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Amédée Fleurissoire I.

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La comtesse Guy de Saint-Prix, soeur puînée de Julius, que la mort du comte Juste-Agénor avait brusquement appelée à Paris, n'était pas depuis longtemps de retour dans le coquet château de Pezac, à quatre kilomètres de Pau, que depuis son veuvage elle ne quittait guère, et moins encore depuis le mariage et l'établissement de ses enfants — lorsqu'elle y reçut une visite singulière.

Elle rentrait d'une de ces promenades matinales qu'elle avait accoutumé de faire dans un léger dog-car conduit par elle-même; on vint l'avertir qu'un capucin l'attendait depuis une heure dans le salon. L'inconnu se recommandait du cardinal André, ainsi que l'attestait la carte de celui-ci qu'on remit à la comtesse; la carte était sous enveloppe; on y lisait, au-dessous du nom du cardinal, de sa fine et presque féminine écriture, ces mots:

Recommande à la toute spéciale attention de la comtesse de Saint-Prix, l'abbé J.P. Salus, chanoine de Virmontal.

C'était tout; et cela suffisait; la comtesse recevait volontiers les gens d'église; de plus, le cardinal André tenait l'âme de la comtesse en sa main. Elle ne fit qu'un bond jusqu'au salon et s'excusa de s'être fait attendre.

Le chanoine de Virmontal était bel homme; sur son noble visage éclatait une mâle énergie qui jurait (si j'ose dire) étrangement avec l'hésitante précaution de ses gestes et de sa voix, comme étonnaient ses cheveux presque blancs, près de la carnation jeune et fraîche de son visage.

Malgré l'affabilité de la comtesse, la conversation s'engageait mal et traînait en phrases de convenance sur le deuil récent de la comtesse, la santé du cardinal André, le nouvel échec de Julius à l'Académie. Cependant la voix de l'abbé se faisait de plus en plus lente et sourde, et l'expression de son visage désolée. Il se levait enfin, mais au lieu de prendre congé:

— J'aurais voulu, Madame la comtesse, et de la part du cardinal, vous entretenir d'un sujet grave. Mais la pièce est sonore; le nombre des portes m'effraie; je crains qu'on nous puisse entendre.

La comtesse adorait confidences et simagrées; elle fit entrer le chanoine dans un boudoir étroit auquel on n'accédait que par le salon, ferma la porte:

— Ici nous sommes à l'abri, dit-elle. Parlez sans crainte.

Mais au lieu de parler, l'abbé qui, en face de la comtesse avait pris place sur un petit fauteuil bas, tira un foulard de sa poche et y étouffa des sanglots convulsifs. Perplexe, la comtesse atteignit sur un guéridon près d'elle un panier à ouvrage, chercha dans le panier un flacon de sels, hésita à l'offrir à son hôte, et prit enfin le parti de le respirer elle-même.

— Excusez-moi, dit enfin l'abbé, sortant du foulard une face congestionnée. Je vous sais trop bonne catholique, Madame la comtesse, pour ne pas bientôt me comprendre et partager mon émotion.

La comtesse avait horreur des effusions; elle réfugia sa bienséance derrière un face-à-main. L'abbé se ressaisit aussitôt, et rapprochant un peu son fauteuil:

— Il m'a fallu, Madame la comtesse, la solennelle assurance du cardinal pour me décider à venir vous parler; oui, l'assurance qu'il m'a donnée que votre foi n'était point de ces fois mondaines, simples revêtements de l'indifférence...

— Venons au fait, Monsieur l'abbé.

— Le cardinal m'a donc assuré que je pouvais avoir en votre discrétion une confiance parfaite; une discrétion de confesseur, si j'ose ainsi dire...

— Mais, Monsieur l'abbé, pardonnez-moi: s'il s'agit d'un secret dont le cardinal soit averti, d'un secret d'une telle gravité, comment ne m'en a-t-il pas parlé lui-même?

Le seul sourire de l'abbé eût déjà fait comprendre à la comtesse l'incongruité de sa question.

— Une lettre! Mais, Madame, à la poste, de nos jours, toutes les lettres des cardinaux sont ouvertes.

— Il pouvait vous confier cette lettre.

— Oui, Madame; mais qui sait ce que peut devenir un papier? Nous sommes tellement surveillés. Il y a plus: le cardinal préfère ignorer ce que je m'apprête à vous dire, n'y être pour rien... Ah! Madame, au dernier moment mon courage m'abandonne et je ne sais si...

— Monsieur l'abbé, vous ne me connaissez pas, et je ne puis donc m'offenser si votre confiance en moi n'est pas plus grande, dit tout doucement la comtesse en détournant la tête et laissant retomber son face-à-main. J'ai pour les secrets que l'on me confie le plus grand respect. Dieu sait si j'ai jamais trahi le moindre. Mais jamais il ne m'est arrivé de solliciter une confidence...

Elle fit un léger mouvement comme pour se lever, l'abbé étendit le bras vers elle.

— Vous m'excuserez, Madame, en daignant considérer que vous êtes la première femme, la première, j'ai dit, qui ait été jugée digne, par ceux qui m'ont confié l'effrayante mission de vous avertir, digne de recevoir et de conserver par-devers elle ce secret. Et je m'effraie, je l'avoue, à sentir cette révélation bien pesante, bien encombrante, pour l'intelligence d'une femme.

— On se fait de grandes illusions sur le peu de capacité de l'intelligence des femmes, dit presque sèchement la comtesse; puis, les mains un peu soulevées, elle cacha sa curiosité sous un air absent, propre à accueillir une importante confidence de l'église. L'abbé rapprocha de nouveau son fauteuil.

Mais le secret que l'abbé Salus s'apprêtait à confier à la comtesse m'apparaît encore aujourd'hui trop déconcertant, trop bizarre, pour que j'ose le rapporter ici sans plus ample précaution:

Il y a le roman, et il y a l'histoire. D'avisés critiques ont considéré le roman comme de l'histoire qui aurait pu être, l'histoire comme un roman qui avait eu lieu. Il faut bien reconnaître, en effet, que l'art du romancier souvent emporte la créance, comme l'événement parfois la défie. Hélas! certains sceptiques esprits nient le fait dès qu'il tranche sur l'ordinaire. Ce n'est pas pour eux que j'écris.

Que le représentant de Dieu sur terre ait pu être enlevé du Saint-Siège, et, par l'opération du Quirinal, volé en quelque sorte à la chrétienté entière - c'est un problème très épineux que je n'ai point la témérité de soulever. Mais il est de fait historique que, vers la fin de l'année 1893, le bruit en courut; il est patent que nombre d'âmes dévotes s'en émurent. Quelques journaux en parlèrent craintivement; on les fit taire. Une brochure sur ce sujet parut à Saint-Malo (1); qu'on fit saisir. C'est que s'ébruitât le récit d'une si abominable forfaiture, que le parti catholique n'osait appuyer ou ne se résignait à couvrir les collectes extraordinaires qu'on entreprit aussitôt à ce sujet. Et sans doute nombre d'âmes pieuses se saignèrent (on estime à près d'un demi-million les sommes recueillies ou dispersées à cette occasion), mais il restait douteux si tous ceux qui recevaient les fonds étaient de vrais dévots, ou parfois des escrocs peut-être. Toujours est-il qu'il fallait pour mener à bien cette quête, à défaut de religieuse conviction, une audace, une habileté, un tact, une éloquence, une connaissance des êtres et des faits, une santé, que seuls pouvaient se piquer d'avoir quelques gaillards tels que Protos, l'ancien copain de Lafcadio. J'avertis honnêtement le lecteur: c'est lui qui se présente aujourd'hui sous l'aspect et le nom emprunté du chanoine de Virmontal.

(1) Compte rendu de la Délivrance de Sa Sainteté Léon XIII emprisonné dans les cachots du Vatican (Saint Malo, imprimerie Y. Billois, rue de l'Orme, 4), 1893.

La comtesse, résolue à n'ouvrir plus les lèvres, à ne plus changer d'attitude, ni même d'expression avant complet épuisement du secret, écoutait imperturbablement le faux prêtre dont peu à peu l'assurance s'affermissait. Il s'était levé et marchait à grands pas. Pour meilleure préparation, il reprenait l'affaire, sinon précisément à ses débuts (le conflit entre la Loge et l'église, essentiel, n'avait-il pas toujours existé?), du moins remontait-il à certains faits où s'était déclarée l'hostilité flagrante. Il avait d'abord invité la comtesse à se souvenir des deux lettres adressées par le pape en décembre 92, l'une au peuple italien, l'autre plus spécialement aux évêques, prémunissant les catholiques contre les agissements des francs-maçons; puis, comme la mémoire faisait défaut à la comtesse, il avait dû remonter en arrière, rappeler l'érection de la statue de Giordano Bruno, décidée, présidée par Crispi derrière qui jusqu'alors s'était dissimulée la Loge. Il avait dit Crispi outré de ce que le pape eût repoussé ses avances, eût refusé de négocier avec lui (et par: négocier, ne fallait-il pas entendre: entrer en composition, se soumettre!). Il avait retracé cette journée tragique: les camps prenant position; les francs-maçons enfin levant le masque, et — tandis que le corps diplomatique accrédité près du Saint-Siège se rendait au Vatican, manifestant par cet acte, en même temps que son mépris pour Crispi, sa vénération pour notre Saint-Père ulcéré — la Loge, enseignes déployées, sur la place Campo dei Fiori où se dressait la provocante idole, acclamant l'illustre blasphémateur.

— Au consistoire qui suivit bientôt après, le 30 juin 1889, continua-t-il (toujours debout, il s'appuyait à présent sur le guéridon, les deux bras en avant, penché vers la comtesse), Léon XIII laissa s'élever son indignation véhémente. Sa protestation fut entendue de la terre entière; et toute la chrétienté trembla en l'entendant parler de quitter Rome! Quitter Rome, j'ai dit!... Tout ceci, Madame la comtesse, vous le savez déjà, vous en avez souffert et vous en souvenez comme moi.

Il reprit sa marche:

— Enfin Crispi fut déchu du pouvoir. L'église allait-elle respirer? En décembre 1892 le pape écrivait donc ces deux lettres. Madame...

Il se rassit, approcha brusquement son fauteuil du canapé et saisissant le bras de la comtesse:

— Un mois après le pape était emprisonné.

La comtesse s'obstinant à demeurer coite, le chanoine lâcha son bras, reprit sur un ton plus posé:

— Je ne cherchai pas, Madame, à vous apitoyer sur les souffrances d'un captif; le coeur des femmes est toujours prompt à s'émouvoir au spectacle des infortunes. Je m'adresse à votre intelligence, comtesse, et vous invite à considérer le désarroi où, chrétiens, la disparition de notre chef spirituel nous a plongés.

Un léger pli se marqua sur le front pâle de la comtesse.

— Plus de pape est affreux, Madame. Mais, qu'à cela ne tienne: un faux pape est plus affreux encore. Car pour dissimuler son crime, que dis-je? pour inviter l'église à se démanteler et à se livrer elle-même, la Loge a installé sur le trône pontifical, en place de Léon XIII, je ne sais quel suppôt du Quirinal, quel mannequin, à l'image de leur sainte victime, quel imposteur, auquel, par crainte de nuire au vrai, il nous faut feindre de nous soumettre, devant lequel, enfin, ô honte! au jubilé s'est incliné la toute entière chrétienté.

A ces mots le mouchoir qu'il tordait dans ses mains se déchira.

— Le premier acte du faux pape fut cette encyclique trop fameuse, l'encyclique à la France, dont le coeur de tout Français digne de ce nom saigne encore. Oui, oui, je sais, Madame, combien votre grand coeur de comtesse a souffert d'entendre la Sainte église renier la sainte cause de la royauté; le Vatican, j'ai dit, applaudir à la République. Hélas! rassurez-vous, Madame! vous vous étonniez à bon droit. Rassurez-vous, Madame la comtesse mais songez à ce que le Saint-Père captif a souffert, entendant ce suppôt imposteur le proclamer républicain!

Puis, se rejetant en arrière, avec un rire sanglotant:

— Et qu'avez-vous pensé, comtesse de Saint-Prix, et qu'avez-vous pensé, comme corollaire à cette cruelle encyclique, de l'audience accordée par notre Saint-Père au rédacteur du Petit Journal? Du Petit Journal, Madame la comtesse, ah! fi donc! Léon XIII au Petit Journal! Vous sentez bien que c'est impossible. Votre noble coeur vous a déjà crié que c'est faux!

— Mais, s'écria la comtesse, n'y pouvant plus tenir, c'est ce qu'il faut crier à toute la terre.

— Non, Madame! c'est ce qu'il faut taire! continua l'abbé, formidable; c'est ce qu'il faut taire d'abord; c'est ce que nous devons taire pour agir.

Puis s'excusant, d'une voix subitement éplorée:

— Vous voyez que je vous parle comme à un homme.

— Vous avez raison, Monsieur l'abbé. Agir, disiez-vous. Vite: qu'avez-vous résolu?

— Ah! je savais trouver chez vous cette noble impatience virile, digne du sang des Baraglioul. Mais rien n'est davantage à craindre, en l'occurrence, hélas! qu'un zèle intempestif. De ces abominables forfaits, si quelques élus aujourd'hui sont avertis, il nous est indispensable, Madame, de compter sur leur discrétion parfaite, sur leur pleine et entière soumission à l'indication qui leur sera donnée en temps opportun. Agir sans nous, c'est agir contre nous. Et, en plus de la désapprobation ecclésiastique qui pourra entraîner... qu'à cela ne tienne: l'excommunication, toute initiative individuelle se heurtera aux démentis catégoriques et formels de notre parti. Il s'agit ici, Madame, d'une croisade; oui, mais d'une croisade cachée. Excusez-moi d'insister sur ce point, mais je suis chargé tout spécialement de vous en avertir par le cardinal, qui veut tout ignorer de cette histoire et qui ne comprendra même pas ce dont il est question si on lui en parle. Le cardinal ne veut pas m'avoir vu; et de même, plus tard, si les événements nous remettent en rapport, qu'il soit bien convenu que, vous et moi, nous ne nous sommes jamais parlé. Notre Saint-Père saura bientôt reconnaître ses vrais serviteurs.

Un peu déçue la comtesse argua timidement:

— Mais alors?

— On agit, Madame la comtesse; on agit, n'ayez crainte. Et je suis même autorisé à vous révéler une partie de notre plan de campagne.

Il se carra dans son fauteuil, bien en face de la comtesse; celle-ci, maintenant, avait levé ses mains à son visage, et restait, le buste en avant, les coudes aux genoux, le menton dans les paumes.

Il commença de raconter que le pape n'était pas enfermé dans le Vatican, mais vraisemblablement dans le Château Saint-Ange, qui, comme le savait certainement la comtesse, communiquait avec le Vatican par un corridor souterrain; qu'il ne serait sans doute point trop malaisé de l'enlever de cette geôle, n'était la crainte quasi superstitieuse que chacun des serviteurs gardait en face de la franc-maçonnerie, bien que de coeur avec l'église. Et c'était là-dessus que comptait la Loge; l'exemple du Saint-Père séquestré maintenait les âmes dans la terreur. Aucun des serviteurs ne consentait à prêter son concours qu'après qu'on l'avait mis à même de s'en aller au loin vivre à l'abri des persécuteurs. D'importantes sommes avaient été consenties à cet usage par des personnes dévotes et de discrétion reconnue. Il ne restait plus à lever qu'un seul obstacle, mais qui réclamait plus que tous les autres réunis. Car cet obstacle était un prince, geôlier en chef de Léon XIII.

— Vous souvient-il, Madame la comtesse, de quel mystère reste enveloppée la double mort de l'archiduc Rodolphe, prince héritier d'Autriche-Hongrie, et de sa jeune épouse, trouvée râlante à ses côtés — Maria Wettsyera, la nièce de la princesse Grazioli, qu'il venait d'épouser?... Suicide, a-t-on dit! Le pistolet n'était là que pour donner le change à l'opinion publique: la vérité c'est qu'ils étaient tous deux empoisonnés. éperdument amoureux, hélas! de Maria Wettsyera, un cousin du grand-duc son mari, grand-duc lui-même, n'avait point supporté de la voir à un autre... Après cet abominable forfait, Jean-Salvator de Lorraine, fils de Marie-Antoinette, grande-duchesse de Toscane, quittait la cour de son parent, l'empereur François-Joseph. Se sachant découvert à Vienne, il allait se dénoncer au pape, l'implorer, le fléchir. Il obtient le pardon. Mais sous prétexte de pénitence, Monaco — le cardinal Monaco La Valette — l'enferma dans le Château Saint-Ange où il gémit depuis trois ans.

Le chanoine avait débité tout cela d'une voix à peu près égale; il prit un temps, puis, avec un petit appel du pied:

— C'est lui que Monaco a établi geôlier en chef de Léon XIII.

— Eh quoi! le cardinal! s'écria la comtesse; un cardinal peut-il donc être franc-maçon?

— Hélas! dit le chanoine pensivement, la Loge a fortement entamé l'église. Vous pensez bien, Madame la comtesse, que si l'église avait mieux su se défendre elle-même, rien de tout cela ne serait arrivé. La Loge n'a pu se saisir de la personne de Notre Saint-Père qu'avec la connivence de quelques compagnons très haut placés.

— Mais c'est affreux!

— Que vous dire de plus, Madame la comtesse? Jean-Salvador croyait être prisonnier de l'église, quand il l'était des francs-maçons. Il ne consent à travailler aujourd'hui à l'élargissement de notre Saint-Père que si on lui permet du même coup de s'enfuir lui-même; et il ne peut s'enfuir que très loin, dans un pays d'où l'extradition n'est pas possible. Il exige deux cent mille francs.

A ces mots Valentine de Saint-Prix, qui depuis quelques instants reculait et laissait retomber ses bras, rejetant la tête en arrière, poussa un faible gémissement et perdit connaissance. Le chanoine s'élança:

— Rassurez-vous, Madame la comtesse — il lui tapait dans les mains: — Qu'à cela ne tienne! — il lui portait le flacon de sels aux narines: — Sur ces deux cent mille francs, nous en avons déjà cent quarante - et comme la comtesse ouvrait un oeil: — La duchesse de Lectoure n'en a consenti que cinquante; il en reste soixante à verser.

— Vous les aurez, murmura presque indistinctement la comtesse.

— Comtesse, l'église ne doutait pas de vous.

Il se leva, très grave, presque solennel, prit un temps, puis:

— Comtesse de Saint-Prix, dit-il, j'ai dans votre généreuse parole la confiance la plus entière; mais songez aux difficultés sans nom qui vont accompagner, gêner, empêcher peut-être la remise de cette somme; somme, j'ai dit, que vous-même devrez oublier de m'avoir donnée, que moi-même je dois être prêt à nier d'avoir touchée, pour laquelle il ne me sera même point permis de vous faire tenir un reçu... Je ne puis guère prudemment la recevoir que de la main à la main, de votre main à la mienne. Nous sommes surveillés. Ma présence au château peut être commentée. Sommes-nous jamais sûrs du domestique? Songez à l'élection du comte de Baraglioul; il ne faut point que je revienne ici.

Et comme après ces mots il restait là, planté sur le parquet sans plus bouger ni parler, la comtesse comprit:

— Mais, Monsieur l'abbé, vous pensez bien pourtant que je n'ai pas sur moi cette somme énorme. Et même...

L'abbé s'impatientait légèrement; elle n'osa donc pas ajouter qu'il lui faudrait sans doute quelque temps pour la réunir (car elle espérait bien n'avoir pas à débourser toute seule). Elle murmurait:

— Comment faire?...

Puis comme le sourcil du chanoine menaçait de plus en plus:

— J'ai bien là-haut quelques bijoux...

— Ah! fi, Madame! les bijoux sont des souvenirs. Me voyez-vous faisant métier de brocanteur? Et pensez-vous que je veuille donner l'éveil en cherchant le meilleur prix? Je risquerais de compromettre du même coup et vous-même et notre entreprise.

Sa voix grave, insensiblement se faisait âpre et violente. Celle de la comtesse tremblait légèrement.

— Attendez un instant, Monsieur le chanoine: je vais voir ce que j'ai dans mes tiroirs.

... Elle redescendit bientôt. Sa main crispée froissait des billets bleus.

— Heureusement, je viens de toucher des fermages. Je puis vous remettre déjà six mille cinq cents francs.

Le chanoine eut un haussement d'épaules.

— Qu'est-ce que vous voulez que je fasse avec ça?

Et avec un mépris attristé, d'un geste noble, il écartait de lui la comtesse:

— Non, Madame, non; je ne prendrai pas ces billets. Je ne les prendrai qu'avec les autres. Les gens intègres exigent l'intégralité. Quand pourrez-vous me remettre toute la somme?

— Combien de temps me laissez-vous? ... Huit jours...? demanda la comtesse qui songeait à collecter.

— Comtesse de Saint-Prix, l'église se serait-elle méprise? Huit jours! Je ne dirai qu'un mot :

LE PAPE ATTEND.

Puis levant les bras au ciel:

— Quoi! vous avez l'insigne honneur de tenir entre vos mains sa délivrance, et vous tardez! Craignez, Madame, craignez que le Seigneur, au jour de votre délivrance à vous, ne fasse également attendre et languir votre âme insuffisante, au seuil du Paradis!

Il devenait menaçant, terrible; puis, brusquement, porta à ses lèvres le crucifix d'un chapelet et s'absenta dans une rapide prière.

— Mais le temps que j'écrive à Paris? gémit la comtesse éperdue.

— Télégraphiez! Que votre banquier verse les soixante mille francs au Crédit Foncier de Pau d'avoir à vous verser incontinent la somme. C'est enfantin.

— J'ai de l'argent à Pau, en dépôt, hasarda-t-elle.

— Chez un banquier?

— Au Crédit Foncier, précisément.

Alors il s'indigna tout à fait.

— Ah! Madame, pourquoi vous faut-il ce détour pour me l'apprendre? Est-ce là l'empressement que vous marquez? Que diriez-vous à présent si je repoussais votre concours?...

Puis, marchant à travers la pièce, les mains croisées derrière le dos, et comme indisposé désormais contre tout ce qu'il pourrait entendre:

— Il y a là plus que de la tiédeur (et il faisait avec la langue de petits claquements propres à manifester son dégoût) et presque de la duplicité.

— Monsieur l'abbé, je vous en supplie...

Durant quelques instants l'abbé continua sa marche, les sourcils bas, inflexible. Puis enfin:

— Vous connaissez, je le sais, l'abbé Boudin, avec qui je déjeune ce matin même (il tira sa montre)... et que je vais mettre en retard. écrivez un chèque à son nom; il touchera pour moi les soixante billets, qu'il pourra tout aussitôt me remettre. Quand vous le reverrez, dites-lui simplement que c'était "pour la chapelle expiatoire"; c'est un homme discret, qui sait vivre et qui n'insistera pas. Eh bien! qu'attendez-vous encore?

La comtesse, prostrée sur le canapé, se souleva, se traîna vers un petit secrétaire qu'elle ouvrit, sortit un carnet oblong, vert olive, dont elle couvrit une feuille de son écriture allongée.

— Excusez-moi de vous avoir un peu brusquée tout à l'heure, Madame la comtesse, dit l'abbé d'une voix adoucie et prenant le chèque qu'elle lui tendait. — Mais de tels intérêts sont en jeu!

Puis glissant le chèque dans une poche intérieure:

— Il serait impie de vous remercier, n'est-ce pas? fût-ce au nom de Celui entre les mains de qui je ne suis qu'un instrument très indigne.

Il eut un bref sanglot qu'il étouffa dans son foulard; mais, se ressaisissant aussitôt, avec un coup de talon rétif, il murmura rapidement une phrase dans une langue étrangère.

— Vous êtes Italien? demanda la comtesse.

— Espagnol! La sincérité de mes sentiments le trahit.

— Pas votre accent. Vraiment vous parlez le français avec une pureté...

— Vous êtes trop aimable, Madame la comtesse, excusez-moi de vous quitter abruptement. Grâce à notre petite combinaison, je vais pouvoir gagner Narbonne ce soir même, où l'archevêque m'attend avec une grande impatience. Adieu!

Il avait pris les mains de la comtesse dans les siennes et la regardait fixement, le buste reculé:

— Adieu, comtesse de Saint-Prix — puis un doigt sur ses lèvres: — Et souvenez-vous qu'un mot de vous peut tout perdre.

Il n'était pas plus tôt sorti que la comtesse courait à son cordon de sonnette.

— Amélie, dites à Pierre qu'il ait à tenir la calèche toute prête, sitôt après le déjeuner, pour aller en ville. Ah! un instant encore... Que Germain enfourche sa bicyclette et porte immédiatement à Mme Fleurissoire le mot que je vais vous donner.

Et, penchée sur le secrétaire qu'elle n'avait point refermé, elle écrivit:

Chère Madame,

Je passerai vous voir tantôt. Attendez-moi vers deux heures. J'ai quelque chose de très grave à vous dire. Arrangez-vous de manière que nous soyons seules.

Elle signa, cacheta, puis tendit l'enveloppe à Amélie.

André Gide: Oeuvres majeures

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