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VI.

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Julius de Baraglioul vivait sous le régime prolongé d'une morale provisoire, cette même morale à laquelle se soumettait Descartes en attendant d'avoir bien établi les règles d'après lesquelles vivre et dépenser désormais. Mais ni le tempérament de Julius ne parlait avec une telle intransigeance, ni la pensée avec une telle autorité qu'il eût été jusqu'à présent beaucoup gêné pour se régler aux convenances. Il n'exigeait, tout compte fait, que du confort, dont ses succès d'homme de lettres faisaient partie. Au décri de son dernier livre, pour la première fois il ressentait de la piqûre.

Il n'avait pas été peu mortifié en se voyant refuser accès auprès de son père; il l'eût été bien davantage s'il avait pu savoir qui venait de le devancer près du vieux. En s'en retournant rue de Verneuil, il repoussait de plus en plus faiblement l'impertinente supposition qui déjà l'avait importuné tandis qu'il se rendait chez Lafcadio. Lui aussi rapprochait faits et dates; lui aussi se refusait désormais à ne voir qu'une simple coïncidence dans cette étrange conjonction. Au reste la jeune grâce de Lafcadio l'avait séduit, et bien qu'il se doutât que son père, en faveur de ce frère bâtard, l'allait frustrer d'une parcelle de patrimoine, il ne se sentait à son égard aucune malveillance; même il l'attendait ce matin avec une assez tendre et prévenante curiosité.

Quant à Lafcadio, si ombrageux qu'il fût et réticent, cette rare occasion de parler le tentait; et le plaisir d'incommoder un peu Julius. Car même avec Protos il n'avait jamais été bien avant dans la confidence. Quel chemin il avait fait, depuis! Julius après tout ne lui déplaisait pas, si fantoche qu'il lui parût; il était amusé de se savoir son frère.

Comme il s'acheminait vers la demeure de Julius ce matin, lendemain du jour qu'il avait reçu sa visite, il lui advint une assez bizarre aventure: Par amour du détour, poussé peut-être par son génie, aussi pour fatiguer certaine turbulence de son esprit et de sa chair, et désireux de se présenter maître de soi chez son frère, Lafcadio prenait par le plus long; il avait suivi le boulevard des Invalides, était repassé près du théâtre de l'incendie, puis continuait par la rue de Bellechasse.

— Trente-quatre rue de Verneuil, se répétait-il en marchant; quatre et trois, sept: le chiffre est bon.

Il débouchait rue Saint-Dominique, à l'endroit où cette rue coupe le boulevard Saint-Germain, lorsque, de l'autre côté du boulevard, il vit et crut aussitôt reconnaître cette jeune fille qui, depuis la veille, ne laissait pas d'occuper un peu sa pensée. Il pressa le pas aussitôt... C'était elle! Il la rejoignit à l'extrémité de la courte rue de Villersexel, mais estimant qu'il serait peu Baraglioul de l'aborder, se contenta de lui sourire en s'inclinant un peu et soulevant discrètement son chapeau; puis, passant rapidement, il trouva fort expédient de se jeter dans un bureau de tabac, tandis que la jeune fille, prenant de nouveau les devants, tournait dans la rue de l'Université.

Quand Lafcadio ressortit du bureau et entra dans ladite rue à son tour, il regarda de droite et de gauche: la jeune fille avait disparu. — Lafcadio, mon ami, vous donnez dans le plus banal; si vous devez tomber amoureux, ne comptez pas sur ma plume pour peindre le désarroi de votre coeur... Mais non: il eût trouvé malséant de commencer une poursuite; aussi bien ne voulait-il pas se présenter en retard chez Julius, et le détour qu'il venait de faire ne lui laissait pas le temps de muser. La rue de Verneuil heureusement était proche; la maison qu'occupait Julius, au premier coin de rue. Lafcadio jeta le nom du comte au concierge et s'élança dans l'escalier.

Cependant Geneviève de Baraglioul, — car c'était elle, la fille aînée du comte Julius, qui revenait de l'hôpital des Enfants-Malades, où elle allait tous les matins, - bien plus troublée que Lafcadio par cette nouvelle rencontre, avait regagné en grande hâte la demeure paternelle; entrée sous la porte cochère précisément à l'instant où Lafcadio tournait la rue, elle atteignait le second étage lorsque des bonds pressés, derrière elle, la firent retourner; quelqu'un montait plus vite qu'elle; elle s'effaçait pour laisser passer, mais, reconnaissant tout à coup Lafcadio qui s'arrêtait interdit, en face d'elle:

— Est-il digne de vous, Monsieur, de me poursuivre? dit-elle du ton le plus courroucé qu'elle put.

— Hélas! Mademoiselle, qu'allez-vous penser de moi? s'écria Lafcadio. Vous ne me croirez pas si je vous dis que je ne vous avais pas vue entrer dans cette maison, où je suis on ne peut plus surpris de vous retrouver. N'est-ce donc pas ici qu'habite le comte Julius de Baraglioul?

— Quoi! fit Geneviève en rougissant, vous seriez le nouveau secrétaire qu'attend mon père? Monsieur Lafcadio Wlou... vous portez un nom si bizarre que je ne sais comment le prononcer. — Et comme Lafcadio, rougissant à son tour, s'inclinait: — Puisque je vous trouve ici, Monsieur, puis-je vous demander en grâce de ne point parler à mes parents de cette aventure d'hier, que je crois qu'ils ne goûteraient guère; ni surtout de la bourse que je leur ai dit avoir perdue.

— J'allais, Mademoiselle, vous supplier également de garder le silence sur le rôle absurde que vous m'avez vu jouer. Je suis comme vos parents: je ne le comprends guère, et je ne l'approuve pas du tout. Vous avez dû me prendre pour un terre-neuve. Je n'ai pas pu me retenir... Excusez-moi. J'ai à apprendre encore... Mais j'apprendrai, je vous assure... Voulez-vous me donner la main?

Geneviève de Baraglioul, qui ne s'avouait pas à elle-même qu'elle trouvait Lafcadio très beau, n'avoua pas à Lafcadio que, loin de lui paraître ridicule, il avait pris pour elle figure de héros. Elle lui tendit une main qu'il porta fougueusement à ses lèvres; alors, souriant simplement, elle le pria de redescendre quelques marches et d'attendre qu'elle fût rentrée et eût refermé la porte pour sonner à son tour, de sorte qu'on ne les vît point ensemble; et surtout de ne point montrer, dans la suite, qu'ils s'étaient précédemment rencontrés.

Quelques minutes plus tard Lafcadio était introduit dans le cabinet du romancier.

L'accueil de Julius fut engageant; Julius ne savait pas s'y prendre; l'autre se défendit aussitôt:

— Monsieur, je dois vous avertir d'abord: j'ai grande horreur de la reconnaissance; autant que des dettes; et quoi que vous fassiez pour moi, vous ne pourrez m'amener à me sentir votre obligé.

Julius à son tour se rebiffa:

— Je ne cherche pas à vous acheter, monsieur Wluiki, commençait-il déjà de son haut... Mais tous deux voyant qu'ils allaient se couper les ponts, ils s'arrêtèrent net et, après un moment de silence:

— Quel est donc ce travail que vous vouliez me confier? commença Lafcadio d'un ton plus souple.

Julius se déroba, prétextant que le texte n'en était pas encore au point; il ne pouvait être mauvais d'ailleurs qu'ils fissent auparavant plus ample connaissance.

— Avouez, Monsieur, reprit Lafcadio d'un ton enjoué, qu'hier vous ne m'avez pas attendu pour la faire, et que vous avez favorisé de vos regards certain carnet...?

Julius perdit pied, et, quelque peu confusément:

— J'avoue que je l'ai fait, dit-il; puis dignement: — je m'en excuse. Si la chose était à refaire, je ne la recommencerais pas.

— Elle n'est plus à faire; j'ai brûlé le carnet.

Les traits de Julius se désolèrent:

— Vous êtes très fâché?

— Si j'étais encore fâché, je ne vous en parlerais pas. Excusez le ton que j'ai pris tout à l'heure en entrant, continua Lafcadio résolu à pousser sa pointe. Tout de même je voudrais bien savoir si vous avez également lu un bout de lettre qui se trouvait dans le carnet?

Julius n'avait point lu le bout de lettre; pour la raison qu'il ne l'avait point trouvé; mais il en profita pour protester de sa discrétion. Lafcadio s'amusait de lui et s'amusait à le laisser paraître.

— J'ai pris déjà quelque peu de revanche sur votre dernier livre, hier.

— Il n'est guère fait pour vous intéresser, se hâta de dire Julius.

— Oh! je ne l'ai pas lu tout entier. Il faut que je vous avoue que je n'ai pas grand goût pour la lecture. En vérité je n'ai jamais pris de plaisir qu'à Robinson... Si, Aladin encore... A vos yeux, me voici bien disqualifié.

Julius leva la main doucement:

— Simplement je vous plains: vous vous privez de grandes joies.

— J'en connais d'autres.

— Qui ne sont peut-être pas d'aussi bonne qualité.

— Soyez-en sûr! — Et Lafcadio riait avec passablement d'impertinence.

— Ce dont vous souffrirez un jour, reprit Julius un peu chatouillé par la gouaille.

— Quand il sera trop tard, acheva sentencieusement Lafcadio; puis brusquement: — Cela vous amuse beaucoup d'écrire?

Julius se redressa:

— Je n'écris pas pour m'amuser, dit-il noblement. Les joies que je goûte en écrivant sont supérieures à celles que je pourrais trouver à vivre. Du reste l'un n'empêche pas l'autre...

— Cela se dit. — Puis, élevant brusquement le ton qu'il avait laissé retomber comme par négligence: — Savez-vous ce qui me gâte l'écriture? Ce sont les corrections, les ratures, les maquillages qu'on y fait.

— Croyez-vous donc qu'on ne se corrige pas, dans la vie? demanda Julius allumé.

— Vous ne m'entendez pas: Dans la vie, on se corrige, à ce qu'on dit, on s'améliore; on ne peut corriger ce qu'on a fait. C'est ce droit de retouche qui fait de l'écriture une chose si grise et si... (il n'acheva pas). Oui; c'est là ce qui me paraît si beau dans la vie; c'est qu'il faut peindre dans le frais. La rature y est défendue.

— Y aurait-il à raturer dans votre vie?

— Non... pas encore trop... Et puisqu'on ne peut pas...

Lafcadio se tut un instant, puis: — C'est tout de même par désir de rature que j'ai jeté au feu mon carnet!... Trop tard, vous voyez bien... Mais avouez que vous n'y avez pas compris grand-chose.

Non; cela, Julius ne l'avouerait point.

— Me permettez-vous quelques questions? dit-il en guise de réponse.

Lafcadio se leva si brusquement que Julius crut qu'il voulait fuir; mais alla seulement vers la fenêtre, et soulevant le rideau d'étamine:

— C'est à vous ce jardin?

— Non, fit Julius.

— Monsieur, je n'ai laissé jusqu'à présent personne lorgner si peu que ce soit dans ma vie, reprit Lafcadio sans se retourner. Puis, revenant à Julius qui ne voyait déjà plus en lui qu'un gamin: — Mais aujourd'hui c'est jour férié; je m'en vais me donner vacances, pour une unique fois dans ma vie. Posez vos questions, je m'engage à répondre à toutes... Ah! que je vous dise d'abord que j'ai flanqué à la porte la fille qui hier vous l'avait ouverte.

Par convenance Julius prit un air consterné.

— A cause de moi! Croyez que...

— Bah! depuis quelque temps je cherchais comment m'en défaire.

— Vous... viviez avec elle? demanda gauchement Julius.

— Oui; par hygiène... Mais le moins possible; et en souvenir d'un ami qui avait été son amant.

— Monsieur Protos, peut-être? hasarda Julius, bien décidé à ravaler ses indignations, ses dégoûts, ses réprobations et à ne laisser paraître de son étonnement, ce premier jour, ce qu'il en faudrait pour animer un peu ses répliques.

— Oui, Protos, répondit Lafcadio tout riant. Vous voudriez savoir qui est Protos?

— De connaître un peu vos amis m'apprendrait peut-être à vous connaître.

— C'était un Italien, du nom de... ma foi, je ne sais plus, et peu importe! Ses camarades, ses maîtres même ne l'appelèrent plus que par ce surnom, à partir du jour où il décrocha brusquement la première place de thème grec.

— Je ne me souviens pas d'avoir jamais été premier moi-même, dit Julius pour aider à la confidence; mais j'ai toujours aimé, moi aussi, me lier avec les premiers. Donc, Protos...

— Oh! c'était à la suite d'un pari qu'il avait fait. Auparavant il restait l'un des derniers de notre classe, bien qu'un des plus âgés; tandis que j'étais l'un des plus jeunes; mais, ma foi, je n'en travaillais pas mieux pour ça. Protos marquait un grand mépris pour ce que nous enseignaient nos maîtres; pourtant, après qu'un de nos forts-en-thèmes, qu'il détestait, lui eût dit un jour: il est commode de dédaigner ce dont on ne serait pas capable (ou je ne sais quoi dans ce goût), Protos se piqua, s'entêta quinze jours durant, fit si bien qu'à la composition qui suivit il passa par-dessus la tête de l'autre! à la grande stupeur de nous tous. Je devrais dire: d'eux tous. Quant à moi je tenais Protos en considération trop haute pour que cela pût beaucoup m'étonner. Il m'avait dit: je leur montrerai que ça n'est pas si difficile! Je l'avais cru.

— Si je vous entends bien, Protos a eu sur vous de l'influence.

— Peut-être. Il m'imposait. A vrai dire, je n'ai eu avec lui qu'une seule conversation intime; mais elle fut pour moi si persuasive que, le lendemain, je m'enfuis de la pension où je me blanchissais comme une salade sous une tuile, et je regagnai à pied Baden où ma mère vivait alors en compagnie de mon oncle le marquis de Gesvres... Mais nous commençons par la fin. Je pressens que vous me questionneriez très mal. Tenez! laissez-moi vous raconter ma vie, tout simplement. Vous apprendrez ainsi beaucoup plus que vous n'auriez su demander, et peut-être même souhaité d'apprendre... Non, merci, je préfère les miennes, dit-il en sortant son étui et jetant la cigarette que lui avait d'abord offerte Julius et qu'en discourant il avait laissé éteindre.

André Gide: Oeuvres majeures

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