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LA MORALITÉ DE BEAUMARCHAIS.
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L’auteur du Mariage de Figaro, l’écrivain hardi, spirituel et cynique, qui a donné une si prodigieuse impulsion à l’esprit révolutionnaire, était, personne ne l’ignore, un homme d’affaires consommé. Il attaquait les privilèges comme un obstacle ou une impertinence qui pouvait gêner les jouissances d’un bourgeois riche et épicurien; il était impitoyable aux abus, à ceux du moins dont il ne devait rien retirer. Peu scrupuleux sur les moyens, ardent au but, la fortune, qu’il poursuivait résolûment par la plume, par l’intrigue, par le scandale, Beaumarchais aurait mérité d’être des nôtres; son esprit eût convaincu notre temps, sa verve l’eût ébloui, son immoralité en eût tout obtenu. Il s’entendait merveilleusement à toute chose: la galanterie, la politique, la corruption, la spéculation. Il spéculait, spéculait, spéculait, et il n’aurait pas été inférieur à tel grand seigneur de notre époque qui a laissé une si grande réputation d’habileté et une fortune plus belle encore que sa gloire.
Voici une des spéculations de M. de Beaumarchais.
La Bibliothèque du Roi avait alors parmi ses bibliothécaires un certain abbé de Gevigney, docteur en théologie, âgé de cinquante-cinq ans, garde des titres et généalogies du département des manuscrits. Le cabinet de titres est un des arcanes les plus explorés de la grande Bibliothèque, et encore aujourd’hui, en ce temps d’égalité et de suffrage universel, il n’est pas de jour où quelque noble ne vienne y fourbir ses armes, où quelque vilain n’y cherche une savonnette. On voudrait, sous son nom obscur, retrouver la trace d’un nom sonore et ancien, et on en gratte de toutes ses forces la rouille révolutionnaire. Nous connaissons quelqu’un qui pourrait faire collection de lettres conçues toutes à peu près en ces termes: «Monsieur, je voudrais faire des recherches sur ma famille. J’ai tout lieu de croire que ma grand’mère a été élevée au Parc aux cerfs. Combien je vous serais reconnaissant si vous pouviez m’aider à établir l’illustration de mon origine, etc. — Signé Louis ou de FRANCE.» La collection s’enrichit chaque jour. Jugez si du temps de l’abbé de Gevigney, où la rage de s’ennoblir n’était pas une manie ridicule, mais un moyen de s’assurer toutes sortes d’avantages et d’immunités, la charge de garde du cabinet des titres pouvait être lucrative pour un malhonnête homme! Il ne parait pas que l’abbé de Gevigney ait été bien scrupuleux; il trafiqua de tout, au point que la police fut avertie des infidélités du fonctionnaire par le garde même de la Bibliothèque du Roi, l’abbé Bignon. Le commissaire Chenon reçut ordre du lieutenant de police, M. Lenoir, d’interroger le bibliothécaire suspect. Les interrogatoires ont été conservés aux Archives de l’Empire. On demande à l’abbé ce que sont devenus tels et tels portefeuilles précieux, dont on lui indique la place qu’ils avaient occupée à la Bibliothèque du Roi. — Il répond: «La plupart de ces portefeuilles étaient pourris et remplis de vers. On a extrait ce qui pouvait être conservé..., le surplus a été abandonné comme pourri.» Eh bien, le surplus avait été vendu à des Anglais, et forme aujourd’hui l’un des joyaux de la bibliothèque Bodléienne d’Oxford. Une perquisition fut faite au domicile de Gevigney, et amena la découverte, lisons-nous dans une note écrite de la main de Chenon, d’une quantité immense de vieux titres et de parchemins. Ordre fut donné de les réintégrer à la Bibliothèque. Gevigney, tremblant, écrivait au commissaire: «L’abbé de Gevigney a l’honneur de faire ses compliments à M. le commissaire Chenon; il le prie que l’enlèvement des papiers se fasse sans éclat. On pourra faire entrer la voiture dans la cour; il faudrait une ou deux voitures couvertes ou des paniers couverts. Il s’en remet à sa prudence. Il ne faudra que deux hommes qui ne soient pas du quartier.» Mais cette immense quantité de vieux titres et de parchemins n’était qu’une petite partie des objets détournés de la Bibliothèque du Roi. Des perquisitions furent faites chez les individus auxquels on supposait que ces objets avaient été donnés ou vendus. Elles amenèrent la découverte de parchemins pour l’emmagasinement desquels Beaumarchais avait loué deux vastes magasins, aux Capucins et aux Jacobins. A cette occasion, le grand redresseur d’abus écrivit à M. Lenoir la lettre suivante, dont nous respectons l’orthographe:
«Paris, ce 12 may 1785.
» Monsieur,
» J’ai l’honneur de vous adresser mon neveu et l’un de mes commis porteurs des clefs des magazins chez les Capucins et les Jacobins. Ils recevront vos ordres pour le jour de la levée des scelez. Alors ils commenceront le travail de transport et de pezée avec toute la diligence possible.
» S’il n’y a pas dans le nouveau dépôt de lieu propre à établir les fortes balances de la pezée, elle se fera dans les magazins actuels, avant le départ des voitures. J’ai chargé mon neveu de prendre et de payer les hommes de journée nécessaires à ces travaux. Il ne faut de votre part qu’une seule personne pour la réception, ou qui se réunisse à celles que je vous envoye pour aller plus vite, s’il en est besoin. Je vous supplie seulement que cet enlèvement puisse être ignoré de tout le monde, si cela est possible, à cause des conséquences du bruit. Mes deux préposez sont très-discrets et ne nomeront ni choses ni personnes.
» Je suis avec le plus respectueux,
» Monsieur,
» Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
» CARON DE BEAUMARCHAIS.
» Vous voudrez bien faire dire aux deux gardiens des couvents par le commissaire que les marchandises sont à la disposition de ceux qui les ont déposés chez eux, sans nommer personne.»
Les parchemins ayant été en conséquence transportés nuitamment à la Bibliothèque du Roi, furent vérifiés par l’abbé Coupé, garde des titres, et réintégrés au département des manuscrits, après avoir été pesés. Les pesées donnèrent les chiffres suivants, qui, à eux seuls, suffiraient pour prouver que l’auteur du Mariage de Figaro entendait la spéculation en grand, et méritait les regrets que nous avons exprimés plus haut: — 12,380 livres; — 15,527 1.; — 11,566 1.; — 13,557 1.; — 10,227 l.; — 7,817 1. — En tout 71,082 livres de parchemins provenant de l’abbé de Gevigney.
M. de Beaumarchais était, on le voit, un homme sans préjugés. L’argent pour lui était l’argent, et il sentait toujours bon.
Mais revenons à son incarcération et au récit qu’il en a laissé. — Nougaret, dans son Histoire des prisons, fait précéder ce récit de quelques lignes qui nous ont paru bonnes à reproduire comme expression de l’opinion des contemporains sur le Crésus des gens de lettres. Rappelons seulement trois dates: le Mariage de Figaro est de 1784, Nougaret écrivait en 1797, Beaumarchais est mort en 1799. Quand il faisait représenter le Mariage de Figaro, il avait cinquante-deux ans, et cinquante-trois l’année de sa lettre à M. Lenoir.