Читать книгу Les prisons de Paris sous la Révolution - Charles-Aimé Dauban - Страница 15
LIBERTÉ. — ÉGALITÉ.
Оглавление«Je déclare connaître le citoyen Riouffe depuis le mois de décembre 1792 (v. s.), qu’à cette époque, ayant été rejoindre la troupe du citoyen Ribié à Amiens, j’y trouvai le susnommé cohabitant avec la citoyenne Toussaint, actrice de ladite troupe. Je me souviens parfaitement qu’à cette époque, pendant laquelle on instruisait le procès du dernier tyran des Français, Riouffe prétendait que la Convention nationale n’avait pas le droit de le juger à mort, et il s’occupait d’un Mémoire qui devait servir à sa justification, mais j’ignore si Riouffe l’a fait parvenir aux membres de la Convention avec lesquels il se disait en relation. Vers la fin de janvier 1793 (v. s.), la troupe de Ribié se rendit d’Amiens à Rouen pour former dans cette ville l’établissement connu sous le nom de Théâtre de la République. Riouffe y suivit la troupe, et depuis fit différents voyages à Paris, dans lesquels Ribié l’employa plusieurs fois pour traiter avec les auteurs de quelques nouveautés théâtrales; il disparut enfin de Rouen pendant un intervalle assez long, et vers la fin de juin ou le commencement de juillet 1793 (v. s.), il y revint et se transporta chez moi, rue Haranguerie, n° 8; que ne m’ayant pas trouvé, il attendit mon retour. Lorsque je rentrai, je le trouvai dans ma chambre; à mon arrivée, après les compliments d’usage, il me demanda des lettres de recommandation à Genève, ma patrie, pour un sien parent, ex-prêtre, qui désirait s’y retirer. Je lui répondis franchement que n’ayant d’autre patrimoine que l’estime de mes parents et de mes concitoyens, je n’en ferais pas un si mauvais usage; sur quoi nous sortîmes et nous acheminâmes vers le théâtre de Ribié, où mon devoir m’appelait. Dans le chemin, nous parlâmes des troubles qui avaient agité la Convention, et de ceux que préparait l’intrigue dans les départements. Il me répondit qu’une force armée allait marcher sur Paris et délivrer les membres exilés injustement de la Convention. Vainement je lui représentai que ces mesures ne pouvaient opérer qu’une dissolution totale de la chose publique, il persista constamment dans l’opinion où il était qu’une force départementale armée contre Paris était le seul moyen de sauver la patrie. Je lui observai enfin que les membres en faveur desquels il s’intéressait avaient entravé le travail de l’acte constitutionnel, et que depuis leur proscription cet acte précieux et tant désiré avait été confectionné sur-le-champ sans difficulté. Voici les propres mots qui composent sa réponse: «Vous sentez bien que l’on ne veut pas de cette Constitution-là, elle est trop démocratique; une Constitution qui occupe trop souvent le peuple de ses intérêts ne peut le rendre heureux.» Nous étions alors devant la porte du théâtre, je lui demandai s’il entrerait, il me répondit que des affaires importantes l’appelaient au Département; je le quittai et ne l’ai point revu depuis; j’ai su seulement qu’il était allé à Caen, de là à Bordeaux, où l’on m’a dit qu’il avait été arrêté.
«Je certifie la présente déclaration conforme à la plus exacte vérité, en foi de quoi je l’ai signée à Rouen le 17 prairial de l’an II de la République française, une et indivisible.
«J. A. MUSSART, dit Dupont.»
Le hasard nous fait rencontrer dans ce dossier, au milieu des billets d’amour et de plaintes de la comédienne Toussaint, avec laquelle vivait Riouffe, et dont il avait une fille nommée Denise, billets plus touchants que littéraires, une lettre de Julie Talma, qui sera une bonne fortune pour nos lecteurs. Les conseils qu’elle renferme sont excellents et bien dignes de la femme de l’illustre tragédien. Les termes dans lesquels ils sont conçus ne permettent pas de douter que Riouffe a figuré sur les planches, peut-être à Bordeaux, certainement à Rouen ou ailleurs. L’amour-propre du grand dignitaire de l’Empire aurait cruellement souffert sans doute, s’il se fût douté qu’elle avait échappé à la destruction, cette lettre où on lui recommandait, ainsi qu’à ses camarades les cabotins, d’éviter l’enflure dans la tragédie et la trivialité dans la comédie. Et cependant un préfet pouvait bien, sans déshonneur, recevoir des leçons de la femme de celui qui a passé pour en avoir donné au plus grand de tous.
«Samedi, 31 auguste l’an II de la République.
» Je suis charmée, mon cher Toussaint, d’avoir reçu de vos nouvelles; votre camarade du Havre et moi nous étions fort inquiets, et votre femme donc, c’est bien pire. Le directeur de Rouen, sachant combien vous nous avez toujours marqué d’attachement, imagina que nous pourrions en avoir reçu; il vint exprès à Paris de la part de votre femme pour en savoir; aussi je vais lui en faire passer. Votre enfant se porte fort bien. Je ne suis pas étonnée de toutes les traverses que vous avez essuyées, les cabotins sont destinés aux aventures, témoin le Roman comique: vos camarades ont pourtant bien du talent, vous en avez aussi, mais que font les talents pour des spectateurs sans goût et dénués de sensibilité ; je ne dis pas cela pour dénigrer la province, car à Paris même on voit souvent une mauvaise farce réussir mieux qu’une pièce de Racine. La citoyenne Foureau est à la campagne; j’irais bien la voir, n’était qu’hier je me suis jetée de mon haut sur le pavé et que j’ai la tête en compote; il faut que vous attendiez que je puisse montrer mon visage sans faire peur aux petits enfants. Je soigne toujours autant que je le puis les femmes de vos camarades et je baise leurs enfants quoiqu’ils soient méchants comme des petits loups; je me rappelle bien le jeune homme dont vous me parlez; s’il travaille, je réponds qu’il jouera les premiers rôles. Larive n’est plus à Bordeaux, tant mieux; vu sa réputation, il vous aurait enlevé tous les spectateurs; on dit qu’il y a deux mauvais acteurs de Paris; ils ne sont pas du théâtre de la République, j’ignore s’ils jouent l’opéra-comique ou la tragédie; il faut espérer qu’après avoir vu Monvel et Larive, on n’ira pas voir de mauvais histrions. Pour vous autres, soyez simples autant que vous pourrez; jouez des pièces patriotiques, car il faut songer à la chose publique avant tout, et ne pas négliger une occasion de faire enrager les aristocrates. Évitez l’enflure dans la tragédie et la trivialité dans la comédie. Il vaut mieux n’être pas applaudi que de faire des charges comme notre pauvre Dugazon. Adieu, mon cher Toussaint; Talma est fort sensible à votre souvenir; il me charge de vous dire que dans toutes les pièces qu’on a données par et pour le peuple, il a encore été plus applaudi par les bons sans-culottes que par les muscadins, ce qui lui fait un extrême plaisir.
» Le gros bonhomme que vous alliez voir avant votre départ se porte fort bien; l’amour est ce qui l’occupe davantage.
» Votre camarade du Havre a une petite maladie dont on ne peut parler sans rire.»
Au citoyen Toussaint, hôtel des Sept-Frères-Massons, rue de la Petite-Intendance, à Bordeaux.
La pauvre Toussaint n’avait pas de nouvelles de celui qui avait pris son nom de théâtre. Le directeur de la troupe de Rouen, où elle était engagée, lui écrivait de Paris:
» J’avais étés chez Thalmat le jour même de mon arrivé ; il m’avoit dit que ni lui ni Balleul qu’il voit souvent, navoit eu de nouvelle du père de Denise, de l’époux de Toussaint. J’ai ce matin invité Balleul a dîner aujourd’hui chez moi; voila le billet qu’il m’a répondu. — Tantot je serai plus savant.
» Votre véritable ami,
» RIBIÉ.»
» Paris, ce 2 septembre 1793.
» La grande femme embrasse son amie.»
A la citoyenne Toussaint, comédienne au nouveau Théâtre-Français, à Rouen.
«Citoyen, j’ai reçu des nouvelles de votre correspondant Toussaint; il est à Bordeaux, où il se porte fort bien; il est avec d’autres comédiens; probablement ils vont tâcher d’entrer au second théâtre. Je vous prie, citoyen, de recevoir mes compliments et d’en faire de ma part à sa petite femme.
» Julie TALMA.»
Au citoyen Ribbié, directeur du second théâtre, à Rouen.
Au mois d’octobre, Riouffe fut mis en arrestation dans des circonstances dont il a laissé le récit que nous reproduisons à la suite de cet interrogatoire. Il subissait le 10 octobre un interrogatoire que nous transcrivons sur la minute conservée, ainsi que toutes les pièces qui précèdent, aux Archives de l’Empire:
Aujourd’hui, 10 octobre 1793, l’an II de la République française, une et indivisible, par-devant nous, Étienne Antonny, officier de police de sûreté de la ville de la Réole, ayant attribution de juridiction par arrêté des citoyens Isabeau et Tallien, représentants du peuple, en séance à la Réole, en date du 5 courant, écrivant sous notre dictée le citoyen Auguste Delaguette, greffier, par nous pris d’office, a comparu le citoyen Honoré Riouffe dit Toussaint, détenu dans les prisons de la Réole, que nous avons fait conduire par-devant nous à l’effet de lui faire subir l’interrogatoire.
Interpellé, ledit Riouffe, quel est le lieu de sa naissance, son domicile habituel, son état et profession,
Répond être né à Rouen où il a son domicile habituel, qu’il s’est toujours occupé d’affaires de théâtre.
Interpellé de nous dire d’où il venait lorsqu’il est arrivé à Bordeaux,
Répond qu’il venait de Rouen.
Interpellé de nous dire quelle est la route qu’il a prise pour venir de Rouen à Bordeaux,
Répond être passé par Caen, Brest, Rennes et Quimper.
Interpellé de nous dire s’il était à Caen lors de l’armée contre-révolutionnaire,
Répond que lorsqu’il est arrivé à Caen l’armée départementale était dissoute et les bataillons se retiraient dans leurs foyers; qu’il n’a connaissance de ces objets, qui lui sont étrangers, que parce qu’il fut conduit devant le général Percy pour avoir un laisser-passer.
Interpellé de nous dire s’il sait qui commandait cette armée contre-révolutionnaire,
Répond avoir appris par les papiers publics que c’était le général Félix Wimpfen.
Interpellé de nous dire combien de temps il a séjourné à Caen, et s’il y a vu le général Wimpfen et des députés de la Convention,
Répond avoir séjourné à Caen deux jours et demi, et n’y avoir vu ni le général Wimpfen ni des députés de la Convention.
Interpellé de nous dire quel est le sujet de son voyage de Rouen à Bordeaux,
Répond qu’il était venu à Bordeaux pour ses propres affaires et voir s’il n’y avait pas moyen d’y faire quelque entreprise de spectacle ou de s’associer à une entreprise déjà faite.
Interpellé de nous dire comment il est venu de Quimper à Bordeaux, et par où il a passé,
Répond qu’il s’est embarqué dans un sloop.
Interpellé de nous dire le nom du sloop et du capitaine,
Répond que le nom du capitaine étant breton il l’a oublié ; il ne se rappelle pas non plus le nom du sloop.
Interpellé de nous dire quel jour il est parti de Quimper et celui de son arrivée à Bordeaux,
Répond qu’il n’a pas présents les jours du départ et de l’arrivée, mais qu’on peut le vérifier au bureau des classes où il fut conduit par le capitaine.
Interpellé de nous dire si dans ledit sloop il n’y avait d’autres passagers que lui,
Répond qu’ils étaient cinq ou six.
Interpellé de nous dire s’il sait les noms de ces passagers,
Répond qu’il ne sait les noms d’aucun des passagers, mais qu’il a su seulement que le sloop appartenait à un Leblanc qui était parmi les passagers, dans le nombre desquels il y avait un Espagnol nommé Marchéna-Mérin, le seul avec lequel il s’est lié à cause de sa grande littérature.
Interpellé de nous dire si pendant son séjour à Bordeaux il a vu quelqu’un desdits passagers,
Répond qu’il n’en a vu qu’un seul dont il ne sait pas le nom, qui vint dans la même auberge y chercher son portemanteau, et quelquefois le citoyen Leblanc qui mangeait à table d’hôte.
Interpellé de nous dire quelles sont les personnes avec lesquelles il a fait connaissance à Bordeaux,
Répond qu’il n’a fait aucune connaissance particulière à Bordeaux; qu’il a vu seulement une fois madame Martelly, comédienne, et un nommé Saint-André, comédien.
Interpellé de nous dire si, pendant son séjour à Bordeaux, il n’a pas vu à l’hôtel des Sept-Frères un nommé Forel,
Répond que non.
Interpellé s’il n’a pas vu au même hôtel Biroteau,
Répond que non, et comme on tient table d’hôte dans l’hôtel où il logeait, déclare avoir souvent parlé à beaucoup de gens dont il ne connaissait pas même le nom.
Interpellé de nous dire s’il n’a pas connu Girey-Dupré ?
Répond que non, et qu’il n’a connu personne qui portât ce nom-là.
Interpellé s’il n’a pas connu un nommé Dubois,
Répond qu’il croit avoir connu à la comédie un jeune homme qui portait le nom de Dubois.
Interpellé de nous dire s’il sait où il logeait,
Répond que non.
Interpellé s’il pourrait nous en faire le signalement,
Répond que le jeune homme qu’il a connu sous le nom de Dubois peut avoir environ vingt-cinq ans, les cheveux coupés en rond, taille ordinaire.
Interpellé de nous dire si dans les différentes conversations qu’il a eues avec lui il a trouvé de l’instruction à cet homme,
Répond qu’il ne s’est entretenu avec lui que de choses relatives à la comédie.
Interpellé de nous dire s’il ne connaît pas un nommé Torel,
Répond que non.
Interpellé, ledit Riouffe, de nous dire pourquoi il a changé de nom, et qu’il n’est connu aujourd’hui que sous celui de Toussaint,
Répond que depuis deux ans il porte le nom de Toussaint; qu’il l’a pris parce qu’alors il avait dessein de jouer la comédie, et que depuis il a continué à le porter.
Interpellé de nous dire s’il n’a jamais été impliqué dans aucune affaire relativement aux mouvements qui ont eu lieu soit à Rouen ou ailleurs,
Répond qu’il n’a jamais été impliqué dans aucune affaire civile ni politique, et qu’il n’a jamais comparu devant aucun tribunal.
Interpellé de nous dire s’il sait dans quel dessein le citoyen Marchéna-Mérin était à Bordeaux,
Répond qu’il ne lui a connu aucun dessein; qu’il tient seulement de Marchéna-Mérin qu’il était en France par amour pour la Révolution et pour échapper à l’inquisition d’Espagne.
Interpellé de nous dire s’il s’est aperçu que ledit Marchéna-Mérin eût des relations à Bordeaux,
Répond que non.
Et plus n’a été interrogé, et, lecture à lui faite desdits interrogat et réponses, a dit que le tout était très-exact, et a signé au bas de chaque page et à la fin avec nous et notre greffier d’office.
RIOUFFE-TOUSSAINT; ANTONY, officier de police de sûreté ;
Auguste DELAGUETTES, greffier d’office.