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III.

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L'adolescent de la photographie avait à peine mûri; Juste-Agénor avait dit: dix-neuf ans; on ne lui en eût pas donné plus de seize. Certainement Lafcadio, venait seulement d'arriver; en remettant à sa place le carnet, Julius avait déjà levé les yeux vers la porte et n'avait vu personne; mais comment ne l'avait-il pas entendu approcher? alors, instinctivement, regardant les pieds du jeune homme, Julius vit qu'en guise de bottines il avait chaussé des caoutchoucs.

Lafcadio souriait d'un sourire qui n'avait rien d'hostile; il semblait plutôt amusé, mais ironique; il avait gardé sur la tête une casquette de voyage, mais, dès qu'il rencontra le regard de Julius, se découvrit et s'inclina cérémonieusement.

— Monsieur Wluiki? demanda Julius.

Le jeune homme s'inclina de nouveau sans répondre.

— Pardonnez-moi de m'être installé dans votre chambre à vous attendre. A vrai dire, je n'aurais pas osé y entrer de moi-même et si l'on ne m'y avait introduit.

Juius parlait plus vite et plus haut que de coutume, pour se prouver qu'il n'était point gêné. Le front de Lafcadio se fronça presque insensiblement; il alla vers le parapluie de Julius; sans mot dire, le prit et le mit à ruisseler dans le couloir; puis, rentrant dans la chambre, fit signe à Julius de s'asseoir.

— Sans doute vous étonnez-vous de me voir?

Lafcadio tira tranquillement une cigarette d'un étui d'argent et l'alluma.

— Je m'en vais vous expliquer en peu de mots les raisons qui m'amènent, et que vous allez comprendre très vite...

Plus il parlait, plus il sentait se volatiliser son assurance.

— Voici... Mais permettez d'abord que je me nomme;

— puis, comme gêné d'avoir à prononcer son nom, il tira de son gilet une carte et la tendit à Lafcadio, qui la posa, sans la regarder, sur la table.

— Je suis... Je viens d'achever un travail assez important; c'est un petit travail que je n'ai pas le temps de mettre au net moi-même. Quelqu'un m'a parlé de vous comme ayant une excellente écriture, et j'ai pensé que, d'autre part — ici le regard de Julius circula éloquemment à travers le dénuement de la pièce — j'ai pensé que vous ne seriez peut-être pas fâché de...

— Il n'y a personne à Paris, interrompit alors Lafcadio, personne qui ait pu vous parler de mon écriture. — Il porta alors les yeux sur le tiroir où Julius avait, sans s'en douter, fait sauter un imperceptible sceau de cire molle, puis tournant violemment la clef dans la serrure et la mettant ensuite dan sa poche: — personne qui ait le droit d'en parler, reprit-il, en regardant Julius rougir. — D'autre part (il parlait très lentement, comme bêtement, sans intonation aucune), je ne discerne pas encore nettement les raisons que peut avoir Monsieur... (il regarda la carte), que peut avoir de s'intéresser particulièrement à moi le comte Julius de Baraglioul. Cependant (et sa voix soudain, à l'instar de celle de Julius, se fit onctueuse et flexible), votre proposition mérite d'être prise en considération par quelqu'un qui a besoin d'argent, ainsi qu'il ne vous a pas échappé. (Il se leva.) — Permettez-moi, Monsieur, de venir vous porter ma réponse demain matin.

L'invite à sortir était nette. Julius se sentait en trop mauvaise posture pour insister; il prit son chapeau, hésita un instant:

— J'aurais voulu causer avec vous davantage, dit-il gauchement. Permettez-moi d'espérer que demain... Je vous attendrai dès dix heures.

Lafcadio s'inclina.

Sitôt que Julius eut tourné le couloir, Lafcadio repoussa la porte et tira le verrou. Il courut au tiroir, sortit son cahier; l'ouvrit à la dernière page indiscrète et, juste au point où, depuis bien des mois, il l'avait laissé, il écrivit, au crayon d'une grande écriture cabrée, très différent de la première:

Pour avoir laissé Olibrius fourrer son sale nez dans ce carnet = l punta.

Il tira de sa poche un canif, dont une lame très effilée ne formait plus qu'une sorte de court poinçon, la flamba sur une allumette et, à travers la poche de sa culotte, d'un coup, se l'enfonça droit dans la cuisse. Il ne put réprimer une grimace. Mais cela ne lui suffit pas. Au-dessous de sa phrase, sans s'asseoir, penché sur la table, il écrivit:

Et pour lui avoir montré que je le savais = 2 punte.

Cette fois il hésita; détacha sa culotte et la rabattit de côté. Il regarda sa cuisse où la petite blessure qu'il venait de faire saignait; il examina d'anciennes cicatrices qui, tout autour, laissaient comme des traces de vaccin. Il flamba la lame à nouveau, puis, très vite, par deux fois, l'enfonça derechef dans sa chair.

— Je ne prenais pas tant de précautions autrefois, se dit-il en allant au flacon d'alcool de menthe, dont il versa quelques gouttes sur les plaies.

Sa colère était un peu calmée, lorsque, en reposant le flacon, il remarqua que la photographie qui le représentait avec sa mère n'était plus tout à fait à la même place. Alors il la saisit, la contempla une dernière fois avec une sorte de détresse, puis, tandis qu'un flot de sang lui montait au visage, la déchira rageusement. Il voulut mettre le feu aux morceaux; mais ceux-ci prenaient mal la flamme; alors, débarrassant la cheminée des sacs qui l'encombraient, il posa dans le foyer, en guise de chenets, ses deux seuls livres, dépeça, lacéra, chiffonna son carnet, jeta, par-dessus, son image et alluma tout.

Le visage contre la flamme, il se persuadait que, ces souvenirs, il les voyait brûler avec un contentement indicible; mais quand il se releva, après que tout fut en cendre, la tête lui tournait un peu. La chambre était pleine de fumée. Il alla à sa toilette et s'épongea le front.

A présent, il considérait la petite carte de visite d'un oeil plus clair.

Comte Julius de Baraglioul, répétait-il. Dapprima importa sapere chi é.

Il arracha le foulard qu'il portait en guise de cravate et de col, défit à demi sa chemise et, devant la fenêtre ouverte, laissa l'air frais baigner ses flancs. Puis, soudain pressé de sortir, promptement chaussé, cravaté, coiffé d'un décent feutre gris — apaisé et civilisé dans la mesure du possible, — Lafcadio ferma derrière lui la porte de sa chambre et s'achemina vers la place Saint-Sulpice. Là, en face de la mairie, à la bibliothèque Cardinal, il trouverait sans doute les renseignements qu'il souhaitait.

André Gide: Oeuvres majeures

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