comme chez les Romains mon nom était inscrit sur le tableau des vivants dans le temple de la terre. Il me semblait voir le vieux Saturne dans Pierre Duplain, qui, en me couchant sur son registre, me débitait, avec la gravité d'un oracle, ces vers de Cyrano de Bergerac:
«Ces noms pour le tyran sont écrits sur le cuivre;
Il ne déchire point les pages de mon livre.»
«J'allais me retirer, continue l'amusant Camille, en remerciant Dieu, sinon comme Panglosse d'être dans le meilleur des mondes, au moins d'être dans le meilleur des districts possibles, quand la sentinelle appelle l'huissier de service, et l'huissier de service annonce au président qu'une jeune dame veut absolument entrer au sénat.
«On croit que c'est une suppliante; et on pense bien que, chez des Français et des Cordeliers, personne ne propose la question préalable; mais c'était une opinante. C'était la jeune, la jolie, la célèbre Liégeoise, Théroigne de Méricourt. Tout en elle respire l'énergie, la grâce et la sensibilité. Elle s'avance avec un éclair dans les yeux; comme les pythonisses de l'antiquité qui avaient besoin, pour rendre leurs oracles, d'avoir les pieds sur un sol chargé d'influences volcaniques, elle s'inspire, montée sur une Révolution. A sa vue, l'enthousiasme saisit un membre du district; il s'écrie: «C'est la reine de Saba qui vient voir le Salomon des districts!»
«—Oui, reprend Théroigne, avec un petit accent liégeois qui donnait encore plus de charme et d'originalité à son discours, c'est la renommée de votre sagesse qui m'amène au milieu de vous. Prouvez que vous êtes Salomon; que c'est à vous qu'il était réservé de bâtir le temple, et hâtez-vous d'en construire un à l'Assemblée nationale: c'est l'objet de ma motion. Les bons patriotes peuvent-ils souffrir plus longtemps de voir le pouvoir exécutif logé dans le plus beau palais de l'univers, tandis que le pouvoir législatif habite sous des tentes, et tantôt aux Menus-Plaisirs, tantôt dans un Jeu-de-Paume, tantôt au Manége, comme la colombe de Noé qui n'a point où reposer le pied. La dernière pierre des derniers cachots de la Bastille a été apportée au pied du sénat, et M. Camus la contemple tous les jours avec ravissement, déposée dans ses archives. Le terrain de la Bastille est vacant; cent mille ouvriers manquent d'occupation: que tardons-nous? Hâtez-vous d'ouvrir une souscription pour élever le palais de l'Assemblée nationale sur l'emplacement de la Bastille. La France entière s'empressera de vous seconder; elle n'attend que le signal, donnez-le-lui; invitez tous les meilleurs ouvriers, tous les plus célèbres artistes; ouvrez un concours pour les architectes; coupez les cèdres du Liban, les sapins du mont Ida. Ah! si jamais les pierres ont dû se mouvoir d'elles-mêmes, ce n'est pas pour bâtir les murs de Thèbes, mais pour construire le temple de la Liberté. C'est pour enrichir, pour embellir cet édifice qu'il faut nous défaire de notre or, de nos pierreries: j'en donnerai l'exemple la première. On vous l'a dit, le vulgaire se prend par les sens; il lui faut des signes extérieurs auxquels s'attache son culte. Détournez ses regards du pavillon de Flore, des colonnades du Louvre, pour les porter sur une basilique plus belle que Saint-Pierre de Rome et que Saint-Paul de Londres. Le véritable temple de l'Éternel, le seul digne de lui, c'est le temple où a été prononcée la Déclaration des droits de l'homme. Les Français, dans l'Assemblée nationale, revendiquant les droits de l'homme et du citoyen, voilà sans doute le spectacle sur lequel l'Être Suprême abaisse ses regards avec complaisance.»
Camille était ébloui.
«On conçoit, ajoute-t-il, l'effet que dut faire un discours si animé, et ce mélange d'images empruntées du récit de Pindare et de ceux de l'Esprit saint. Quand la fureur des applaudissements fut un peu calmée, plusieurs honorables membres discutèrent la motion, l'examinèrent sous toutes ses faces, et conclurent comme la préopinante, après lui avoir donné de justes éloges, qu'on nommât des commissaires pour rédiger l'arrêté et une adresse aux 59 districts et aux 83 déparrements. Sur la demande de mademoiselle Théroigne d'être admise au district avec voix consultative, l'Assemblée a suivi les conclusions du président, qu'il serait voté des remerciements à cette excellente citoyenne pour sa motion; qu'un canon du concile de Maçon ayant formellement reconnu que les femmes ont une âme et la raison comme les hommes, on ne pouvait leur interdire d'en faire un si bon usage que la préopinante; qu'il sera toujours libre à mademoiselle Théroigne, et à toutes celles de son sexe, de proposer ce qu'elles croiraient avantageux à la patrie; mais que sur la question d'État, si mademoiselle Théroigne sera admise au district avec voix consultative seulement, l'Assemblée est incompétente pour prendre un parti, et qu'il n'y a pas lieu à délibérer.»
Le district des Cordeliers avait pour président Danton, qui fut renommé quatre fois, malgré les efforts des royalistes. Cette présidence continuée donna l'éveil à la calomnie: le bruit se répandit qu'une telle élection était entachée de brigue. La susceptibilité des électeurs s'émut des accusations qu'on faisait courir. L'Assemblée tout entière répondit par une délibération qui fut communiquée aux 59 autres districts. On y déclare «que la continuité et l'unanimité des suffrages ne sont que le juste prix du courage, des talents et du civisme dont M. d'Anton (je conserve l'orthographe du registre des Cordeliers) a donné les preuves les plus fortes et les plus éclatantes, comme militaire et comme citoyen. La reconnaissance des membres de l'Assemblée pour ce chéri président (textuel), la haute estime qu'ils ont pour ses rares qualités, l'effusion de coeur qui accompagne le concert honorable des suffrages à chaque réélection, rejettent bien loin toute idée de séduction et de brigue. L'Assemblée se félicite de posséder dans son sein un aussi ferme défenseur de la liberté, et s'estime heureuse de pouvoir souvent lui renouveler sa confiance.»
Il y a des natures qui attirent et d'autres qui se laissent entraîner: Danton, lui, possédait une force d'attraction considérable. Le magnétisme de son regard, l'entraînement de sa parole et de son geste, était irrésistible. Camille Desmoulins, Fabre d'Églantine, l'aimaient comme un dieu, comme une maîtresse. Un tempérament sanguin et bouillant, une voix tonnante, une âme accessible à toutes les passions fortes, une énergie quelquefois brutale, voilà l'homme. Des scrupules, aucun: il allait droit devant lui comme le taureau furieux, abattant tout sous ses pieds. Sa large figure remontait aux races primitives. Dans cette grande campagne de l'esprit humain qu'on nomme la Révolution Française, il représentait l'animation robuste du peuple, Hercule avec son éloquence pour massue. La Régence avait mis la corruption dans la noblesse, qui la transmit un instant aux classes inférieures et moyennes: les vices de Danton avaient le caractère des circonstances troublées au milieu desquelles il vécut; fougueux, emporté par ses instincts artistes, il aimait la vie gaie et facile. Il fut non-seulement un grand homme: il fut son époque.
Le parti des modérés ne tarda point à s'engager dans une voie de poursuites contre les journaux: le district des Cordeliers devint alors la terre d'asile des écrivains, le rempart de la liberté de la presse. Marat avait lancé de terribles attaques contre le Châtelet,—un tribunal de sang qui écrasait le moucheron et ménageait l'éléphant.—Le Châtelet venait, en conséquence, de décerner un mandat d'amener contre l'Ami du peuple.
Laissons-le raconter lui-même ses tribulations: «Un bon citoyen vint m'avertir qu'on allait m'enlever. Je passai chez un voisin, et, vingt minutes après, je vis d'une croisée toute l'expédition.—A onze heures et demie s'avancèrent au petit pas dans la rue de l'Ancienne-Comédie, par celle Saint-André, plusieurs détachements de huit hommes très-peu éloignés les uns des autres. Après le mot d'ordre donné à l'officier qui commandait le corps de garde qui est à ma porte, ses détachements s'y rassemblèrent, et, lorsque le dernier fut arrivé, ils en sortirent, se firent ouvrir la porte cochère, se répandirent dans la cour, silencieusement et sur la pointe du pied, et se présentèrent à la porte de mon appartement qu'ils trouvèrent fermée, puis ils descendirent à mon imprimerie, demandèrent à mes ouvriers où j'étais, prirent des renseignements sur ma personne, sur les endroits où je pouvais me trouver, et enlevèrent plusieurs exemplaires de mon journal et d'une Dénonciation en règle contre le ministère des finances, prête à paraître. Ils avaient certainement à leur tête quelque espion bien au fait des personnes qui sont à mon service et des chambres qu'elles habitent. En montant l'escalier jusqu'au grenier, ils arrivèrent à la porte de ma retraite, et je les aperçus par le trou de la serrure. Ensuite ils entrèrent dans plusieurs pièces, firent d'exactes, mais d'inutiles recherches, et redescendirent dans la cour. Une demoiselle qui se trouvait chez le portier leur dit que j'étais sans doute dans mon ancien appartement, rue du Vieux-Colombier. Ils s'y rendirent tous à la fois, sans laisser un seul homme en arrière. Dès qu'ils furent éloignés, je descendis dans la cour et j'appris qu'ils avaient présenté au corps de garde un décret du Châtelet, portant ordre de m'enlever partout où je serais. Cet ordre était écrit sur un chiffon de papier non timbré. Je quittai la maison et j'allai chercher un asile chez un ami de coeur. Le lendemain matin, plusieurs témoins dignes de foi vinrent m'avertir de ce qui s'était passé rue du Vieux-Colombier. Ils avaient forcé la portière de leur ouvrir mon appartement. Fâchés de ne rien trouver, on les a entendus dire: «Ce b….., nous l'aurons mort ou vif.»
Marat aurait sans doute succombé dans sa lutte avec le Châtelet, si le district des Cordeliers ne fût venu à son secours et n'eût fait suspendre les poursuites en interposant un arrêté ainsi conçu: «Considérant que dans ces temps d'orage, que produisent nécessairement les efforts du patriotisme luttant contre les ennemis de la Constitution naissante, il est du devoir des bons citoyens, et, par conséquent, de tous les districts de Paris, qui se sont déjà signalés si glorieusement dans la Révolution, de veiller à ce qu'aucun individu de la capitale ne soit privé de sa liberté sans que le décret ou l'ordre en vertu duquel on voudrait se saisir de sa personne n'ait acquis un caractère de vérité capable d'écarter tout soupçon de vexation ou d'autorité arbitraire.»
L'affaire alla au Châtelet, du Châtelet à la Commune, de la Commune à l'Assemblée générale des représentants. La résistance du district fut jugée illégale, le pouvoir qu'il s'arrogeait exorbitant. Les Cordeliers tinrent ferme, et, dans la prévision d'une nouvelle tentative contre la sûreté d'un citoyen, ils posèrent deux sentinelles à la porte de Marat. Cependant une petite armée, infanterie et hommes à cheval, précédée d'un huissier, s'avance sur le terrain du district des Cordeliers. Tout le quartier s'agite. L'huissier somme le comité civil du district de remettre entre ses mains le citoyen décrété de prise de corps; refus. Le comité déclare haut et ferme qu'il prend M. Marat sous sa protection, et députe quatre de ses membres à l'Assemblée nationale. L'Assemblée improuve la conduite du district, déclare ses prétentions téméraires. Pendant ce temps, la cavalerie, divisée en plusieurs corps, se range sur la place du Théâtre-Français (aujourd'hui le café Procope) et dans les rues adjacentes; l'infanterie occupe le carrefour de Bucy et toute la rue des Fossés-Saint-Germain-des-Prés; une réserve de cavalerie stationne sur le quai de la Monnaie. Voilà bien du monde sur pied pour enlever un citoyen; de nombreux rassemblements se forment pour le défendre. Le district refuse de se rendre à l'arrêté de l'Assemblée nationale et envoie une députation à Lafayette. Les têtes s'échauffent; des figures menaçantes s'amassent autour de la force armée, immobile dans les rues. Les habitants du quartier, les femmes surtout, élèvent fortement la voix. «Si mon mari, qui est grenadier, dit l'une d'elles, était assez lâche pour vouloir arrêter l'Ami du peuple, je lui brûlerais la cervelle moi-même.» Le bataillon du district était tout entier sous les armes, prêt à repousser les attaques des troupes nationales. Le sang allait couler. Alors les huissiers, écoutant les conseils de la prudence, se retirèrent. Le lendemain, nouvelles poursuites; cette fois, le district laissa faire: Marat s'était échappé.
Le journal l'Ami du peuple fut interrompu durant quatre mois. Profitons de cette lacune et de ce silence pour étudier le caractère d'un des hommes les plus étranges, les plus calomniés, les plus influents de la Révolution. La conscience de Marat! qui osera regarder dans cet abîme? Rassurons-nous et voyons froidement.—Je le laisse raconter lui-même son enfance: «Né avec une âme sensible, j'ai encore reçu de ma mère une éducation parfaite; cette femme, tant aimée et tant regrettée, m'inspira, quand j'étais encore enfant, l'amour de la justice et des hommes. C'est par mes mains qu'elle faisait passer des secours aux malheureux. Elle me forma elle-même aux bonnes moeurs, et écarta de moi toutes les habitudes vicieuses. J'étais vierge à vingt ans. La seule passion qui dévorât alors mon âme était celle de la gloire. A cinq ans, j'aurais voulu être maître d'école, à quinze ans professeur, auteur à dix-huit ans, génie créateur avant ma vingtième année. Pendant ma première enfance, mon organisation était très-débile; aussi n'ai-je connu ni la pétulance, ni l'étourderie, ni l'amour du jeu. Mes maîtres obtenaient tout de moi par la douceur; je me révoltais au contraire devant un châtiment injuste. Je ne fus puni qu'une fois, et le ressentiment que j'en conçus fut ineffaçable. Vous allez juger de la fermeté de mon caractère: j'avais alors onze ans; on voulut me faire rentrer à l'école, je résistai. On essaya de me dompter par la faim; je jeûnai deux jours entiers sans me rendre à la volonté de mes parents. Ceux-ci, n'ayant pu me faire fléchir par la faim, essayèrent de la prison; ils m'enfermèrent dans une chambre où il y avait une fenêtre. Je ne pus alors résister à l'indignation qui me suffoquait, j'ouvris la croisée et me précipitai dans la rue, où je tombai le front sur un caillou. J'en porte encore la cicatrice. J'ai pris, tout jeune, le goût de l'étude; à part le petit nombre d'années que j'ai consacrées à l'exercice de la médecine, j'ai passé ma vie dans la retraite, à m'écouter en silence, à chercher les destinées de l'homme au delà du tombeau, et à porter une inquiète curiosité sur l'histoire de la nature.»
Ainsi c'est lui qui nous le dit: sa grande passion était l'amour de la gloire. Cette gloire, il ne pouvait l'attendre de ses premiers ouvrages. Son livre sur l'homme est écrit dans un style décoloré, fade, déclamatoire, qui se réchauffe de temps en temps au soleil de J.-J. Rousseau. Son esprit mobile s'essayait à tout. Marat se livra pêle-mêle à divers travaux de physique, notamment sur le feu et sur la lumière; ses ambitieuses expériences n'allaient à rien de moins qu'à détrôner les idées de Newton. Les Académies dédaignèrent ses travaux: il se récria; un des savants de cette époque, M. Charles, le traita avec une ironie méprisante; un duel s'ensuivit que Marat soutint vaillamment. Engagé dans unn fausse voie, il y marcha droit et ferme. Si l'angle de son esprit n'était pas assez ouvert pour embrasser tous les éléments de la question, du moins les connaissances ne lui manquaient pas. Sa vie n'était pas celle d'un aventurier ni d'un charlatan, mais d'un inventeur malheureux. Le démon des découvertes le tourmentait. Ses moeurs étaient réglées; il vivait de peu: la nourriture des bonzes, du riz et quelques tasses de café à l'eau lui suffisaient. Sa manière de vivre était bizarre, son tempérament volcanique. Il écrivait continuellement, et gardait durant son travail une serviette mouillée sur le front. Il y a un dernier livre de science que je signale à cause de la concordance du titre avec le caractère de l'homme: Recherches sur l'électricité médicale.—Marat fut dans la suite l'étincelle électrique de la Révolution.
Avant l'ouverture des États généraux, Marat n'était point demeuré étranger à la politique. Né en Suisse, il se vit entraîné tout jeune, par les circonstances et par l'agitation de son esprit, dans le mouvement qui se préparait. Il avait plusieurs fois voyagé; l'étude qu'il fit de diverses constitutions, et qui ne lui montra que des peuples courbés sous le poids de la misère et soumis à des lois iniques, fortifia son horreur innée du despotisme. Il s'intéressa dès lors à l'affranchissement de toutes les nations du globe.
En 1774, il avait couru en Angleterre. «J'avais été, dit-il, pour influencer, au moyen d'un écrit, les élections du Parlement; j'y travaillai pendant trois mois, vingt-une heures par jour; à peine si j'en prenais deux de sommeil; et, pour me tenir éveillé, je fis un usage si excessif de café à l'eau, que je faillis y laisser ma vie. Je tombai dans une sorte d'anéantissement; toutes les facultés de mon âme étaient étonnées; je restai treize jours en ce triste état dont je ne sortis que par le secours de la musique.» Cet ouvrage était intitulé les Chaînes de l'esclavage; mal écrit et d'une érudition commune, il était cependant plein d'aperçus.
Le champ de la discussion sur les réformes sociales était ouvert: en 1778, Marat, toujours remuant, adressait à une société helvétique le plan d'une législation criminelle. «A mesure, écrivait-il, que les lumières se répandent, elles font changer l'opinion publique; peu à peu les hommes viennent à connaître leurs droits; enfin ils veulent en jouir; alors, alors seulement ils cherchent à devenir libres.» Marat se montre surtout frappé, dans cet ouvrage, de l'inconvénient des inégalités sociales qui s'opposent à l'exercice de la loi. La justice humaine est comme la toile d'araignée: elle retient le moucheron et laisse passer le chameau; c'est-à-dire que les délits du pauvre sont punis outre mesure, tandis que les crimes des riches échappent à la répression. Cet écrit est d'ailleurs un modèle de raison et d'humanité; s'agit-il de rendre le supplice exemplaire, l'auteur entend la voix de la nature gémissante, son coeur se serre, la plume lui tombe des mains. Marat était donc préparé à une rénovation politique et sociale: il l'attendait depuis des années.
«J'arrivai, dit-il, à la Révolution avec des connaissances très-variées et un ardent amour des hommes. De tout temps, je n'ai pu soutenir le spectacle d'une injustice sans me révolter; la vue des mauvais traitements exercés par les nobles, dans les nombreux pays que j'ai parcourus, avait fait bondir mon coeur comme le sentiment d'un outrage personnel. A Genève, où je suis né; à Londres, où j'ai demeuré longtemps; à Bordeaux, où j'ai vécu dix années; à Dublin, à Edimbourg, à la Haye, à Utrecht, à Amsterdam, où j'ai voyagé; à Paris, où je mourrai sans doute, j'ai toujours appelé de mes voeux une révolution qui remettrait le peuple en puissance de ses droits.» Elle vint, cette Révolution tant désirée.
«Le jour de l'ouverture des États généraux, s'écrie-t-il, fut pour moi un jour de délivrance; j'entrevis que les hommes allaient redevenir frères et mon coeur s'ouvrit à toutes les joies de l'espérance. J'écrivis alors que la Révolution pouvait se faire sans verser une goutte de sang.» L'organisation physique de Marat l'appelait bien plutôt à la douceur et à la compassion qu'à la cruauté bestiale. Il avait la fibre délicate, les joues tendues, les lèvres épaisses et molles, les narines enflées, quelque chose d'un peu égaré dans les yeux, mais sans colère.
«Marat, dit Fabre d'Églantine qui l'a connu, était fortement sensible, et Marat était très-faible.»
Comme toutes les natures chétives, il avait un caractère crédule, inquiet et soupçonneux; disposé à l'amour du genre humain, il gémissait sur les noirs coeurs, les bassesses et les trahisons dont les hommes se rendent coupables. Il serait sans doute plus court de déclarer ici, avec la plupart des écrivains, que Marat était un tigre altéré de sang; mais il faut que l'histoire se montre sans passion comme sans faiblesse: elle est le tribunal de la conscience humaine.
Dans les premiers temps de la Révolution, Marat avait fondé une tribune pour y défendre les droits du peuple et la cause des citoyens opprimés. Il plaida d'abord cette cause avec une énergie modérée par l'espérance du succès: mais bientôt il crut voir le mouvement dévier; des obstacles, qu'il n'avait point prévus, surgirent l'un après l'autre; les nobles dépossédés cherchèrent à entraver la marche de la Révolution naissante: à cette vue, Marat, impatient et déconcerté, frémit. Il fit alors des motions violentes, incendiaires. La sensibilité convulsive de cet être frêle donnait, par instants, aux articles de l'Ami du peuple la couleur d'une feuille imprimée avec du sang. On voudrait détruire ces pages que regrettait peut-être, le lendemain, l'auteur revenu au calme et à la conscience de ses devoirs.
Aucun sacrifice ne lui coûta pour assurer l'existence de son journal: on en jugera. «Vous accusez le destin, écrivait-il au ministre Necker, de la singularité des événements de votre vie. Que serait-ce si, comme l'Ami du peuple, vous étiez le jouet des hommes et la victime de votre patriotisme! Si, en proie à une maladie mortelle, vous aviez, comme lui, renoncé à la conservation de vos jours pour éclairer le peuple sur ses droits et sur les moyens de les recouvrer! Si, dès l'instant de votre guérison, vous lui aviez consacré votre repos, vos veilles, votre liberté! Si vous vous étiez réduit au pain et à l'eau pour consacrer à la chose publique tout ce que vous possédiez! Si, pour défendre le peuple, vous aviez fait la guerre à tous ses ennemis! Si, pour sauver la classe des infortunés, vous étiez brouillé avec tout l'univers sans même vous ménager un seul asile sous le soleil! Si, accusé tour à tour d'être vendu aux ministres que vous démasquiez, au despote que vous combattiez, aux grands que vous accabliez, aux sangsues de l'État auxquelles vous vouliez faire rendre gorge; si, décrété tour à tour par les jugeurs iniques dont vous auriez dénoncé les prévarications, par le législateur dont vous démasqueriez les erreurs, les iniquités, les desseins désastreux, les complots, la trahison; si, poursuivi par une foule d'assassins armés contre vos jours, si, courant d'asile en asile, vous vous étiez déterminé à vivre dans un souterrain pour sauver un peuple insensible, aveugle, ingrat! Sans cesse menacé d'être tôt ou tard la victime des hommes puissants auxquels j'ai fait la guerre, des ambitieux que j'ai traversés, des fripons que j'ai démasqués; ignorant le sort qui m'attend, et destiné peut-être à périr de misère dans un hôpital, m'est-il arrivé comme à vous de me plaindre? Il faudrait être bien peu philosophe, monsieur, pour ne pas sentir que c'est le cours ordinaire des choses de la vie; il faudrait avoir bien peu d'élévation dans l'âme, pour ne pas se consoler par l'espoir d'arracher, à ce prix, vingt-cinq millions d'hommes à la tyrannie, à l'oppression, aux vexations, à la misère, et de les faire enfin arriver au moment d'être heureux.»
Cette feuille était nécessaire pour surveiller et démasquer les principaux acteurs de la contre-révolution. Sans cesse sur la brèche, Marat empêchait de relever les pierres de l'ancien régime; ombrageux, il se piquait de connaître les hommes; d'un coup d'oeil, il lisait au fond des coeurs. La vérité est qu'il ne se méprit guère sur les intentions douteuses de Mirabeau, ni sur les traités secrets de ce tribun avec le château. Marat, c'était l'âme de la défiance populaire.
A côté du fanatisme révolutionnaire, le fanatisme royaliste: trois mois plus tard, le Châtelet avait à juger le marquis de Favras, qui avait formé le projet d'enlever le roi et la famille royale, pour les conduire a Péronne. Voici le plan du complot: rassembler les mécontents des différentes provinces, donner entrée dans le royaume à des troupes étrangères, et se mettre ainsi à la tête d'une contre-révolution. [Note: Monsieur, depuis Louis XVIII, s'était mêlé sourdement et timidement à cette conspiration contre l'État. Favras fit preuve de courage et de fidélité en ne dénonçant pas son auguste complice. Les papiers relatifs à cette affaire furent remis plus tard à Louis XVIII par madame du Cayla, et brûlés dans le tête-à-tête.]
Favras avait vécu en aventurier, il mourut en héros. Lorsqu'il sortit du Châtelet, après s'être confessé, la foule qui encombrait les rues battit des mains. Arrivé à la principale porte de Notre-Dame, il prit avec beaucoup de sang-froid la torche ardente d'une main et de l'autre son arrêt de mort qu'il lut lui-même d'un ton de voix assuré, nu-pieds, nu-tête, en chemise et ayant la corde au cou. La joie du peuple accouru sur son passage ne parut ni l'irriter ni l'affliger. En revenant de Notre-Dame, le condamné avait pâli, mais sa contenance était toujours ferme. De la Grève, Favras monta à l'Hôtel de Ville: il écrivit cinq à six lettres et dicta lui-même son testament avec la tranquillité d'un homme qui ne toucherait pas à ses derniers moments. La nuit était survenue. Cependant la foule qui occupait les dehors de l'Hôtel de Ville ne cessait de crier: Favras! Favras! On distribua des lampions sur la place; on en mit jusque sur la potence. Enfin le condamné descendit de l'Hôtel de Ville, marchant d'un pas assuré. Au pied du gibet, il éleva la voix, en disant: Citoyens, je meurs innocent, priez Dieu pour moi. Arrivé à la moitié de l'échelle, il dit d'un ton aussi élevé:
Citoyens, je vous demande le secours de vos prières, je meurs innocent. Au dernier échelon, Favras répéta une troisième fois: Citoyens, je suis innocent, priez Dieu pour moi; alors, se tournant vers le bourreau: Et toi, fais ton devoir.
Une question commençait à jeter le trouble dans le sein de l'Assemblée nationale, c'était celle des biens ecclésiastiques. Déjà plusieurs membres avaient demandé qu'une partie des richesses du clergé fût employée à l'amélioration des finances de l'État: rien de plus conforme que ce projet à l'esprit de désintéressement et de sacrifice qui est l'esprit même de l'Évangile. Tous les prêtres de bonne foi le reconnurent. «L'Église, écrivait l'un d'eux, nous est représentée comme arrachant son sein pour ses enfants; c'est là notre modèle. Allons faire notre prière et disons: Grand Dieu, vous aviez donné beaucoup de biens à nos frères, mais nous n'en sommes qu'usufruitiers; en bons citoyens, nous les remettons à la nation de qui nous les tenons.» La masse des ecclésiastiques se montrait fort éloignée de partager ces généreux sentiments; la résistance venait surtout de la part des évêques, entre les mains desquels étaient les richesses de l'Église de France. Jusque-là le clergé n'avait point trop ouvertement opposé son influence aux décisions de la majorité du pays: la concordance des principes chrétiens et des idées révolutionnaires était assez manifeste pour qu'on n'osât pas se couvrir de Dieu contre les nouveaux progrès de l'esprit humain. Mais quand la Révolution eut tenu aux ministres du culte le langage que Jésus lui-même tenait à un riche; quand elle leur eut dit: «Laissez à l'État ce que vous possédez, puis venez et suivez-moi,» oh! alors les visages se rembrunirent, et le haut clergé s'en alla triste, courroucé.
La discussion sur les biens ecclésiastiques s'ouvrit le 31 octobre 1789.
Il y avait alors dans l'Église une noblesse, une classe moyenne, un peuple; des riches, des aisés et des pauvres; tout cela contraire à l'esprit de l'institution. Comment des prélats entourés d'un faste insultant, des abbés coureurs de boudoirs, des moines oisifs et endormis dans la mollesse, se seraient-ils soumis de bon coeur à un nouvel ordre de choses qui leur retranchait de vastes domaines, de riches abbayes, la possession de terres léguées par les âges d'ignorance et de superstition? L'ambition des dépositaires infidèles de l'Évangile ne savait pas même se renfermer dans le cadre des dignités ecclésiastiques: ils avaient brigué partout les premières places. «La religion veut, au contraire, déclarait Camille Desmoulins, qu'ils aient le dernier rang. Le cahier de la ville d'Étain, après avoir cité une foule de textes: Que leur règne n'est pas de ce monde; que s'ils veulent être les premiers dans l'autre, il faut qu'ils soient les derniers dans celui-ci, etc., leur fait ce dilemme admirable: Si vous croyez à votre Évangile, mettez-vous à la dernière place qu'il vous assigne; soyez du moins nos égaux; ou, si vous ne croyez pas un mot de ce que vous dites, vous êtes donc des hypocrites et des fripons, et nous vous donnons, très-révérendissime père en Dieu, monseigneur l'archevêque de Paris, six cent mille livres de rentes pour vous moquer de nous: Quidquid dixeris argumentabor.»
Le haut clergé aima mieux se retirer de la Révolution que de rompre ces fatales attaches aux biens temporels, qui avaient amené dans l'Église le déclin des croyances et la corruption des moeurs.
Des hommes de loi, profondément versés dans la science des décrétales et des conciles; des abbés jansénistes, des ecclésiastiques connus par la rectitude de leur jugement, démontrèrent que le clergé n'était pas propriétaire, mais simple administrateur de ses biens, qui avaient été donnés au culte et non aux prêtres; l'État pouvait donc en exiger la restitution: mais quand même l'Église eût été réellement dépouillée, ne devait-elle pas se tenir pour heureuse d'être allégée du fardeau de ces richesses qui lui aliénaient le coeur des populations? Ne devait-elle pas tout au moins se soumettre? N'est-il pas écrit dans l'Évangile: «Si l'on veut enlever votre tunique, donnez aussi votre manteau?»
Le haut clergé ne voulait rien céder: il réclama, protesta; au langage irrité des évêques, on eût dit que rendre les biens, pour eux, c'était rendre l'âme. Jésus se relevait à demi du tombeau tout chargé de liens, et criait à ces indignes ministres: «Vous me déshonorez! Je vous ai dit que mon royaume n'était pas de ce monde, et vous avez établi un État dans l'État. Je vous ai dit: N'amassez point de trésors, nolite thesaurisare, et vous avez mis tellement votre coeur dans les biens de ce monde, que vous refusez de rendre aux hommes ce qu'ils vous ont confié. Je vous renie devant mon père comme vous m'avez renié devant la nation.»
Ce langage, quelques bons prêtres le firent entendre à la tribune: «Qui oserait me dire, s'écriait le curé de Cuiseaux, que le tiers des biens de l'Église a été donné aux pauvres; que l'autre tiers a été consacré à l'entretien des églises; que les prêtres du second ordre ont été équitablement salariés? Ainsi, depuis plus de cent trente ans, le clergé a joui de soixante-dix millions de biens dont il n'était pas propriétaire.»
L'abbé Gouttes s'écriait au milieu des murmures: «Vous n'y gagnerez rien; je dirai la vérité. Je dirai qu'on aurait moins calomnié le clergé et qu'on aurait béni la religion, si les ecclésiastiques se fussent respectés davantage. Je dirai avec Fleury que, pendant les persécutions, les prêtres, n'ayant pas l'administration de leur église, étaient vraiment vertueux; mais les persécutions cessèrent. Alors ils devinrent des pasteurs mercenaires, s'engraisseront de la substance de leur troupeau, et l'abandonnèrent aux loups… Quand les législateurs réprimeront les abus, quand ils supprimeront les bénéfices simples, quand ils réduiront les ecclésiastiques à un traitement particulier… les législateurs ne feront rien de mauvais; ils agiront, non comme des hommes, mais comme des anges envoyés sur la terre pour rétablir dans l'Église les vertus que la mauvaise distribution des biens en avait exilées.»