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II.

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A Rome, comme il lanternait devant la gare, sa valise à la main, si fatigué, si désorienté, si perplexe qu'il ne se décidait à rien et ne se sentait plus de force que pour repousser les avances des portiers d'hôtels, Fleurissoire eut la fortune de rencontrer un facchino qui parlait français. Baptistin était un jeune natif de Marseille, presque glabre encore, à l'oeil vif, qui, reconnaissant en Fleurissoire un pays, s'offrit à le guider et à lui porter sa valise.

Fleurissoire, durant la longueur du voyage, avait potassé son _Baedeker_. Une sorte d'instinct, de pressentiment, d'avertissement intérieur, détourna presque aussitôt du Vatican sa pieuse sollicitude, pour la concentrer sur le Château Saint-Ange, l'ancien Mausolée d'Adrien, cette geôle célèbre qui, dans de secrets cachots, avait jadis abrité maints prisonniers illustres, et qu'un corridor souterrain relie, paraît-il, au Vatican.

Il contemplait le plan. — "C'est là qu'il faut trouver à ce loger", avait-il décidé, posant l'index sur le quai di Tordinona, en face du Château Saint-Ange. Et, par une conjoncture providentielle, c'est aussi là que se proposait de l'entraîner Baptistin; non sur le quai précisément, qui n'est à proprement parler qu'une chaussée, mais tout auprès: via dei Vecchierelli, c'est-à-dire: des petits vieillards, la troisième rue, en partant du ponte Umberto, qui vient buter sur le remblai; il connaissait une maison tranquille (des fenêtres du troisième, en se penchant un peu, on aperçoit le Mausolée), où des dames très complaisantes parlent toutes les langues, et une en particulier le français.

— Si Monsieur est fatigué on peut prendre une voiture; c'est loin... Oui, l'air est plus frais ce soir; il a plu; un peu de marche après le long trajet fait du bien... Non, la valise n'est pas trop lourde; je la porterai bien jusque-là... Pour la première fois à Rome! Monsieur vient de Toulouse peut-être?... Non; de Pau. J'aurais dû reconnaître l'accent.

Ainsi causant ils cheminaient. Ils prirent la via Viminale; puis la via Agostino Depretis, qui joint le Viminale au Pincio; puis, par la via Nazionale, ils gagnèrent le Corso, qu'ils traversèrent; à partir de quoi ils progressèrent à travers un labyrinthe de ruelles sans nom. La valise n'était pas si lourde qu'elle ne permît au facchino un pas très allongé que Fleurissoire n'emboîtait qu'à grand-peine. Il trottinait derrière Baptistin, recru de fatigue et fondu de chaleur.

— Nous y voici, dit enfin Baptistin, alors que l'autre allait demander grâce.

La rue, ou plutôt: la ruelle des Vecchierelli, était étroite et ténébreuse, au point que Fleurissoire hésitait à s'y engager. Baptistin cependant était entré dans la seconde maison de droite, dont la porte ouvrait à quelques mètres du coin du quai; au même instant Fleurissoire vit un _bersagliere_ en sortir; l'uniforme élégant, qu'il avait déjà remarqué à la frontière, le rassura; car il avait confiance dans l'armée. Il avança de quelques pas. Une dame parut sur le seuil, la patronne de l'auberge apparemment, qui lui sourit d'un air affable. Elle portait un tablier de satin noir, des bracelets, un ruban de taffetas céruléen autour du cou; ses cheveux noirs de jais, ramenés en édifice sur le sommet de la tête, pesaient sur un énorme peigne d'écaille.

— Ta valise est montée au troisième, dit-elle à Amédée, qui dans le tutoiement surprit une coutume italienne, ou la connaissance insuffisante du français.

— _Grazia!_ répondit-il en souriant à son tour. Grazia! C'était: _merci_, le seul mot italien qu'il sût dire et qu'il jugeait poli de mettre au féminin quand il remerciait une dame.

Il monta, reprenant haleine et courage à chaque palier, car il était rendu et l'escalier sordide travaillait à le désespérer. Les paliers se succédaient toutes les dix marches, l'escalier hésitant, biaisant, s'y reprenant à trois fois avant de parvenir à l'étage. Au plafond du premier palier, faisant face à l'entrée, une cage à serin était suspendue que l'on pouvait voir de la rue. Sur le second palier un chat rogneux avait traîné un peu de merluche qu'il s'apprêtait à déglutir. Sur le troisième palier donnaient les cabinets d'aisance, dont la porte grande ouverte laissait voir, à côté du siège, une vase haut de forme en terre jaune, du calice duquel sortait le manche d'un petit balai; sur ce palier Amédée ne s'arrêta point.

Au premier étage, un quinquet à la gazoline fumait à côté d'une large porte vitrée sur laquelle, en caractères dépolis, le mot _Salone_ était inscrit; mais la pièce était sombre: à travers le verre, Amédée ne distinguait qu'à peine, sur le mur qui lui faisait face, une glace au cadre doré.

Il atteignait le septième palier, lorsqu'un nouveau militaire, un artilleur cette fois, sorti d'une des chambres du second, le heurta, descendant très vite, qui passa, bredouillant en riant quelque excuse italienne, après l'avoir remis en équilibre; car Fleurissoire paraissait ivre et, de fatigue, ne tenait plus qu'à peine debout. Rassuré par le premier uniforme, il fut plutôt inquiété par le second.

— Ces militaires vont faire bien du train, pensa-t-il. Heureusement que ma chambre est au troisième; j'aime mieux les avoir au-dessous.

Il n'avait pas plus tôt dépassé le second étage qu'une femme au peignoir béant, aux cheveux défaits, accourue du fond du couloir, le héla.

— Elle me prend pour quelque autre, se dit-il, et il se pressa de monter en détournant les yeux pour ne point la gêner d'avoir été surprise peu vêtue.

Au troisième étage il arriva tout essoufflé et retrouva Baptistin; celui-ci parlait italien avec une femme d'âge indécis, qui lui rappela extraordinairement, mais en moins gras, la cuisinière des Blafaphas.

—Votre valise est au numéro seize, la troisièe porte. Faites attention, en passant, au seau qui est dans le couloir.

— Je l'ai mis dehors parce qu'il fuyait, expliqua la femme, en français.

La porte du seize était ouverte; sur une table, une bougie allumée éclairait la chambre et jetait un peu de clarté dans le corridor où, devant la porte du quinze, autour d'un seau de toilette en métal, luisait sur le dallage une flaque, que Fleurissoire enjamba. Une odeur âcre en émanait. La valise était là, en évidence, sur une chaise. Sitôt dans l'atmosphère étouffée de la chambre, Amédée sentit la tête lui tourner, et, jetant sur le lit son parapluie, son châle et son chapeau, se laissa tomber dans un fauteuil. Son front ruisselait; il crut qu'il allait se trouver mal.

— C'est Mme Carola, qui cause le français, dit Baptistin.

Tous deux étaient entrés dans la chambre.

— Ouvrez un peu la fenêtre, soupira Fleurissoire, incapable de se lever.

— Oh! ce qu'il a chaud! disait Mme Carola en épongeant le visage blême et suant avec un petit mouchoir parfumé qu'elle sortit de son corsage.

— On va le pousser près de la croisée.

Et soulevant à eux deux le fauteuil dans lequel Amédée balancé, aux trois quarts évanoui, se laissait faire, ils le mirent à même de respirer, au lieu des relents du couloir, les puanteurs variées de la rue. La fraîcheur cependant le ranima. Fouillant dans son gousset il en sortit le tortillon de cinq lires qu'il avait préparé pour Baptistin:

— Je vous remercie bien. A présent laissez-moi.

Le facchino sortit.

— Tu n'aurais pas dû lui donner tant, dit Carola.

Amédée acceptait le tutoiement pour une coutume italienne; il ne songeait plus à présent qu'à se coucher; mais Carola ne semblait point prête à partir; alors, emporté par la politesse, il causa.

— Vous parlez français aussi bien qu'une Française.

— C'est pas étonnant; je suis de Paris. Et vous?

— Moi je suis du Midi.

— J'avais deviné ça. En vous voyant, je me disais: ce Monsieur doit être de la province. C'est la première fois que vous venez en Italie?

— La première.

— Vous venez pour affaires.

— Oui.

— C'est beau, Rome. Il y a beaucoup à voir.

— Oui... Mais ce soir je suis un peu fatigué, hasardait-il; et, comme pour s'excuser: — Je voyage depuis trois jours.

— C'est long pour venir ici.

— Et je n'ai pas dormi depuis trois nuits.

A ces mots, Mme Carola, avec cette subite familiarité italienne qui ne laissait pas d'interloquer encore Fleurissoire, lui pinçant le menton:

— Polisson! fit-elle.

Ce geste ramena quelque peu de sang au visage d'Amédée qui, soucieux d'écarter aussitôt l'insinuation désobligeante, parla puces, punaises, moustiques, longuement.

— Ici tu n'auras rien de tout cela. Tu vois comme c'est propre.

— Oui; j'espère que je vais bien dormir.

Mais elle ne partait toujours pas. Il se souleva péniblement du fauteuil, porta la main aux premiers boutons de son gilet, en hasardant:

— Je crois que je vais me coucher.

Mme Carola comprit la gêne de Fleurissoire:

— Tu veux que je te laisse un peu, je vois, dit-elle avec tact.

Aussitôt qu'elle fut sortie, Fleurissoire donna un tour de clef à la porte, sortit sa chemise de nuit de sa valise et se mit au lit. Mais apparemment le pêne de la serrure ne mordait pas, car il n'avait pas encore soufflé sa bougie, que la tête de Carola reparut dans la porte entrebâillée, derrière le lit, tout près du lit, souriante...

Une heure plus tard, quand il se ressaisit, Carola gisait contre lui, couchée entre ses bras, toute nue.

Il dégagea de dessous elle son bras gauche qui s'aigrissait, puis s'écarta. Elle dormait. Une faible lueur, montée de la ruelle, emplissait la chambre, et l'on n'entendait d'autre bruit que celui de la respiration égale de cette femme. Alors Amédée Fleurissoire, qui ressentait tout le long du corps et dans l'âme un alanguissement insolite, sortit d'entre les draps ses jambes maigres et, assis sur le bord du lit, il pleura.

Comme la sueur tantôt, les larmes à présent lavaient sa face et se mêlaient à la poussière du wagon; elles jaillissaient sans bruit, sans arrêt, à petit flot, du fond de lui, comme d'une source cachée. Il songeait à Arnica, à Blafaphas, hélas! Ah! s'ils l'avaient pu voir! Jamais plus il n'oserait, à présent, reprendre sa place auprès d'eux... Puis il songeait à sa mission auguste, désormais compromise; il gémissait à demi-voix:

— C'en est fait! Je ne suis plus digne... Ah! c'en est fait! C'en est fait!

L'accent étrange de ses soupirs cependant avait réveillé Carola. A présent, à genoux au pied du lit, il martelait à petits coups de poing sa débile poitrine, et Carola stupéfaite l'entendait claquer des dents, et, parmi ses sanglots, répéter:

— Sauve qui peut! L'église croule...

A la fin, n'y tenant plus:

— Mais qu'est-ce qui te prend, mon pauvre vieux? Tu deviens fou?

Il se tourna vers elle:

— Je vous en prie, madame Carola, laissez-moi... Il faut absolument que je reste seul. Je vous reverrai demain matin.

Puis comme, somme toute, il n'en voulait qu'à lui, il l'embrassa doucement sur l'épaule:

— Ah! ce que nous avons fait là, vous ne savez pas combien c'est grave. Non, non! Vous ne savez pas. Vous ne pourrez jamais savoir.

André Gide: Oeuvres majeures

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