Читать книгу Les prisons de Paris sous la Révolution - Charles-Aimé Dauban - Страница 13
LA COMMUNE DE PARIS.
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Importance du certificat de civisme. — Difficultés pour l’obtenir. — L’abbé Morellet à l’hôtel de ville. — Tableau du conseil de la commune. — Les tricoteuses, le défilé des sections; les chants patriotiques. — Serment des déserteurs autrichiens. — Interrogatoire de Morellet dénoncé par Dorat-Cubières et ajourné. — Portrait des commissaires chargés de l’interroger. — Visite au juge Vialard, ancien coiffeur de dames. — Morellet présente sa défense et reçoit les condoléances du coiffeur. — Visite au président Lubin, le boucher. — Visite au prêtre défroqué Bernard et à sa prêtresse. — Morellet se rend encore à l’hôtel de ville; inutilité de cette démarche. — Visite au professeur Paris, un des commissaires. — Quatrième démarche inutile de Morellet à l’hôtel de ville. — Les bonnets rouges. — Les hymnes patriotiques. — Discours de Vialard contre les mises en liberté. — On décide que les anciens certificats de civisme seront visés. — Effrayé par la perspective d’un refus, Morellet prend le parti de ne plus rien demander et de se faire oublier jusqu’à la fin de la Terreur. — Destinée des chefs de la commune.
Les certificats de civisme, dont la forme a depuis varié plusieurs fois, devaient être donnés d’abord par le comité appelé alors de salut public de chaque section, et approuvés dans l’assemblée générale de chaque section, pour être ensuite confirmés ou rejetés par le conseil général de la commune à l’hôtel de ville.
J’avais obtenu le certificat de ma section, qui est celle des Champs-Élysées, et je l’avais porté à l’hôtel de ville au commencement de juillet, j’étais revenu sept ou huit fois toujours inutilement. On ne retrouvait pas mes papiers. Les bureaux avaient changé de local. Mon tour n’était pas venu. J’étais renvoyé à huit jours et ensuite à quinze. Enfin j’avais fait beaucoup de courses inutiles pendant tout le courant de juillet, août et les premières semaines de septembre, lorsque le 17 au matin je reçus une lettre du conseil, qui m’invitait à me rendre à l’hôtel de ville, pour y subir l’examen préalable à la délivrance du certificat.
La demande des certificats de civisme allait devenir bientôt une démarche très-dangereuse pour ceux qui la feraient sans succès, en vertu du décret du 18 septembre qui, ordonnant l’arrestation des gens suspects, allait déclarer tels tous ceux à qui on les refuserait; disposition d’après laquelle un nombre considérable de citoyens ont été en effet arrêtés à la commune même, en conséquence du refus qu’ils venaient d’essuyer; mais ce danger n’était pas encore connu. J’allais sans crainte m’exposer à cette épreuve. Ecclésiastique, mais n’en ayant jamais fait aucune fonction, homme de lettres, constamment occupé de travaux utiles, et ayant toujours défendu dans mes écrits la cause du peuple et de tous les genres de libertés compatibles avec l’ordre public dans un bon gouvernement, j’étais sans inquiétude sur le succès de ma démarche, dont je n’ai reconnu le danger qu’après coup.
Je me rendis donc à l’hôtel de ville sur les six heures du soir. Là, je trouvai les deux amphithéâtres des extrémités de la salle garnis de femmes du peuple, tricotant, raccommodant des vestes et des culottes, la plupart avec des yeux ardents, un maintien soldatesque, figures dignes du pinceau d’Hogarth, payées pour assister au spectacle et applaudir aux beaux endroits.
Vers les sept heures, le conseil de la commune se forma, le président occupant une estrade ou tribune séparée avec les officiers principaux et les secrétaires, ayant en face, sur sa droite, des gradins où siégeaient les membres du conseil fournis par chaque section, et sur sa gauche d’autres gradins où se tenaient les demandeurs de certificats.
On commença par lire le procès-verbal de la veille, où, entre autres événements, on rendait compte de la satisfaction qu’éprouvaient tous les patriotes de l’arrestation du maire Bailly, ennemi du peuple , et qui avait fait couler le sang des citoyens au Champ de Mars, jugement anticipé et arrêt de mort du malheureux Bailly, qui fut accueilli de bravos et d’acclamations, et d’une joie parfaite de tout l’auditoire et surtout des femmes.
Un autre article du procès-verbal ayant fait mention d’un décret de la veille, par lequel la commune avait réglé que désormais les jolies femmes n’assiégeraient plus les bureaux de la mairie pour obtenir la grâce des aristocrates, le procureur de la commune Hébert s’est levé pour se plaindre de l’inexécution de ce décret. Il a insisté sur les séductions de ces Circé qui, avant été des courtisanes sous l’ancien régime, employaient les mêmes artifices pour corrompre les âmes républicaines.
Quelque homme de ces bureaux inculpés de se laisser séduire par les belles solliciteuses, a représenté que la mesure proposée était inexécutable, la mairie étant nécessairement ouverte à tout le public et à toutes les femmes vieilles ou jeunes, laides ou jolies, soit pour le payement des impositions, soit pour l’achat des domaines nationaux, etc.; mais le procureur a recommencé ses invectives contre les jolies femmes des aristocrates, à la grande satisfaction et aux applaudissements répétés de toutes les vieilles et laides qui étaient là.
A la lecture du procès-verbal ont succédé les entrées et les compliments de cinq sections qui sont venues présenter, l’une après l’autre, leur contingent du premier recrutement en jeunes gens de dix-huit à vingt-cinq ans, et demander des armes, un casernement et des instructeurs.
Chacune de ces troupes est entrée à grand renfort de tambours, et l’une d’elles avec une musique militaire. Chacune a péroré par la bouche d’un orateur qui a juré, au nom de ses camarades, de nettoyer le sol de la liberté des satellites des despotes; de renverser tous les tyrans de leurs trônes; de cimenter de leur sang l’édifice de la liberté, etc. A quoi le président a répondu sur le même ton. Après quoi il a entonné d’une voix aigre l’hymne des Marseillais, que toute la salle a continué avec transport; plaisir que s’est donné toute l’assistance, après le discours de chaque section; de sorte qu’il a fallu entendre l’hymne cinq fois, et en petite pièce autant de fois Ça ira, accompagné par les claquements de mains et les battements de pieds de toute l’assemblée.
Après les sections, nous avons eu l’hommage qu’est venu faire de sa valeur un soldat blessé, appelé Pierre Compère, qui a commencé son discours par ces paroles: Citoyens, j’ait-été à l’armée, et j’ai-t-eu une blessure que la voilà (en la montrant), et l’on m’a-t-envoyé faire mon serment que je jure de mourir à mon poste et d’exterminer les tyrans, etc.
Les applaudissements ayant, comme on dit aujourd’hui, couvert cette harangue, le héros blessé en a été si content qu’il a cru devoir recommencer. On l’a entendu encore et applaudi de nouveau; mais comme il voulait répéter son compliment une troisième fois, on lui a fait entendre avec quelque peine que c’en était assez, et qu’il fallait que chacun eût son tour. Il est seulement resté debout à côté du président, jouissant de sa gloire, et promenant sur l’assemblée des regards satisfaits.
A celui-là ont succédé trois déserteurs autrichiens, venant offrir leurs services à la répiblic francès. Le président leur a dit de lever la main, et ils en ont levé chacun deux bien haut. Alors le président leur a dit: Vous jurez de servir la République française, et d’exterminer les tyrans? ce qu’un interprète en avant d’eux leur a traduit en allemand, à quoi ils ont répondu ia. Mais on a voulu qu’ils prononçassent les paroles sacramentelles: Nous jurons, nous jirons, etc. Bravo! bravo! L’accolade fraternelle. Qu’ont-ils dit? Qu’ils extermineront les tyrans. — C’est bien.
j’ai oublié de dire que parmi les harangueurs de section, il y en a eu un qui a dit: Nous jurons l’égalité, la liberté, la fraternité, la seule Trinité à laquelle nous veuillions croire et que nous croyons une et indivisible. Grands battements de mains à cet endroit, et chapeaux en l’air en l’honneur de la nouvelle sainte Trinité, fait qui me frappa comme préparant l’abolition de la religion chrétienne, qui a suivi d’assez près, et qu’on pouvait augurer sans peine, d’après les dispositions que montrait le peuple.
Le tour des demandeurs de certificats est enfin venu. On les nommait, et ils descendaient de leur amphithéâtre pour venir se placer sur l’estrade en avant du président, et en face du conseil de la commune.
Alors le président demandait: «Y a-t-il quelqu’un qui connaisse le citoyen et réponde de son civisme?» Si personne ne répondait, ce qui est arrivé souvent, le président prononçait: Ajourné. Si quelqu’un des conseillers de la commune disait: Je connais le citoyen et j’en réponds; — Accordé.
J’ai été appelé. Au moment où je venais de monter sur l’estrade, le président ayant fait la question que je viens de dire, et n’entendant personne répondre de moi, parce qu’il n’y avait personne de ma section à ce moment parmi les membres du conseil, et que lui-même, quoique de ma section, ne me connaissait pas, a pris la parole de nouveau pour dire à l’assemblée: J’entends murmurer à mon oreille que le civisme du citoyen est suspect.
Ce bon office venait en effet de m’être rendu par le sieur de Gubières, celui qui ci-devant se faisait appeler le chevalier de Cubières, qui s’est défendu depuis avec un civisme si plaisant d’être noble comme de beau meurtre, et qui a si bien effacé cette tache en prenant le grand nom de Dorat-Cubières. Or ce preux chevalier exerçant l’emploi de secrétaire de la commune, et voulant y joindre la noble fonction de délateur, était venu dire au président que mes sentiments étaient inciviques, et il avait pris pour cela fort habilement le moment où il m’avait vu établi sur l’estrade et tournant le dos au président, après quoi il était revenu s’asseoir à son bureau, le dos tourné et le nez sur son papier, se donnant l’air de n’être nullement occupé de l’affaire des certificats, manœuvre que je ne sus qu’en sortant par mon domestique venu avec moi et qui l’avait parfaitement observée.
Or, il faut savoir que j’avais vu ce personnage, et que je l’avais vu pour la première fois environ huit ou dix jours auparavant, à l’occasion de la levée des scellés sur la salle de l’Académie dont j’étais directeur à l’époque de sa destruction par le décret de l’Assemblée. Je fus appelé pour assister à l’opération. Là, il fut question de la suppression des corps littéraires et en particulier de l’Académie, conversation que le commissaire eut l’indiscrétion d’élever le premier. Je ne dissimulai pas ma façon de penser; et, comme il m’opposa l’autorité de mon confrère Chamfort, je lui dis que la diatribe de Chamfort contre l’Académie était une mauvaise déclamation en faveur d’une mauvaise cause, et que je croyais l’avoir prouvé.
A peine le président eut-il élevé ce doute sur mon civisme, que du milieu du conseil de la commune se lève un homme qui dit: «Citoyen président, je m’oppose à ce qu’il soit délivré un certificat de civisme au citoyen Morellet, parce qu’il est à ma connaissance qu’il a fait, il y a quinze à seize ans, une apologie du despotisme.»
A cette imputation, je demande la parole; et, m’adressant à mon accusateur, je lui dis que je ne connaissais pas même de nom l’ouvrage qu’il m’imputait; que s’il en existait un pareil, il ne pouvait avoir aucune raison de croire qu’il fût de moi; que loin de faire en aucun temps l’apologie du despotisme, j’avais consumé ma vie à défendre la cause du peuple et de la liberté, celle de l’industrie et du commerce, et la liberté d’écrire et d’imprimer, et celle des opinions religieuses, et aux approches de la révolution, les droits du tiers à la double représentation, etc. Après quelques propos entre mon accusateur et moi, le président, prenant la parole, prononça: ajourné, jusqu’à ce que des commissaires rendent compte des ouvrages du citoyen Morellet; et ces commissaires seront les citoyens Vialard, Bernard et Paris.
Ma sentence ainsi prononcée, je descendis de mon estrade; et, m’approchant humblement des gradins du conseil de la commune, je m’adressai à l’un des juges qu’on venait de me donner, pour lui demander l’heure et le jour où je pourrais ester à son tribunal. Il m’assigna le lendemain 18, et l’heure de midi, dans la même salle commune, où il me fit espérer que ses collègues et lui se trouveraient.
Dès le matin du jeudi j’écrivis un billet bien humble et bien civique au président Lubin, fils du boucher Lubin, ayant son étal à la porte Saint-Honoré. Je lui expliquai comment, tout bon citoyen que j’étais, je n’avais pas le bonheur d’être connu de lui, parce que je n’habitais sur la section que depuis peu de temps; que je passais une partie de l’année à la campagne; que je m’étais abstenu d’aller fréquemment aux assemblées, parce que mon état antérieur d’ecclésiastique, quoique je n’en eusse jamais exercé les fonctions, m’eût empêché d’y être utile; que j’étais connu de tels et tels citoyens de la section que je lui nommais. Je lui fis aussi mes protestations contre l’imputation d’avoir fait un livre en faveur du despotisme, etc.; mais surtout je lui expliquai le procédé de Cubières, en le suppliant de ne pas me condamner sur le témoignage d’un homme justement suspect de prévention. Il avoua à mon domestique que c’était en effet Cubières qui lui avait soufflé ce reproche d’incivisme communiqué à l’assemblée, mais que je n’avais qu’à voir incessamment mes commissaires, dont le rapport pourrait me tirer de là.
C’est à quoi je ne manquai pas. Je me rendis à l’hôtel de ville vers midi, du fond de mon faubourg Saint-Honoré. J’y arrivai trempé de sueur et de pluie, mon domestique me suivant et portant dans un sac huit ou dix volumes de mes ouvrages, destinés à prouver mon civisme.
Le rendez-vous était dans la salle commune, mais je n’y trouvai personne.
Je m’assieds ruminant mon plaidoyer; mais j’aurais eu le temps d’écrire une harange pro domo mea, aussi longue que celle de Cicéron, car il était plus de deux heures que personne n’avait encore paru.
Enfin un homme arrive et me dit: «Citoyen, avez-vous vu ici quelqu’un des commissaires à qui vous avez été renvoyé hier? — Non, citoyen; je les attends depuis midi. — Et moi je les cherche, me dit-il. — Seriez-vous, lui dis-je, l’un de ceux qu’on m’a donnés? — Oui, citoyen. — Eh bien, lui dis-je, ayez la complaisance de m’entendre un moment en attendant l’arrivée de vos collègues, s’ils peuvent encore venir.
«Il me semble, lui dis-je alors, citoyen, que ce qui a fait l’impression la plus défavorable contre moi dans le conseil, est l’imputation qu’un membre m’a faite d’être l’auteur d’une apologie du despotisme; mais cette accusation est absolument fausse; et si vous savez démêler la vérité, vous avez dû la reconnaître dans la manière franche et ferme dont je me suis défendu.
— Mais non, dit-il, je n’ai pas été convaincu, parce que je suis sûr d’avoir lu le livre dont je vous parle comme étant notoirement de vous.»
Alors je me suis aperçu que c’était à mon accusateur lui-même que je parlais, et que, suivant la jurisprudence de la commune, c’était le citoyen Vialard, mon dénonciateur, qu’on m’avait donné pour un de mes juges.
Une pensée ne me vint pas à ce moment, qui s’est depuis présentée à moi; c’est que cette apologie du despotisme que Vialard était sûr d’avoir lue, et dont la notoriété publique l’assurait que j’étais l’auteur, n’est autre chose que ma Théorie du paradoxe, dans laquelle je loue ironiquement Linguet de toutes les extravagances qu’il a débitées en faveur du despotisme oriental et des gouvernements de Perse et de Turquie. On s’étonnera moins tout à l’heure que mon juge ait pu faire un si étrange quiproquo; mais c’est un bonheur pour moi de ne m’en être pas avisé sur-le-champ, car il m’eût été impossible de ne pas lui rire au nez; ou, si je me fusse tenu de rire, de ne pas lui donner une explication qui l’eût infailliblement blessé, en lui montrant sa sottise trop à nu. Outre que je ne vois que cet ouvrage qui ait pu donner à ce Vialard l’idée que j’avais fait une apologie du despotisme, l’époque qu’il indiquait, de quinze à seize ans, se reporte en effet de 1793 à 1777, et la Théorie du paradoxe est de 1776.
Cette explication ne s’étant pas présentée à mon esprit, je lui dis que je ne doutais nullement qu’il n’eût lu une apologie du despotisme bien abominable, mais que la question était de savoir si j’en étais l’auteur; que j’osais lui assurer qu’il n’existait point de livre pareil sous mon nom, parce que je l’aurais hautement désavoué ; que s’il était anonyme, il était possible que quelqu’un lui eût persuadé qu’il était de moi, mais que cette imputation n’était pas une preuve, et ne méritait aucune croyance.
«Mais, lui ajoutai-je, quoiqu’il soit difficile de prouver qu’on n’a pas fait ceci ou cela, qu’on n’a pas volé ou assassiné un homme, je suis assez heureux pour pouvoir repousser l’accusation qu’on m’intente, en montrant une suite d’ouvrages imprimés de ma composition et remontant à plus de trente ans, dans lesquels on voit constamment la liberté et toutes les causes du peuple défendues d’après des maximes absolument inconciliables, dans la même tête, avec celles du despotisme.»
Alors je lui ai ouvert mon sac, et j’en ai tiré successivement mes ouvrages grands et petits, dont nous avons fait l’inventaire à la manière du curé et du barbier de Don Quichotte, comparaison que la suite montrera être encore plus juste qu’on ne peut s’y attendre.
«Voilà, lui dis-je, un ouvrage fait à la demande de M. Trudaine, le grand-père de ceux d’aujourd’hui (hélas! à cette époque ils existaient encore), homme que vous conviendrez avoir été un assez bon administrateur pour son temps. J’y établis les principes mis en pratique depuis par les assemblées nationales, de rejeter toutes les douanes aux frontières, et de supprimer tous les droits intérieurs. — Oui, dit-il en jetant un coup d’œil sur le papier, cela est bon.
— Ceci, lui dis-je en passant à un autre, est une brochure en faveur de la tolérance envers les protestants persécutés en Languedoc, à l’époque de 1758. Vous voyez que ma manière de penser sur la liberté des opinions religieuses date de loin, puisqu’il y a trente-cinq ans que j’écrivis ce papier. — Cela est bien, dit mon homme.
— Voilà, continuai-je, un petit ouvrage où je défends la liberté d’écrire et d’imprimer sur les matières de l’administration contre un arrêt du conseil qu’avait fait rendre Laverdy, alors contrôleur général, qui ne voulut jamais en permettre l’impression son règne durant. Il n’a été imprimé, comme vous le voyez par la date, que cinq ans après, en 1775, sous l’administration du ministre des finances Turgot, qui aimait aussi la liberté, et avec qui j’étais lié depuis l’âge de vingt ans. — Turgot, dit-il, n’était pas mauvais;» et, ouvrant la brochure çà et là, il en lisait quelques lignes avec distraction.
«Le volume que voilà, lui dis-je en lui mettant dans les mains la réfutation des dialogues de Galiani sur le commerce des blés, en un assez gros volume, est encore en faveur de la liberté du commerce des grains. — Oh! dit-il, il ne faut pas citer celui-là. — Est-ce que vous ne pensez pas, lui dis-je, que la liberté est le seul moyen de prévenir les disettes et les chertés des subsistances? Est-ce que la liberté, ajoutai-je malignement, n’est pas toujours bonne et bonne à tout?»
Je vis que mon éloge de la liberté l’embarrassait, et qu’il n’osait le combattre. «A la bonne heure, me dit-il; mais aujourd’ hui les inquiétudes sont trop grandes, et on ne peut pas parler de ce genre de liberté.
— Par cette raison aussi, je ne dois pas faire mention, lui dis-je, de cette analyse du livre de M. Necker sur la législation du commerce des blés, où je réfute ses principes, et où je fais voir que son ouvrage n’a point de résultat pour un administrateur.» Et je vis dans son air quelque indulgence en faveur d’une réfutation de M. Necker.
Alors je lui produisis mes différents Mémoires contre la Compagnie des Indes pour la liberté du commerce, lui faisant observer mon civisme dans le zèle avec lequel je combattais un privilége nuisible au peuple par renchérissement qu’il apportait aux objets de sa consommation. Je me targuai de mon volume in-quarto, que j’employais dans ce moment comme un bouclier; et lui-même, le prenant dans ses mains, me laissait voir quelque satisfaction d’avoir à juger et de voir suppliant devant lui l’auteur d’un gros livre.
. J’en étais environ à la moitié de mon étalage, lorsque mon homme m’a arrêté tout court en me disant: «Mais ce que vous me montrez là ne fait rien à la chose dont il s’agit. Il faut prouver votre civisme dans les journées du 10 août et du 31 mai, et tout cela ne le prouve point; vraiment, ajoutait-il, nous savons bien qu’il y a quelques gens de lettres qui ont eu d’assez bons sentiments anciennement et avant tout ceci; mais aucun d’eux ne s’est montré depuis et dans ces derniers temps, et tous les académiciens sont ennemis de la République.»
L’argument, comme on voit, était malin et pressant. Je ne perdis pourtant pas les arçons, et je lui dis: «Comment, citoyen! et vous oubliez donc le civisme de Target, de Laharpe, de Chamfort? Vous ne lisez donc pas le Mercure, où Laharpe et Chamfort se sont si bien montrés en faveur de la Révolution? Et Target n’est-il pas président d’un tribunal d’arrondissement? Que vous faut-il donc?
— Bon! me répliqua-t-il, et Lafayette, et Custine, et Bailly, et tant d’autres, n’ont-ils pas aussi été révolutionnaires? Mais il faut être révolutionnaire du 10 août et du 31 mai. On ne peut donner de certificats qu’à ceux qui ont prouvé leur civisme par leur conduite en ces deux circonstances, et ni vos académiciens ni vous n’y avez rien fait.»
Sur cela je me mis à plaider sérieusement la cause de Laharpe et de Chamfort, comme de deux excellents révolutionnaires; et tout ce que j’aurais pu dire d’eux avec des gens raisonnables en improbation, je l’ai dit en apologie et en éloge. Mais mes éloges sont tombés tout à plat, de sorte que je n’ai jamais pu les disculper, aux yeux de mon commissaire (en cela, certes, bien difficile), d’être des aristocrates; et il a bien paru que cette opinion n’était pas seulement celle de mon homme, puisque l’un et l’autre ont été arrêtés depuis, Chamfort peu de temps après, et Laharpe ensuite, malgré tout le zèle qu’ils avaient jusque-là montré pour la Révolution.
Mon association avec mes deux confrères ne pouvant plus me servir, je me vis forcé de ramener la question à moi-même; et voulant attaquer mon juge par le pathétique, je lui dis que, sans insister davantage pour justifier Chamfort et Laharpe, je pouvais m’excuser sur mon âge; qu’on ne pouvait pas demander d’un homme de soixante-sept ans la même activité qu’il avait, lui, jeune et vigoureux; que mon inaction ne pouvait pas être regardée comme une preuve d’incivisme; que je n’avais qu’une manière d’agir, qui était d’écrire, et que beaucoup de bons citoyens plus en état d’écrire que moi, s’en abstenaient sans qu’on leur en fit un crime, et qu’enfin je lui avouais qu’il était entré dans mon silence un peu d’humeur, lorsque après avoir consumé ma vie à travailler pour mon pays, j’osais le dire, avec quelque utilité, je m’étais vu dépouillé sur la fin de ma carrière de tout le fruit de mes travaux, c’est-à-dire de trente mille livres de rente, réduites d’abord à deux mille écus et puis à mille livres que je ne pouvais toucher faute de certificats; qu’en une telle situation on pouvait me pardonner d’être dégoûté d’écrire, etc.
«Eh! oui, me dit-il, vous avez perdu, mais tout le monde en est là. Et moi aussi j’ai perdu mon état par la Révolution. » Sur cela me voilà jouant l’intérêt. Je lui demande quelle est l’espèce de perte qu’il a faite, quelle place il occupait, quel état il avait. Il me répond courageusement: «J’étais coiffeur de dames, et, ajoute-t-il, j’ai toujours aimé les mécaniques, et j’ai présenté à l’Académie des sciences des toupets de mon invention.»
Cette découverte d’un coiffeur de dames dans mon commissaire, dans le juge de mes ouvrages, m’eût fait rire dans toute autre circonstance; mais je ne sourcillai pas; je me gardai bien de lui dire que c’étaient les coiffures à la jacobine qui avaient fait tort aux perruquiers; je me remis à lui présenter humblement mes ouvrages et à les soumettre à son jugement.
Je me rappelai dans ce moment ma préface de la comédie des Philosophes et le refus que venait d’essuyer Palissot à la commune en demandant comme moi un certificat de civisme, et rapprochant ces deux choses, je lui dis: «Citoyen, la commune vient de refuser un certificat à Palissot pour sa comédie des Philosophes, où il a fait marcher J. J. Rousseau à quatre pattes. — Oui, dit-il, et elle a bien fait. — Eh bien, répliquai-je, si elle veut être d’accord avec elle-même, elle ne peut me refuser le mien, car j’ai devancé beaucoup son zèle pour Jean-Jacques, en faisant dès 1760 une plaisanterie trouvée assez piquante dans le temps, où j’attaque vertement Palissot, et qui m’a valu trois mois de séjour à la Bastille. Si j’ai été puni par l’ancien régime pour m’être moqué de Palissot, je dois être pour cela même favorisé de la commune qui punit aujourd’hui Palissot pour avoir insulté J. J. Rousseau. Cette conduite sera conséquente.»
A ce mot de Bastille, le front de mon juge se déride en ma faveur. «Vous avez été à la Bastille? me dit-il en me montrant quelque considération. — Oui, dis-je en me rengorgeant, j’y ai été trois mois pour l’ouvrage dont je parle. — Ne pouvez-vous pas me le montrer? — Je ne l’ai pas ici, lui dis-je; mais il n’est pas qu’un homme comme vous n’ait un Voltaire, et vous trouverez le papier dont je vous parle dans le volume de ses OEuvres intitulé les Facéties parisiennes, où Voltaire lui-même a bien voulu le recueillir ainsi que d’autres pamphlets du même genre que je publiais, tandis qu’il désolait de son côté les ennemis de la philosophie par de bien meilleures plaisanteries, telles que la Vanité, le Pauvre Diable, le Russe à Paris, etc. Lisez, je vous prie, la préface de la comédie des Philosophes, dans les Facéties parisiennes, et vous y verrez comme j’y mène ce Palissot, que la commune vient de recevoir si mal.
— Ne connaissez-vous pas beaucoup Barentin? me dit-il. — Point du tout, lui dis-je. — Et les autres ministres? — J’en ai connu quelques-uns. Celui avec lequel j’ai été le plus lié était M. Turgot, que j’ai connu dès ma jeunesse, et dont j’ai cultivé la société et l’amitié jusqu’à sa mort. — Et parmi nos derniers ministres? me demande-t-il. — Parmi ces derniers, j’ai connu beaucoup l’archevêque de Sens, avec qui j’avais fait mes études et que je voyais souvent. — Oh! celui-là, dit-il, nous a bien servis.
— Je ne sais pas, lui dis-je, en quel sens vous l’entendez; mais je puis vous dire que les opérations que vous pouvez lui reprocher, je ne les ai jamais approuvées, et notamment cette cour plénière qui eût empêché la convocation des états généraux, et que j’ai blâmée avec tous les gens sensés.
«Quant aux états généraux, vous pouvez voir, par les trois ou quatre brochures que voilà , que je les ai voulus convoqués comme vous les auriez faits vous-même, c’est-à-dire avec la double représentation du tiers et sans distinction des ordres dans les délibérations. Ce sont là, lui dis-je en lui présentant ces pamphlets, autant de titres de civisme, puisque j’y ai défendu la cause du peuple et sans doute vos propres opinions.»
Comme il jetait sur ces brochures des yeux distraits, je vis que son attention commençait à se lasser. J’avais dit à peu près tout ce que je pouvais en faveur de mon civisme: il était temps de laisser mon juge réfléchir sur mon apologie. Je pris donc congé de lui, en me recommandant à sa justice. Il me dit d’aller voir le citoyen Bernard et le citoyen Pâris, ses deux collègues, sans me donner d’ailleurs aucune espérance, et sans me laisser voir que mes sollicitations et mes pièces eussent changé ses premières dispositions.
Je reviens bien chanceux chez moi m’habiller, car je m’étais vêtu d’une mauvaise redingote pour capter la bienveillance de mes juges, et je vais diner chez madame de B..., en tiers avec elle et madame de P.... Après le dîner je leur conte mes aventures de la veille, et la séance de la commune, et ma conversation du matin avec mon commissaire. Je les divertis surtout beaucoup lorsque, après leur avoir caché jusqu’au bout l’état de ce juge sévère, à qui je soumettais si humblement mes ouvrages, je leur appris, d’après lui-même, qu’il était coiffeur de dames; et elles me demandèrent avec instance de leur donner la suite de cette comédie.
L’acte suivant devait être mon entrevue avec un second commissaire que je devais solliciter aussi. Celui-là était le Bernard à qui j’avais déjà parlé le premier jour après l’examen de la commune. Il demeurait au faubourg Saint-Antoine, près de l’église de Sainte Marguerite. Je partis à huit heures du matin; mais chemin faisant je m’étais proposé d’aller faire ma cour au président Lubin.
Je m’arrête à son étal. M. le président était encore au lit. On me fait espérer que je serai bientôt admis. Après un quart d’heure on me fait passer par la tuerie, qui n’était pas encore lavée, et en traversant une mer de sang, je pénètre, mes souliers ensanglantés, jusqu’à la chambre du président. Je le trouve encore au lit. Je lui dis en bref les preuves que je puis donner de mon civisme; je me plains du procédé de Cubières; il me propose d’aller lui faire une visite; je m’y refuse. Je lui dis que j’espérais que les commissaires rendraient un assez bon compte de moi pour me dispenser de cette démarche, à laquelle je répugnais, et que je courrais plutôt le risque de voir Gubières se porter formellement pour opposant à ce qu’il me fût délivré un certificat. Il me rassura contre cette crainte, me dit qu’il lui parlerait, me conseilla de voir Paris, le troisième de mes commissaires, homme de lettres, qui m’entendrait mieux que les autres. Je le remerciai de ses avis et je m’acheminai vers le faubourg Saint-Antoine.
Là je trouve le citoyen Bernard, d’une figure ignoble, fait comme un brûleur de maisons, et avec lui une petite femme assez jeune, mais bien laide et bien malpropre.
Comme j’entrais en matière, arrive un grand jeune homme qui demande à déjeuner avec l’aisance d’un ami de la maison. La petite femme tire d’une armoire du fromage et une bouteille de vin; ils se mettent à déjeuner l’un et l’autre, et moi à haranguer mon commissaire. Je lui présentai, l’une après l’autre, les pièces de mon procès. Je me récriai contre l’imputation d’avoir fait un ouvrage en faveur du despotisme, et mes arguments lui parurent plus convaincants qu’au coiffeur, parce que n’ayant pas avancé cette calomnie il n’avait aucun intérêt à la défendre. Mais il me fit comme Vialard ce terrible argument, que je n’avais pas prouvé mon civisme le 10 août, ni le 2 septembre, ni le 31 mai; sur quoi on remarquera que celui-ci était plus difficile en preuves de civisme que son collègue Vialard, qui ne m’avait pas parlé du 2 septembre. Mais Bernard, nouveau Chérin, en demandant les preuves de ma noblesse révolutionnaire, voulait absolument les quatre quartiers.
Je ne me crus pourtant pas obligé de m’excuser auprès de lui de n’avoir pas été le 2 septembre avec les Marseillais aux Carmes et à l’Abbaye. Je supposai qu’il voulait dire qu’en ma qualité d’homme de lettres j’étais coupable d’un péché d’omission pour n’avoir pas écrit en faveur de ces grands mouvements de patriotisme. Je me démêlai de l’objection comme j’avais fait avec Vialard, en lui disant que mon silence ne pouvait pas être un crime ni mon inaction un délit; que j’étais vieux et las, et que je ne lui dissimulais pas que parmi les causes de mon inaction il entrait aussi le chagrin d’avoir perdu par la Révolution le fruit de quarante ans de travaux; que j’avais supporté la perte des trois quarts de ma fortune par les décrets de la première Assemblée, mais que la patience m’avait échappé lorsque quelques jours après le 2 septembre, un beau soir, la Convention avait-décrété que les ecclésiastiques seraient désormais réduits à mille livres, sur lesquelles il fallait encore prélever des contributions mobilières, des secours pour les volontaires, des frais de garde, des indemnités aux boulangers, et payer force papier timbré toutes les fois qu’on avait à mettre le pied dans un bureau; que je confessais ma faiblesse, mais qu’il ne fallait pas demander aux hommes des vertus au-dessus de l’humanité.
Il me parut recevoir mon apologie avec bonté et compatir à la tiédeur de mon patriotisme; mais, pour m’encourager, il me cita son propre exemple. «Et moi aussi, me dit-il comme le coiffeur, j’ai perdu par la Révolution, car, tel que vous me voyez, je suis prêtre et prêtre marié, et voilà ma femme,» me dit-il en me montrant la petite personne, qui parut toute fière de l’aveu que faisait son prêtre. Je saluai respectueusement la prêtresse, et je ne témoignai pas la plus légère surprise; de sorte qu’il a pu croire que je trouvais tout simple qu’un prêtre catholique ou se disant tel eût voulu goûter aussi du sacrement de mariage pour participer à tous.
«Eh bien, continua-t-il, je n’ai pas mille livres comme vous, mais cinq cents livres qu’on me donne pour être ici le gardien de l’église, et nous vivons fort bien, ma femme et moi, et nous avons encore de quoi donner à déjeuner à nos amis.» Exemple auquel je n’avais rien à répliquer, car il était sous mes yeux.
Je continuai donc d’étaler mon civisme à ce prêtre qui me rappelait la mine hétérodoxe de Poussatin, l’aumônier du chevalier de Grammont, et qui n’avait pas comme lui le mérite d’être le premier prêtre du monde pour la danse basque. Il avait pour assesseurs dans ses fonctions de juge la petite fille ou femme, et le grand drôle, qui, ayant fini leur déjeuner, se mêlaient dans la conversation; et j’aurais tenté inutilement de me soustraire à ce petit dégoût, car il n’y avait qu’une chambre.
Du reste, ses observations rentrèrent pour la plupart dans celles que m’avait faites le perruquier; il me parut n’être pas plus en état de juger mes ouvrages; il les ouvrait cependant, et parcourant les titres et quelques pages çà et là, il disait: «C’est bien, c’est bon, nous verrons. Il faut que vous voyiez Pâris, et nous nous concerterons; je veux faire votre rapport.»
«Je ne vous cache pas, continuait-il, que je vous tancerai, que je me plaindrai de votre silence.» Je lui dis humblement: «Si ce n’est qu’une correction fraternelle, je la recevrai doucement; mais promettez-moi du moins que votre censure ne deviendra pas une accusation. Si cela était, j’aime mieux me passer de certificat et ne plus suivre la demande que j’en ai faite. Vous ne voudriez pas me faire jeter en prison, et cependant c’est le sort qui m’attend si, votre rapport m’étant défavorable, j’essuyais un refus formel, attendu le décret d’hier, qui vient de déclarer suspects tous ceux à qui on aura refusé le certificat.» Il parut touché de cette raison. Il me promit qu’il serait le soir à la commune à six heures, et qu’il se concerterait avec ses collègues. Je pris congé de monsieur et de madame, et je vins me préparer à la corvée que je devais faire le soir à l’hôtel de ville.
Je m’y rendis vers les six heures. J’ai peu de chose à dire de cette assemblée, parce que, fatigué de ma course du matin et n’ayant affaire qu’à mes commissaires, je n’entrai pas d’abord dans la salle. Je m’établis dans l’antichambre de la secrétairerie, où passaient les membres du conseil pour se rendre à leurs places; j’entendais de là les cris, les transports dont on accueillait le contingent des sections en jeunes gens de la première réquisition, et l’hymne patriotique, dont les premiers vers étaient entonnés par le président Lubin, et les Ça ira, et de temps en temps d’autres chansons, et les joies des dames des tribunes; et lorsque le temps de la discussion fut arrivé, je ne daignai pas entrer d’abord, persuadé que je n’y entendrais que des sottises.
Je surmontai pourtant ce dégoût vers les dix heures. On y traitait de la taxation des denrées de première nécessité (autres que le pain, dont la taxe était déjà établie). Mon perruquier, une des lumières de la commune, se leva et fit observer avec une grande sagacité que si la ville de Paris commençait à taxer, les départements environnants ne manqueraient pas d’établir leur maximum au-dessus de celui de Paris, ce qui retiendrait les denrées chez eux; qu’il fallait faire en sorte que les départements taxassent les premiers, qu’ensuite Paris taxerait à un taux supérieur et attirerait l’abondance chez lui.
Il oubliait, à la vérité, une petite circonstance; c’est que son projet étant communiqué à deux ou trois mille personnes présentes et devant être imprimé le soir, pourrait ne pas réussir, à raison de ce que les départements avertis se tiendraient sur la défensive; mais, malgré cette incongruité, Vialard obtint de grands applaudissements.
La commune ayant consumé beaucoup de temps à entendre des harangues et à chanter, ne put s’occuper des demandes de certificats que fort tard. Aussi Bernard m’ayant annoncé qu’il ne pouvait être question de mon affaire ce jour-là, je me retirais, lorsque je vis sortir mon perruquier. Je l’abordai, et, voulant le flatter en lui faisant voir que j’avais écouté sa motion avec attention, je lui dis modestement que je croyais la taxation difficile à soutenir, contraire aux véritables intérêts du commerce, injuste pour les vendeurs qui avaient acheté à des prix plus hauts que ceux qu’on voulait leur allouer, et enfin funeste aux consommateurs eux-mêmes; qu’on voulait remédier par là à renchérissement des denrées, mais que c’était méconnaître la véritable cause de cette cherté, qui était en partie un effet de la rareté des denrées, et en partie celui de la multiplication des assignats, dont on parlait au moment même de faire une nouvelle émission; que cette nouvelle émission ayant lieu après la taxation, la taxe serait dès lors encore plus au-dessous du véritable taux, et qu’il était impossible que le commerce et l’approvisionnement de Paris, et la culture et la production, ne souffrissent pas d’un pareil choc, etc.
«Mais point du tout, me dit-il, on peut faire encore pour bien des milliards d’assignats sans rien craindre; ils ont pour hypothèque les terres, et il y en a pour cent milliards.»
Il ne répondait pas à mes objections; mais je n’avais pas le temps de le ramener à la question, je me contentai de lui dire: «Eh! bon Dieu! où prenez-vous tant de richesses? — Oh! dit-il, j’ai bien lu mon Voltaire, et je suis bien sûr de mon fait.» Je me vis alors en danger de lui prouver qu’il ne savait ce qu’il disait, et j’y échappai en lui donnant un bonsoir le plus poli que je pus et me recommandant à sa bienveillance. Il était onze heures, et bien temps de regagner mon gîte.
J’étais convenu avec Bernard et Vialard que je verrais Pâris. Le lendemain, vendredi, j’allai le chercher, rue des Carmes, près de la place Maubert. J’appris de lui-même qu’il était professeur à l’Université, et qu’il faisait la leçon au Collège royal à la place de l’abbé Delille. Je me dis, comme le philosophe abordant sur une plage inconnue et y trouvant des figures géométriques tracées sur le sable: Voilà des pas d’homme.
Pour cette fois, je n’avais point apporté mes ouvrages à mon censeur; je lui dis seulement que je les avais fait voir à MM. Vialard et Bernard; qu’en lui en disant seulement les titres, il verrait que je m’étais constamment occupé d’objets utiles, et que j’avais toujours défendu la cause.de la liberté dans mes écrits.
Il me parla fort honnêtement de moi et me dispensa ainsi de recommencer mon propre éloge. Il connaissait quelques-uns de mes ouvrages, entre autres la Théorie du paradoxe et la Préface de la comédie des Philosophes, et la réponse à l’écrit de Chamfort contre l’Académie française. Par là je vis que les satires comme les bonnes actions ne sont jamais perdues. Mais, pour achever de lui gagner le cœur, je lui parlai du Manuel des inquisiteurs, de mes Réflexions sur la liberté d’écrire et d’imprimer, du Traité des délits et des peines, traduit de Beccaria, qu’il connaissait; enfin de mes brochures relatives à la formation des états généraux. Je promis de lui envoyer tout cela dès le lendemain matin. Je le pressai de parler à ses collègues en ma faveur et de se trouver à la ville le lendemain, samedi, à l’assemblée de la commune, pour convenir avec eux du rapport qu’il me fallait.
Je dirai avec peine de ce Pâris, qui a péri depuis avec beaucoup d’autres membres de la commune à la suite de Robespierre, que dans cette entrevue ainsi que dans une seconde que j’eus encore quelques semaines après, m’étant hasardé à exprimer mon horreur pour les meurtres qui commençaient à se multiplier étrangement, je m’aperçus que je touchais une corde qui ne rendait point de son. Un homme de ma connaissance m’a dit depuis que je le jugeais trop rigoureusement; mais il m’a avoué en même temps que Pâris lui avait dit que j’étais très-imprudent, et l’imprudence que je lui ai montrée n’étant, je le proteste, que l’expression des sentiments qui remplissaient à cette époque l’âme de tous les honnêtes gens, j’ai pu croire que celui qui m’en faisait un reproche ne les partageait pas. Enfin je ne puis l’excuser, et c’est une bien faible excuse, qu’en supposant que le langage qu’il m’a tenu était celui de la politique et de la peur, qui dans nos temps malheureux a trop souvent servi de couverture à la cruauté et à l’insensibilité, et tout au moins à l’insigne lâcheté qui nous a perdus.
Je retournai donc, le samedi 21, pour la quatrième fois, à l’assemblée générale de l’hôtel de ville; je m’établis, comme la veille, dans l’antichambre du secrétariat, attendant que quelqu’un de mes commissaires passât, et excédé des cris et des chants qui occupèrent encore l’assemblée depuis sept heures jusqu’à plus de neuf heures et demie.
C’étaient des harangues de section, et puis l’hymne des Marseillais, et puis des chansons à plusieurs couplets sur des airs d’opéra-comique, du genre de celle du Moineau qui t’a fait envie, que le président Lubin, orné de son écharpe, chantait, hors de mesure, avec une voix et des agréments et des manières de beau Léandre qui ravissaient tous les spectateurs; mais comme je n’aurais pas partagé leur ravissement, je ne voulais pas entrer. Je crois bien que le président a chanté ainsi en solo à peu près trois quarts d’heure, en différentes fois, l’assemblée répétant communément le dernier vers du couplet. Aussi une femme du peuple, qui attendait comme moi dans cette antichambre, disait: Mais c’est drôle de passer comme ça tout le temps de leur assemblée à chanter. Est-ce qu’ils sont là pour ça?
Dans cet intervalle j’avais saisi Pâris au passage, comme il se rendait à l’assemblée, et je lui avais dit quelques mots. Après lui, et vers les neuf heures et demie, le coiffeur avait aussi passé et m’avait écouté en marchant toujours, avec plus de distraction et de morgue que le ministre de la guerre le plus inabordable n’en montra jamais au plus petit officier d’infanterie. Je le suivais humblement, et je parvins, avec quelque peine, à lui faire entendre que ses collègues n’attendaient que lui pour décider de mon sort, et que je me recommandais à sa justice, à laquelle je ne croyais guère dès lors, et à laquelle j’eus lieu de croire encore moins après l’avoir écouté parler dans l’assemblée.
Enfin je me glissai dans la salle à l’arrivée d’une section. Au bruit des tambours et aux cris de Vive la république! je vis s’établir à la tribune des jeunes gens de ma connaissance et de ma section. Ils étaient coiffés de ces vilains bonnets rouges qui commençaient à prendre le grand crédit qu’ils ont perdu depuis, et pour lesquels ceux que je connaissais avaient sans doute autant d’horreur que moi. L’orateur jura, comme de raison, d’exterminer les tyrans, de purger la terre de la liberté, et le reste. Il termina son discours par cette phrase: Annibal, pour jurer, n’attendit pas vingt ans. Et je crus voir que la plupart de ceux qui m’environnaient entendaient par là qu’Annibal n’était pas plus grand que cela, qu’il jurait par B. et par F. en excellent jacobin.
Après la réponse du président, un des bonnets rouges de la tribune dit: «Président, un jeune citoyen de notre section a composé une chanson patriotique qu’il propose de chanter lui-même si on le lui permet.» La permission est accordée sur-le-champ, et on voit s’établir à la tribune le jeune citoyen à cheveux noirs et luisants tombant sur ses yeux, et à poitrine découverte, qui entonne une chanson sur l’air des Marseillais. Elle avait au moins dix à douze couplets., écrite Dieu sait comment! paroles estropiées sous le chant et brisant toute prosodie; mais, ce qui est pis, exprimant à chaque couplet des sentiments de cannibale, la nécessité urgente de massacrer incessamment les prêtres rassasiés de crimes, de les ensevelir sous leurs autels ensanglantés et de faire subir à tout noble et à tout prêtre la rigueur des lois. Et il faut savoir que les couplets où ces sentiments atroces étaient le plus énergiquement exprimés étaient applaudis avec transport et toujours répétés, les femmes des tribunes trépignant de joie, et leurs voix criardes s’élevant en refrain, et mes voisins se disant l’un à l’autre: F., le B., il attrape bien ça. C’est du bon, ça, c’est excellent. Et tout le reste donnant quelques signes d’approbation, la plupart volontairement, quelques-uns sans doute pour n’être pas suspects; car mon domestique, qui était dans une autre partie de la salle, me dit qu’il avait été dénoncé par une femme des tribunes comme n’applaudissant point, et forcé de battre des mains et d’agiter son chapeau en l’air.
La chanson achevée, il fut décrété qu’elle serait imprimée aux frais de la commune, et envoyée, avec beaucoup d’autres, dans les départements, moyen puissant et terrible de nourrir et d’exalter les sentiments qu’on voulait inspirer au peuple et qu’on n’avait que trop bien répandus.
Enfin, la députation retirée, la commune commença à s’occuper de ses affaires ou plutôt des nôtres. Il était dix heures. Deux cents personnes attendaient comme moi pour leur certificat de civisme; mais, avant de s’en occuper, on entendit encore le procureur de la commune, Hébert, rendant compte d’une réclamation de la commune de Passy, près Paris, contre l’arrestation de Gojard, celui qui a été premier commis des finances.
Mon coiffeur de damés se lève en furie et demande si ce Gojard n’est pas le même que celui qui a été l’agent de Marie-Antoinette, laquelle n’est pas encore jugée, mais qu’il est bien temps de punir de ses crimes; que si c’est lui, il est à coup sûr aristocrate et ennemi de la république; qu’il y a d’ailleurs un abus criant qu’il doit dénoncer, c’est que beaucoup de mises en liberté se font par les comités de salut public non encore renouvelés comme ils doivent l’être par le scrutin épuratoire décrété par la commune; que, jusqu’à ce renouvellement, il fallait suspendre toutes les mises en liberté et regarder comme nulles celles qui avaient été prononcées par les comités actuels de chaque section; qu’il fallait exiger ce renouvellement sous deux fois vingt-quatre heures, et que, faute par elles de l’exécuter, la commune nommât elle-même les membres du nouveau comité.
Ensuite mon perruquier, s’échauffant de sa propre éloquence et renforçant sa voix, déclara que les nobles, et les prêtres, et les muscadins, étaient tout prêts à égorger les citoyens, si les citoyens ne les prévenaient pas. «Notre liberté et notre vie, ajoutait-il, sont encore dans nos mains; mais il n’y a pas un moment à perdre si nous voulons sauver l’une et l’autre, etc.» Tout cela dit d’un ton forcené, avec des gestes furibonds, une voix mordante, et chaque période coupée en petites phrases courtes, pour chacune desquelles il pouvait employer toute la force de ses poumons.
Je m’aperçus alors mieux que je n’avais fait jusque-là, par la manière dont il était écouté et applaudi, que ce Vialard était un des oracles de la commune et qu’il y jouissait d’un grand crédit; mais son discours me laissa une grande impression d’horreur et une crainte fondée en voyant mon sort dans ses mains.
Des députés de la commune de Passy parlèrent ensuite bien faiblement, bien timidement, en faveur du pauvre Gojard; mais comme ils faisaient mention de son âge et de sa bienfaisance envers les pauvres de leur commune, un des membres du conseil, bien mal vêtu et de bien mauvaise mine, se leva et dit que ce n’étaient pas là des raisons; qu’il avait aussi, lui, entendu parler d’une certaine vieille femme du faubourg, qui donnait du pain, des bas, des souliers aux pauvres de sa paroisse, et qui payait des mois de nourrice, et qui n’en était pas moins d’une aristocratie puante et qui en avait empuanté tout son quartier. Je répète ses propres termes. La commune entière trouva l’exemple décisif, quoiqu’il ne fut pas précis, comme on voit, et le raisonnement sans réplique. En conséquence, la pétition des habitants de Passy en faveur de Gojard fut rejetée, et il fut décrété de nouveau plus expressément qu’il ne serait relaxé personne désormais que par les comités révolutionnaires de nouvelle création.
Cette mesure une fois adoptée, l’assemblée s’est trouvée conduite assez naturellement, et toujours sur la motion de mon enragé de perruquier, à l’appliquer aussi aux certificats de civisme, que les comités actuels avaient délivrés, dit-il, avec trop de facilité. De là il fut décrété que les anciens certificats seraient visés par les nouveaux comités révolutionnaires avant d’être présentés au conseil général de la commune, qui n’en admettrait plus d’autres.
On peut se figurer pendant ce temps les sentiments qui agitaient les demandeurs de certificats, la plupart sollicitant depuis deux ou trois mois et qui voyaient toutes leurs peines perdues. Quant à moi, c’était ma douzième course à l’hôtel de ville et la quatrième de celles où, arrivant à cinq et six heures du soir, je n’avais pu en sortir qu’à dix ou onze pour regagner mon faubourg Saint-Honoré. J’entends de pauvres gens dire qu’ils étaient retournés chez eux, des séances précédentes, à deux et à trois heures du matin.
Cette nouvelle rigueur de la commune m’a cependant été utile en me détournant de poursuivre la demande d’un certificat qui devenait tous les jours plus dangereuse pour ceux qui seraient refusés. Ce misérable coiffeur me parut si profondément méchant, que je compris que j’avais tout à craindre en passant par ses mains. Je saisis le prétexte ou plutôt la raison du nouveau décret, et ayant rencontré Bernard comme il sortait de l’assemblée, je lui demandai si je n’étais pas obligé d’obtenir un nouveau certificat, qui serait soumis, comme le premier, à son jugement et à celui de ses collègues; à quoi il me répondit que cette marche était indispensable.
Je me trouvai par là en mesure de suspendre toute demande de certificat, tant que je jugerais que je pouvais essuyer un refus qui, pouvant être motivé par ce Vialard avec toute sa méchanceté, m’eût peut-être fait arrêter à l’hôtel de ville même, comme l’ont été beaucoup d’autres.
Je fus confirmé dans ce parti par Pâris, que j’allai voir quelques jours après et qui ne me dissimula pas le danger que je courrais. Mais je m’applaudis beaucoup de ma détermination, sur le récit d’un fait dont un homme de mes amis, par un hasard singulier, avait été le témoin, et qui mérite de trouver sa place ici.
Il y avait environ six semaines que j’avais suspendu toute démarche relative à mon certificat, lorsqu’un homme de mes amis, d’un esprit sage et fin, vint me conter que se trouvant à dîner chez un restaurateur aux Tuileries, il y avait reconnu Hébert, le procureur de la commune, à une table voisine de la sienne; qu’un des convives d’Hébert en était venu à dire qu’on était trop facile sur les certificats; qu’on en avait donné à un aristocrate bien notoirement tel, l’A. M. (l’abbé Morellet), que lui qui parlait avait fait chasser de l’assemblée de la section des Tuileries comme ayant écrit contre J. J. Rousseau et partisan du despotisme; sur quoi j’observe que je n’ai jamais rien imprimé contre J. J. Rousseau, que je n’ai jamais été chassé d’aucune assemblée, et que je n’ai jamais loué le despotisme qu’ironiquement, qu’en me moquant des paradoxes de Linguet.
A cela, continue mon ami, Hébert répond: «Citoyen, tu te trompes. L’A. M. n’a point obtenu, de certificat de civisme de la commune, à qui il s’est présenté en effet, mais qui l’a renvoyé à des commissaires; et lorsque le rapport aura lieu et qu’il se présentera, il sera reçu comme il faut; mais, ajouta-t-il, tous ces vieux prêtres ne peuvent plus nous faire de mal. Ils n’ont plus rien; ils ne seraient pas fâchés qu’on les mît dedans, pour être nourris aux dépens de la nation; mais nous ne leur donnerons pas cette satisfaction.»
Au travers de l’atrocité de ce propos que me rapportait mon ami, je vis pourtant avec plaisir qu’Hébert et consorts ne voulaient pas se charger de me nourrir en prison, et je me dis à moi-même: «Ma ruine me sauve: à quelque chose malheur est bon.»
De ce moment, je me tins à la cape pour ne pas me briser contre l’écueil, attendant un vent plus favorable. Je ne touchai point mon petit revenu, faute de certificat; mais je ne jouai pas ma liberté et ma vie en cherchant à en avoir un tant que cette démarche demeurait dangereuse. Je ne l’ai renouvelée qu’après la mort de Robespierre, auprès du comité révolutionnaire de ma section, où je n’ai trouvé aucun obstacle, cet événement ayant rendu les comités un peu moins difficiles en preuves de civisme.
Pour l’édification de mes lecteurs, je finirai par leur dire la punition et vengeance divine, comme dit Rabelais, tombée sur tous ceux qui m’ont refusé mon certificat. A l’époque de ma demande, la commune était conduite par Chaumette, son procureur; Hébert, substitut de Chaumette; Lubin, président; et mes trois commissaires, Bernard, Pâris et Vialard, y avaient un grand crédit.
Or, le 4 germinal, le père Duchesne, c’est-à-dire Hébert, a été condamné comme ayant voulu assassiner les membres de la Convention, détruire le gouvernement républicain et donner un tyran à l’État.
Le 24 germinal suivant, Chaumette a subi le même sort, comme complice d’Hébert.
Le 10 thermidor, Bernard a été exécuté comme complice de Robespierre, et participant à la rébellion de la commune.
Le 11, Lubin, devenu substitut de l’agent national de la commune, a été frappé de la même condamnation, ainsi que Pâris, le seul que je puisse plaindre.
Reste debout le Vialard, qui, heureusement pour lui, ayant été chargé de je ne sais quelle mission par la commune elle-même avant le 9 thermidor, ne s’est pas trouvé à Paris au moment de la crise. Je ne sais ce qu’il est devenu depuis, et je ne m’en informe pas, car je ne veux pas la mort du pécheur, mais qu’il se convertisse et qu’il vive. Je le prie seulement de se faire expliquer, par quelque écolier, ces deux vers d’Horace:
Raro antecedentem scelestum
Deseruit pede, pœna, claudo.