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VI.

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Protos le reçut un doigt sur les lèvres:

— Nous ne sommes pas seuls, dit-il rapidement. Tant que les serviteurs seront là, rien qui puisse donner l'éveil; ils parlent tous français; pas un mot, pas un geste qui puisse rien trahir; n'allez pas lui bailler du cardinal, au moins: c'est Ciro Bardolotti, le chapelain, qui vous reçoit. Moi, je ne suis pas "l'abbé Cave"; je suis "Cave" tout court. C'est compris? — Et brusquement changeant de ton, à voix très forte et lui claquant l'épaule: — C'est lui, parbleu! C'est Amédée! Eh bien! mon colon, on peut dire que tu y as mis du temps, à ta barbe! Encore quelques minutes, et, per Baccho, nous nous mettions à table sans toi. Le dindon qui tourne à la broche déjà roussit comme un soleil couchant. — Puis tout bas: — Ah! cher Monsieur, qu'il m'est donc pénible de feindre! J'ai le coeur torturé... Puis avec éclat: — Que vois-je? on t'a coupé! Tu saignes! Dorino! cours à la grange; rapporte une toile d'araignée: c'est souverain pour les blessures...

Ainsi bouffonnant, il poussait Fleurissoire au travers du vestibule, vers un jardin intérieur formant terrasse où, sous la treille, un repas était préparé.

— Mon cher Bardolotti, je vous présente Monsieur de la Fleurissoire, mon cousin, le luron dont je vous ai parlé.

— Soyez le bienvenu, notre hôte, dit Bardolotti avec un grand geste, mais sans se lever du fauteuil dans lequel il était assis, puis, montrant ses pieds nus plongés dans un baquet d'eau claire:

— Le pédiluve ouvre mon appétit et me tire le sang de la tête.

C'était un drôle de petit homme tout replet et dont le glabre visage n'accusait âge ni sexe. Il était vêtu d'alpaga; rien dans son aspect ne dénonçait le haut dignitaire; il fallait être bien perspicace, ou averti autant que l'était Fleurissoire, pour découvrir sous la jovialité de son air, une discrète onction cardinalice. Il s'appuyait de côté sur la table et s'éventait nonchalamment avec une sorte de chapeau pointu fait d'une feuille de journal.

— Ah! je suis très sensible!... Ah! le plaisant jardin!... balbutiait Fleurissoire également embarrassé pour parler et pour ne rien dire.

— Assez trempé! cria le cardinal. çà! qu'on m'enlève ce bol! Assunta!

Une jeune servante accorte et rebondie s'empressa, prit le baquet et l'alla vider contre une plate-bande; ses tétons jaillis du corset frissonnaient sous la chemisette; elle riait et s'attardait près de Protos, et Fleurissoire était gêné par l'éclat de ses bras nus. Dorino posa des fiaschi sur la table. Le soleil batifolait à travers le pampre, chatouillant d'une lumière inégale les plats sur la table sans nappe.

— Ici, pas de cérémonie, dit Bardolotti, et il se coiffa du journal, vous m'entendez à demi-mot, cher Monsieur.

Sur un ton autoritaire, scandant les syllabes et frappant du poing sur la table, l'abbé Cave à son tour reprit:

— Ici, pas de cérémonie.

Fleurissoire eut un fin clin d'oeil. S'il l'entendait à demi-mot! oui, certes et point n'était besoin de le redire; mais en vain cherchait-il quelque phrase qui pût à la fois ne rien dire et tout signifier.

— Parlez! Parlez! soufflait Protos. Faites des calembours: ils comprennent très bien le français.

— Allons! Asseyez-vous, dit Ciro. Mon cher Cave, éventrez-vous cette pastèque et taillez-y des croissants turcs. êtes-vous de ceux, Monsieur de la Fleurissoire, qui préfèrent les prétentieux melons du Nord, les sucrins, les prescots, que sais-je, les cantaloups, à nos ruisselants melons d'Italie?

— Rien ne vaut celui-ci, j'en suis sûr; mais permettez-moi de m'abstenir: j'ai le coeur un peu barbouillé, dit Amédée qui se gonflait de répugnance au souvenir du pharmacien.

— Des figues alors tout au moins! Dorino vient de les cueillir.

— Excusez-moi: pas davantage.

— Mauvais cela! Mauvais! Faites des calembours, lui glissa Protos à l'oreille; puis, à voix haute: Débarbouillons ce petit coeur avec le vin, et préparons-le pour la dinde. Assunta, verse à notre aimable invité.

Amédée dut trinquer et boire plus qu'il n'avait accoutumé. La chaleur et la fatigue aidant, il commença bientôt d'y voir trouble. Il plaisantait avec moins d'effort. Protos le fit chanter; sa voix était grêle, mais on s'extasia; Assunta voulut l'embrasser. Cependant du fond de sa foi délabrée s'élevait une angoisse indéfinissable; il riait pour ne pas pleurer. Il admirait cette aisance de Cave, ce naturel... Qui d'autre que Fleurissoire et que le cardinal eût jamais pu penser qu'il feignait? Bardolotti, du reste, en force de dissimulation, en possession de soi ne le cédait en rien à l'abbé et riait, et applaudissait, et bousculait paillardement Dorino, lorsque Cave, tenant Assunta renversée dans ses bras, s'écrasait le museau contre elle; et, comme Fleurissoire penché vers Cave, le coeur à demi crevé, murmurait: — Comme vous devez souffrir! — Cave dans le dos d'Assunta lui prenait la main et la lui pressait sans rien dire, la face détournée et les regards levés au ciel.

Puis, brusquement dressé, Cave frappa dans ses mains:

— çà! qu'on nous laisse seuls! Non: vous desservirez plus tard. Allez-vous en. Via! Via!

Il s'assura que Dorino ni Assunta ne s'attardaient aux écoutes, et revint avec la mine subitement grave, allongée, tandis que le cardinal, en se passant la main sur le visage, en dépouilla d'un coup la profane et factice gaieté.

— Vous voyez, Monsieur de la Fleurissoire, mon enfant, vous voyez à quoi nous en sommes réduits! Ah! cette comédie! cette honteuse comédie!

— Elle nous fait prendre en horreur, reprit Protos, jusqu'à la joie la plus honnête et jusqu'à la plus pure gaieté.

— Dieu vous saura gré, pauvre cher abbé Cave, reprenait le cardinal en se tournant vers Protos, — Dieu vous récompensera de m'aider à vider cette coupe; — et, par symbole, il achevait d'un coup son verre à demi plein, tandis que sur ses traits le dégoût le plus douloureux se peignait.

— Quoi! s'écriait Fleurissoire penché, se peut-il que même dans cette retraite et sous ce vêtement d'emprunt votre éminence doive...

— Mon fils, appelez-moi Monsieur, simplement.

— Excusez: entre nous...

— Je tremble même seul.

— Ne pouvez-vous choisir vos serviteurs?

— On les choisit pour moi; et ces deux que vous avez vus...

— Ah! si je lui disais, interrompit Protos, où ils vont de ce pas rapporter nos moindres paroles!

— Se peut-il qu'à l'archevêché...

— Chut! pas de ces grands mots! Vous nous feriez pendre. N'oubliez pas que c'est au chapelain Ciro Bardolotti que vous parlez.

— Je suis à leur merci, gémissait Ciro.

Et Protos, se penchant en avant sur la table où croisaient ses coudes, tourné de trois quarts vers Ciro:

— Si pourtant je lui disais qu'on ne vous laisse seul pas une heure de jour ou de nuit!

— Oui, quelque déguisement que je revête, reprenait le faux cardinal, je ne suis jamais sûr de n'avoir pas quelque police secrète à mes trousses.

— Quoi! l'on sait qui vous êtes, ici?

— Vous ne l'entendez point, dit Protos. Entre le cardinal San-Felice et le modeste Bardolotti, vous restez, je le dis devant Dieu, un des seuls qui puissiez vous vanter d'établir quelque ressemblance. Mais, comprendrez-vous ceci : leurs ennemis ne sont pas les mêmes; et tandis que le cardinal, du fond de son archevêché, contre les francs-maçon doit se défendre, le chapelain Bardolotti se voit guetté par...

— Les jésuites! interrompit éperdument le chapelain.

— C'est ce que je ne lui avais pas encore appris, ajoutait Protos.

— Ah! si nous avons les jésuites aussi contre nous, sanglota Fleurissoire. Mais qui l'eût supposé? Les jésuites! En êtes-vous sûr?

— Réfléchissez un peu; cela vous paraîtra tout naturel. Comprenez que cette nouvelle politique du Saint-Siège, toute de conciliation, d'accommodements, est bien faite pour leur plaire, et qu'ils trouvent leur compte dans les dernières encycliques. Et peut-être ils ne savent pas que le pape qui les promulgue n'est pas le _vrai_; mais ils seraient désolés qu'_il_ changeât.

— Si je vous comprends bien, reprit Fleurissoire, les jésuites seraient alliés aux francs-maçons dans cette affaire.

— Où prenez-vous cela?

— Mais ce que monsieur Bardolotti me révèle à présent.

— Ne lui faites pas dire d'absurdité.

— Excusez-moi; j'entends si peu la politique.

— C'est pourquoi ne cherchez pas plus loin que ce qu'on vous en dit: Deux grands partis sont en présence: La Loge et la Compagnie de Jésus; et comme nous, qui sommes du secret, ne pouvons sans nous découvrir réclamer appui de l'un ni de l'autre, nous les avons tous contre nous.

— Hein! qu'est-ce que vous pensez de ça? demanda le cardinal.

Fleurissoire ne pensait plus à rien; il se sentait complètement abasourdi.

— Tous contre soi! reprit Protos, il en va toujours ainsi quand on possède la vérité.

— Ah! que j'étais heureux quand je ne savais rien, gémit Fleurissoire. Hélas! jamais plus, à présent, je ne pourrai ne pas savoir!...

— Il ne vous dit pas tout encore, continua Protos en lui touchant doucement l'épaule. Préparez-vous au plus terrible... puis, se penchant, à voix basse: Malgré toutes les précautions, le secret a suinté; quelques aigrefins en profitent qui, dans les départements pieux, vont quêtant de famille en famille et, toujours au nom de la Croisade, récoltent pour eux l'argent qui devrait nous revenir.

— Mais c'est affreux!

— Ajoutez à cela, dit Bardolotti, qu'ils jettent le discrédit et la suspicion sur nous-mêmes, et nous forcent à redoubler d'astuce et de circonspection.

— Tenez! lisez ceci, dit Protos en tendant à Fleurissoire un numéro de _La Croix_; le journal est d'avant-hier. Ce simple entrefilet en dit long!

_"Nous ne saurions trop mettre en garde,_ lut Fleurissoire, _les âmes dévotes contre les agissements de faux ecclésiastiques, et particulièrement d'un pseudo-chanoine qui se prétend chargé de mission secrète et qui, abusant de la crédulité, arrive à soutirer de l'argent pour une oeuvre qui se baptise: CROISADE POUR LA DELIVRANCE DU PAPE. Le titre seul de cette oeuvre en dénonce l'absurdité."

Fleurissoire sentait le sol mouvoir et céder sous ses pieds.

— A qui se fier, pourtant! Mais si je vous disais à mon tour, Messieurs, que c'est peut-être à cause de ce filou — je veux dire: le faux chanoine — que je suis présentement parmi vous!

L'abbé Cave regarda gravement le cardinal, puis frappant du poing sur la table:

— Eh bien! je m'en doutais, s'écria-t-il.

—Tout me porte à craindre à présent, continua Fleurissoire, que la personne par qui je suis au courant de l'affaire, n'ait été victime elle-même des agissements de ce bandit.

— Cela ne m'étonnerait pas, dit Protos.

— Vous voyez dès lors, reprit Bardolotti, combien notre position est difficile, entre ces aigrefins qui s'emparent de notre rôle, et la police qui, voulant les saisir, risque de nous prendre pour eux.

— C'est-à-dire, gémit Fleurissoire, qu'on ne sait plus où se tenir; je ne vois que danger partout.

— Vous étonnerez-vous encore, après cela, des excès de notre prudence? dit Bardolotti.

— Et comprendrez-vous, continua Protos, que nous n'hésitions pas, par instants, à revêtir la livrée du péché et à feindre quelque complaisance en face des plus coupables joies!

— Hélas! balbutia Fleurissoire, vous du moins, vous vous en tenez à la feinte, et c'est pour cacher vos vertus que vous simulez le péché. Mais moi... Et comme les fumées du vin se mêlaient aux nuages de la tristesse et les rots de l'ivresse aux hoquets des sanglots, penché du côté de Protos, il commença par rendre son déjeuner, puis raconta confusément la soirée avec Carola et le deuil de son pucelage. Bardolotti et l'abbé Cave avaient grand mal à ne pas s'esclaffer.

— Enfin, mon fils, vous vous êtes confessé? demanda le cardinal plein de sollicitude.

— Le lendemain matin.

— Le prêtre vous a donné l'absolution?

— Beaucoup trop facilement. C'est précisément là ce qui me tourmente... Mais pouvais-je lui confier qu'il n'avait pas affaire à un pèlerin ordinaire; révéler ce qui m'amenait dans ce pays?... Non, non! c'en est fait à présent; cette mission de choix réclamait un serviteur sans tache. J'étais tout désigné. A présent, c'en est fait. J'ai déchu! Et de nouveau le secouaient les sanglots, tandis que, se frappant la poitrine à petits coups, il répétait: — Je ne suis plus digne! Je ne suis plus digne, puis reprenait dans une sorte de mélopée: — Ah! vous qui m'écoutez à présent et qui connaissez ma détresse, jugez-moi, condamnez-moi, punissez-moi... Dites-moi quelle extraordinaire pénitence me lavera de ce crime extraordinaire? quel châtiment?

Protos et Bardolotti se regardaient. Le dernier enfin, se levant, commença de tapoter Amédée sur l'épaule:

— Voyons, voyons! mon fils. Il ne faut pourtant pas se laisser aller comme ça. Eh bien, oui! vous avez péché. Mais, que diable! on n'en a pas moins besoin de vous. (Vous êtes tout sali; tenez, prenez cette serviette; frottez!) Toutefois, je comprends votre angoisse, et puisque vous en appelez à nous, nous voulons vous présenter le moyen de vous racheter. (Vous vous y prenez mal. Laissez-moi vous aider.)

— Oh! ne vous donnez pas la peine. Merci! merci, faisait Fleurissoire; et Bardolotti, tout en le nettoyant continuait:

— Toutefois, je comprends vos scrupules; et, pour les respecter, je vous offrirai tout d'abord une petite besogne sans éclat, qui vous fournira l'occasion de vous relever et mettra votre dévouement à l'épreuve.

— C'est tout ce que j'attends.

— Voyons, cher abbé Cave, vous avez sur vous ce petit chèque?

Protos sortit un papier de la poche intérieure de son sayon.

— Circonvenus comme nous sommes, reprenait le cardinal, nous avons parfois quelque mal à toucher les espèces des offrandes que quelques bonnes âmes secrètement sollicitées nous envoient. Surveillés à la fois par les francs-maçons et par les jésuites, par la police et par les bandits, il ne convient pas qu'on nous voie présenter des chèques ou des mandats aux guichets des postes et des banques où notre personne pourrait être reconnue. Les aigrefins dont vous parlait tantôt l'abbé Cave ont jeté sur les collectes un tel discrédit! (Protos cependant pianotait impatiemment sur la table.) Bref, voici un modeste petit chèque de six mille francs que je vous prie, mon cher fils, de bien vouloir toucher à notre place; il est tiré sur le Credito Commerciale de Rome par la duchesse de Ponte-Cavallo; bien qu'adressé à l'archevêque, le nom du destinataire par prudence est laissé en blanc, de manière que le puisse toucher n'importe quel porteur; vous le signerez sans scrupule de votre vrai nom, qui n'éveillera pas les soupçons. Veillez bien à ne pas vous le laisser voler, ni... Qu'avez-vous, mon cher abbé Cave? Vous semblez nerveux.

— Allez toujours.

— Ni la somme que vous me rapporterez dans... voyons, vous rentrez à Rome cette nuit; vous pourrez reprendre demain soir le train rapide de six heures; à dix heures vous arriverez à Naples de nouveau et me trouverez sur le quai de la gare à vous attendre. Après quoi nous verrons à vous occuper à quelque besogne plus relevée... Non, mon fils, ne baisez pas ma main; vous voyez bien qu'elle est sans bague.

Il toucha le front d'Amédée à demi prosterné devant lui, et Protos qui le prenait par le bras le secouant doucement:

— Allons! buvez un coup avant de vous mettre en route. Je regrette bien de ne pouvoir vous raccompagner à Rome; mais divers soins me retiennent ici; et mieux vaut qu'on ne nous voie pas ensemble. Adieu. Embrassons-nous, cher Fleurissoire. Dieu vous garde! et je le remercie de m'avoir mis à même de vous connaître.

Il raccompagna Fleurissoire jusqu'à la porte, et le quittant:

— Ah! Monsieur, disait-il encore, que pensez-vous du cardinal? N'est-il pas pénible de voir ce qu'ont fait les persécutions, d'une si noble intelligence!

Puis revenant auprès du pseudo:

— Abruti! c'est malin ce que tu as inventé là! de faire endosser ton chèque par un maladroit qui n'a même pas de passeport et que je vais devoir tenir à l'oeil.

Mais Bardolotti, lourd de somnolence, laissait rouler sa tête sur la table en murmurant:

— Il faut occuper les vieillards.

Protos alla dans une chambre de la villa dépouiller sa perruque et son costume de paysan; il reparut bientôt après, rajeuni de trente ans, sous les traits d'un employé de magasin ou de banque, de l'aspect le plus subalterne. Il n'avait pas trop de temps pour attraper le train qu'il savait devoir emporter aussi Fleurissoire, et partit sans prendre congé de Bardolotti qui dormait.

André Gide: Oeuvres majeures

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