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V.

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Le comte Juste-Agénor de Baraglioul n'avait plus quitté depuis cinq ans son luxueux appartenant de la place Malesherbes. C'est là qu'il se préparait à mourir, errant pensivement dans ces salles encombrées de collections, ou, plus souvent, confiné dans sa chambre et prêtant ses épaules et ses bras douloureux au bienfait des serviettes chaudes et des compresses sédatives. Un énorme foulard couleur madère enveloppait sa tête admirable en manière de turban, dont une extrémité restait flottante et rejoignait la dentelle de son col et l'épais gilet justaucorps de laine havane sur lequel sa barbe en cascade d'argent s'épandait. Ses pieds gantés de babouches en cuir blanc posaient sur un coussin d'eau chaude. Il plongeait tour à tour l'une et l'autre de ses mains exsangues dans un bain de sable brûlant, au-dessous duquel une lampe à alcool veillait. Un châle gris couvrait ses genoux. Certainement il ressemblait à Julius; mais davantage encore à quelque portrait du Titien: et Julius ne donnait de ses traits qu'une réplique affadie, comme il n'avait donné dans l'Air des Cimes qu'une image édulcorée de sa vie, et réduite à l'insignifiance.

Juste-Agénor de Baraglioul buvait une tasse de tisane en écoutant une homélie du père Avril, son confesseur, qu'il avait pris l'habitude de consulter fréquemment; à ce moment, on frappa à la porte et le fidèle Hector, qui depuis vingt ans remplissait auprès de lui les fonctions de valet de pied, de garde-malade et au besoin de conseiller, apporta sur un plateau de laque une petite enveloppe fermée.

— Ce Monsieur espère que Monsieur le comte voudra bien le recevoir.

Juste-Agénor posa sa tasse, déchira l'enveloppe et en tira la carte de Lafcadio. Il la froissa nerveusement dans sa main:

— Dites que... puis, se maîtrisant: Un Monsieur? tu veux dire: un jeune homme? Enfin quel genre de personne est-ce?

— Quelqu'un que Monsieur peut recevoir.

— Mon cher abbé, dit le comte en se tournant vers le père Avril, excusez-moi s'il me faut vous prier d'arrêter là notre entretien; mais ne manquez pas de revenir demain; sans doute aurai-je du nouveau à vous apprendre, et je pense que vous serez satisfait.

Il garda le front dans la main, tandis que le père Avril se retirait par la porte du salon; puis, relevant enfin la tête:

— Fais entrer.

Lafcadio s'avança dans la pièce le front haut, avec une mâle assurance; arrivé devant le vieillard, il s'inclina gravement. Comme il s'était promis de ne parler point avant d'avoir pris temps de compter jusqu'à douze, ce fut le comte qui commença:

— D'abord sachez, Monsieur, qu'il n'y a pas de Lafcadio de Baraglioul, dit-il en déchirant la carte et veuillez avertir Monsieur Lafcadio Wluiki, puisqu'il est de vos amis, que s'il s'avise de jouer de ces cartons, s'il ne les déchire pas tous comme je fais celui-ci (il le réduisit en très petits morceaux qu'il jeta dans sa tasse vide), je le signale aussitôt à la police, et le fais arrêter comme un vulgaire flibustier. Vous m'avez compris?... Maintenant venez au jour, que je vous regarde.

— Lafcadio Wluiki vous obéira, Monsieur. (Sa voix très déférente tremblait un peu.) Pardonnez le moyen qu'il a pris pour s'introduire auprès de vous; dans son esprit il n'est entré aucune intention malhonnête. Il voudrait vous convaincre qu'il mérite... au moins votre estime.

— Vous êtes bien bâti. Mais cet habit vous va mal, reprit le comte qui ne voulait avoir rien entendu.

— Je ne m'étais donc pas mépris? dit, en hasardant un sourire, Lafcadio qui se prêtait complaisamment à l'examen.

— Dieu merci! c'est à sa mère qu'il ressemble, murmura le vieux Baraglioul.

Lafcadio prit son temps, puis, à voix presque basse et regardant le comte fixement:

— Si je ne laisse pas trop paraître, m'est-il tout à fait défendu de ressembler aussi à...

— Je parlais du physique. Quand vous ne tiendriez pas de votre mère seulement, Dieu ne me laissera pas le temps de le reconnaître.

A ce moment le châle gris glissa de ses genoux à terre. Lafcadio s'élança, et, tandis qu'il était courbé, sentit la main du vieux peser doucement sur son épaule.

— Lafcadio Wluiki, reprit Juste-Agénor quand il fut redressé, mes instants sont comptés; je ne lutterai pas de finesse avec vous; cela me fatiguerait. Je consens que vous ne soyez pas bête; il me plaît que vous ne soyez pas laid. Ce que vous venez de risquer annonce un peu de braverie, qui ne vous messied pas; j'ai d'abord cru à de l'impudence, mais votre voix, votre maintien me rassurent. Pour le reste, j'avais demandé à mon fils Julius de m'en instruire; mais je m'aperçois que cela ne m'intéresse pas beaucoup, et m'importe moins que de vous avoir vu. Maintenant, Lafcadio, écoutez-moi: Aucun acte civil, aucun papier ne témoigne de votre identité. J'ai pris soin de ne vous laisser les possibilités d'aucun recours. Non, ne protestez pas de vos sentiments, c'est inutile; ne m'interrompez pas. Votre silence jusqu'aujourd'hui m'est garant que votre mère avait su garder sa promesse de ne point vous parler de moi. C'est bien. Ainsi que j'en avais pris l'engagement vis-à-vis d'elle, vous connaîtrez l'effet de ma reconnaissance. Par l'entremise de Julius, mon fils, nonobstant les difficultés de la loi, je vous ferai tenir cette part d'héritage que j'ai dit à votre mère que je vous réserverais. C'est à-dire que, sur mon autre enfant, la comtesse Guy de Saint-Prix, j'avantagerai mon fils Julius dans la mesure où la loi m'y autorise, et précisément de la somme que je voudrais, à travers lui, vous laisser. Cela s'élèvera, je pense, à... mettons quarante mille livres de rente; je dois voir mon notaire tantôt et j'examinerai ces chiffres avec lui... Asseyez-vous, si vous devez être mieux pour m'entendre. (Lafcadio venait de s'appuyer au bord de la table.) Julius peut s'opposer à tout cela; il a la loi pour lui; je compte sur son honnêteté pour n'en rien faire; je compte sur la vôtre pour ne jamais troubler la famille de Julius, non plus que votre mère n'avait jamais troublé la mienne. Pour Julius et les siens, Lafcadio Wluiki seul existe. Je ne veux pas que vous portiez mon deuil. Mon enfant, la famille est une grande chose fermée; vous ne serez jamais qu'un bâtard.

Lafcadio ne s'était pas assis malgré l'invitation de son père, qui l'avait surpris chancelant; déjà maîtrisé le vertige, il s'appuyait au rebord de la table où posaient la tasse et les réchauds; il gardait une posture très déférente.

— Dites-moi, maintenant: vous avez donc vu ce matin mon fils Julius. Il vous a dit...

— Il n'a rien dit précisément; j'ai deviné.

— Le maladroit!... oh! c'est de l'autre que je parle... Devez-vous le revoir?

— Il ma prié en qualité de secrétaire.

— Vous avez accepté?

— Cela vous déplaît-il?

— ... Non. Mais je crois qu'il vaut mieux que vous ne vous... reconnaissiez pas.

— Je le pensais aussi. Mais, sans le reconnaître précisément, je voudrais le connaître un peu.

— Vous n'avez pourtant pas l'intention, je suppose, de demeurer longtemps dans ces fonctions subalternes?

— Le temps de me retourner, simplement.

— Et après, qu'est-ce que vous comptez faire, maintenant que vous voici fortuné?

— Ah! Monsieur, hier j'avais à peine de quoi manger; laissez-moi le temps de connaître ma faim.

A ce moment Hector frappa à la porte:

— C'est Monsieur le vicomte qui demande à voir Monsieur. Dois-je faire entrer?

Le front du vieux se rembrunit; il garda le silence un instant, mais comme Lafcadio discrètement s'était levé et faisait mine de se retirer:

— Restez! cria Juste-Agénor avec une violence qui conquit le jeune homme; puis, se tournant vers Hector:

— Ah! tant pis! Je lui avais pourtant bien recommandé de ne pas chercher à me voir... Dis-lui que je suis occupé, que... je lui écrirai.

Hector s'inclina et sortit.

Le vieux comte garda quelques instants les yeux clos; il semblait dormir, mais, à travers sa barbe, on pouvait voir ses lèvres remuer. Enfin il releva ses paupières, tendit la main à Lafcadio et, d'une voix toute changée, adoucie et comme rompue:

— Touchez là, mon enfant. Vous devez me laisser, maintenant.

— Il me faut vous faire un aveu, dit Lafcadio en hésitant; pour me présenter décemment devant vous, j'ai vidé mes dernières ressources. Si vous ne m'aidez pas, je ne sais trop comment je dînerai ce soir; et pas du tout comment demain... à moins que Monsieur votre fils...

— Prenez toujours ceci, dit le comte en sortant cinq cents francs d'un tiroir. — Eh bien! qu'attendez-vous?

— J'aurais voulu vous demander encore... si je ne puis espérer de vous revoir?

— Ma foi! j'avoue que ça ne serait pas sans plaisir. Mais les révérendes personnes qui s'occupent de mon salut m'entretiennent dans une humeur à faire passer mon plaisir en second. Quant à ma bénédiction, je m'en vais vous la donner tout de suite — et le vieux ouvrit ses bras pour l'accueillir. Lafcadio, au lieu de se jeter dans les bras du comte, s'agenouilla pieusement devant lui, et, la tête dans ses genoux, sanglotant, tout tendresse aussitôt sous l'étreinte, sentit fondre son coeur aux résolutions farouches.

— Mon enfant, mon enfant, balbutiait le vieux, je suis en retard avec vous.

Quand Lafcadio se releva, son visage était plein de larmes.

Comme il allait partir et mettait dans sa poche le billet qu'il n'avait pas pris aussitôt, Lafcadio retrouva les cartes de visite et, les tendant au comte :

— Tenez, voici tout le paquet.

— J'ai confiance en vous; vous le déchirerez vous-même. Adieu!

— ç'aurait fait le meilleur des oncles, pensait Lafcadio en regagnant le quartier latin; — et même avec quelque chose en plus, ajoutait-il avec un rien de mélancolie. — Bah!

Il sortit le paquet de cartes, l'ouvrit en éventail et le déchira d'un coup sans effort.

— Je n'ai jamais eu de confiance dans les égouts, murmura-t-il en jetant "Lafcadio" dans une bouche; et il ne jeta que deux bouches plus loin "de Baraglioul".

— N'importe, Baraglioul ou Wluiki, occupons-nous à liquider notre passé.

Il connaissait, boulevard Saint-Michel, un bijoutier devant lequel Carola le forçait de s'arrêter chaque jour. A l'insolente devanture elle avait distingué, l'avant-veille, une paire de boutons de manchettes singuliers. Ils présentaient — reliés deux à deux par une agrafe d'or et taillés dans un quartz étrange, sorte d'agate embrouillardée, qui ne laissait rien voir au travers d'elle, bien qu'elle parût transparente — quatre têtes de chat encerclées. Comme Venitequa portait — avec cette forme de corsage masculin qu'on appelle costume tailleur, ainsi que je l'ai déjà dit — des manchettes et comme elle avait le goût saugrenu, elle convoitait ces boutons.

— Un bout de papier s'il vous plaît. Et, sur la feuille que le marchand lui tendit, penché vers le comptoir, il écrivit:

A Carola Venitequa Pour la remercier d'avoir introduit l'inconnu dans ma chambre, et en la priant de ne plus y remettre les pieds.

Le papier plié, il le glissa dans la boîte où le marchand empaqueta le bijou.

— Ne précipitons rien, se dit-il, au moment de remettre la boîte au concierge. Passons encore la nuit sous ce toit, et contenons-nous pour ce soir de fermer notre porte à mademoiselle Carola.

André Gide: Oeuvres majeures

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