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MON AGONIE DE TRENTE-HUIT HEURES, PAR JOURGNIAC SAINT-MÉARD.

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Table des matières

Bien que les massacres de septembre appartiennent à l’histoire de la Révolution, dont ils ont été le plus grand crime, plutôt qu’à l’histoire des prisons, nous craindrions de laisser une lacune dans ce livre si nous n’en parlions pas.

Nous reproduirons donc le récit qu’a laissé Jourgniac Saint-Méard. Il produisit une grande sensation dans le temps où il parut, presque au lendemain de l’événement, et personne n’en contesta l’exactitude.

Jourgniac devint presque célèbre. C’était un joyeux vivant, plus homme de plaisir qu’homme d’esprit. M. Audot, l’éditeur, qui a aujourd’hui quatre-vingt-sept ans, nous racontait, il y a quelques jours, qu’étant allé voir Jourgniac, comme tout le monde, pour le faire parler de ce qu’il avait vu à l’Abbaye, celui-ci le reçut à merveille, causa longuement, fit boire à son visiteur un petit verre de cassis, et au moment où celui-ci allait prendre congé de lui, l’invita à le suivre dans un cabinet voisin de la pièce où il se tenait. Là, M. Audot se trouva en présence de trois femmes nues vues de dos, et le chevalier Jourgniac, qui était alors presque un vieillard, s’adressant au jeune M. Audot, tout surpris, lui dit en riant: «Choisissez et prenez celle que vous préférez: c. pomme, c. poire, c. abricot.»

Tel était le chevalier Jourgniac Saint-Méard, un compagnon jovial, un grand amateur d’histoire naturelle, comme on voit, et un poëte. Il avait publié force madrigaux, rondeaux, lettres en belle prose rehaussée de petits vers. Les massacreurs ne pouvaient épargner personne qui fût plus disposé à tirer bon et joyeux parti de la grâce qu’ils lui avaient faite. Jourgniac, après être miraculeusement sorti de l’Abbaye, continua sans doute à jouir, au moins en peinture, car j’oubliais de dire que les trois femmes nues mises sous les yeux du jeune Audot étaient des tableaux, de la pomme, de la poire et de l’abricot. Mais il arriva que pour ce royaliste du 10 août le triomphe fut plus funeste que la défaite. La période des massacres et de la Terreur avait fait la gloire de Jourgniac; la Restauration, ce merveilleux retour auquel il assista, le trouva misérable et dédaigné. Il se plaignit de l’ingratitude des revenants dans deux opuscules dont voici les titres: «Pétition présentée à S. Exc. Mgr le maréchal duc de Béthune, par Jourgniac Saint-Méard. — Paris, chez l’auteur, qui en fait présent, et chez les libraires, etc., qui le vendent au profit d’un père de famille malheureux; 1822, in-8°.»

«Ainsi soit-il! ou Nec plus ultra du vieux royaliste Jourgniac Saint-Méard. — Paris, chez l’auteur, 1824. — Amen, ou supplément à ma brochure intitulée: «Ainsi soit-il!» (Signé : JOURGNIAC SAINT-MÉARD). Paris, 1824. — Le tout en un vol. in-8°.»

Les plaintes de Jourgniac ne furent point entendues. Nous indiquerons encore à ceux qui seraient curieux d’étudier sa biographie: Épitaphe ou portrait de Jourgniac Saint-Méard. (Signé : P. P.) Paris (S. D.), in-4° . — Quant à nous, nous n’avons à nous occuper ici que de la relation si poignante et si curieuse qu’il a laissée.

MON AGONIE DE TRENTE-HUIT HEURES.

SOMMAIRE.

Arrivée des voitures de victimes à l’Abbaye. — Les massacres. — Cazotte sauvé par sa fille. — Un officier blessé arraché de son lit. — Dernière prière de l’abbé Lenfant. — Observations sur la manière la moins douloureuse de se faire massacrer. — Maussabré fou de terreur. — Jourgniac se fait un protecteur. Il en obtient une bouteille de vin. — Il comparaît au guichet devant le tribunal septembriseur. — Sa défense courageuse. — Ses juges. — Il est acquitté et reconduit chez lui.

... Le dimanche 2 septembre, notre guichetier servit notre dîner plus tôt que de coutume; son air effaré, ses yeux hagards, nous firent présager quelque chose de sinistre. A deux heures il rentra; nous l’entourâmes; il fut sourd à toutes nos questions; et après qu’il eut, contre son ordinaire, ramassé tous les couteaux que nous avions soin de placer dans nos serviettes, il se retira brusquement.

A deux heures et demie, le bruit effroyable que faisait le peuple fut épouvantablement augmenté par celui des tambours qui battaient la générale, par les trois coups de canon d’alarme et par le tocsin qu’on sonnait de toutes parts.

Dans ces moments d’effroi, nous vîmes passer trois voitures, escortées par une foule innombrable de femmes et d’hommes furieux, qui criaient: «A la Force! à la Force!» On les conduisit au cloître de l’Abbaye, dont on avait fait des prisons pour les prêtres. Un instant après nous entendîmes dire qu’on venait de massacrer tous les évêques et autres ecclésiastiques qui, dit-on, avaient été parqués dans cet endroit.

Vers quatre heures, les cris déchirants d’un homme que l’on hachait à coups de sabre nous attirèrent à la fenêtre de la tourelle, et nous vîmes vis-à-vis du guichet de notre prison le corps d’un homme étendu mort sur le pavé ; un instant après on en massacra un autre... ainsi de suite.

Il est de toute impossibilité d’exprimer l’horreur du profond et sombre silence qui régnait pendant ces exécutions; il n’était interrompu que par les cris de ceux qu’on immolait, et par les coups de sabre qu’on leur donnait sur la tête. Aussitôt qu’ils étaient terrassés, il s’élevait un murmure renforcé par des cris de Vive la nation! mille fois plus effrayants pour nous que l’horreur du silence.

Dans l’intervalle d’un massacre à l’autre, nous entendions dire sous nos fenêtres: «Il ne faut pas qu’il en échappe un seul; il faut les tuer tous, et surtout ceux qui sont dans la chapelle, où il n’y a que des conspirateurs.» C’était de nous dont on parlait; et je crois qu’il est inutile d’affirmer que nous avons désiré bien des fois le bonheur de ceux qui étaient renfermés dans les plus sombres Cachots.

Tous les genres d’inquiétude les plus effrayants nous tourmentaient et nous arrachaient à nos lugubres réflexions: un moment de silence dans la rue était interrompu par le bruit qui se faisait dans l’intérieur de la prison.

A cinq heures, plusieurs voix appelèrent fortement M. Cazotte. Un instant après nous entendîmes passer sur les escaliers une foule de personnes qui parlaient fort haut, des cliquetis d’armes, des cris d’hommes et de femmes. C’était ce vieillard, suivi de sa fille, qu’on entraînait. Lorsqu’il fut hors du guichet, cette courageuse fille se précipita au cou de son père. Le peuple, touché de ce spectacle, demanda sa grâce et l’obtint. Mais, quelques jours après, il périt sur l’échafaud.

Vers sept heures, nous vîmes entrer deux hommes dont les mains ensanglantées étaient armées de sabres; ils étaient conduits par un guichetier qui portait une torche et qui leur indiqua le lit de l’infortuné Reding. Dans ce moment affreux, je lui serrais la main et je cherchais à le rassurer. Un de ces hommes fit un mouvement pour l’enlever, mais ce malheureux l’arrêta en lui disant d’une voix mourante: «Eh! monsieur, j’ai assez souffert; je ne crains pas la mort; par grâce, donnez-la-moi ici.» Ces paroles le rendirent immobile; mais son camarade, en le regardant et en lui disant: «Allons donc!» le décida; il l’enleva, le mit sur ses épaules et fut le porter dans la rue, où il reçut la mort..... J’ai les veux si pleins de larmes que je ne vois plus ce que j’écris.

Nous nous regardions sans proférer une parole; nous nous serrions les mains; nous nous embrassions..... Immobiles, dans un morne silence et les yeux fixes, nous regardions le pavé de notre prison, que la lune éclairait dans l’intervalle de l’ombre formée par les triples barreaux de nos fenêtres... Mais bientôt les cris des nouvelles victimes nous redonnaient notre première agitation et nous rappelaient les dernières paroles que prononça M. Chantereine en se plongeant un couteau dans le cœur: «Nous sommes tous destinés à être massacrés.»

A minuit, dix hommes, le sabre à la main, précédés par deux guichetiers qui portaient des torches, entrèrent dans notre prison et nous ordonnèrent de nous mettre chacun au pied de nos lits. Après qu’ils nous eurent comptés, ils nous dirent que nous répondions les uns des autres, et jurèrent que s’il s’en échappait un seul nous serions tous massacrés, sans être entendus par M. le président. Ces derniers mots nous donnèrent une lueur d’espoir, car nous ne savions pas encore si nous serions entendus avant d’être tués.

Le lundi 3, à deux heures du matin, on enfonça à coups redoublés une des portes de la prison: nous pensâmes d’abord que c’était celle du guichet qu’on enfonçait pour venir nous massacrer dans nos chambres; mais nous fumes un peu rassurés quand nous entendîmes dire sur l’escalier que c’était celle d’un cachot où quelques prisonniers s’étaient barricadés. Peu de temps après nous apprîmes qu’on avait égorgé tous ceux qu’on y avait trouvés.

A dix heures, l’abbé Lenfant, confesseur du roi, et l’abbé de Chapt-Rastignac parurent dans la tribune de la chapelle qui nous servait de prison, et dans laquelle ils étaient entrés par une porte qui donnait sur l’escalier. Ils nous annoncèrent que notre dernière heure approchait et nous invitèrent de nous recueillir pour recevoir leur bénédiction. Un mouvement électrique qu’on ne peut définir nous précipita tous à genoux, et, les mains jointes, nous la reçûmes. Ce moment, quoique consolant, fut un des plus cruels que nous ayons éprouvés. A la veille de paraître devant l’Être suprême, agenouillés devant deux de ses ministres, nous présentions un spectacle indéfinissable. L’âge de ces deux vieillards, leur position au-dessus de nous, la mort planant sur nos têtes et nous environnant de toutes parts, tout répandait sur cette cérémonie une teinte auguste et lugubre; elle nous rapprochait de la Divinité ; elle nous rendait le courage; tout raisonnement était suspendu, et le plus froid et le plus incrédule en reçut autant d’impression que le plus ardent et le plus sensible... Une demi-heure après, ces deux prêtres furent massacrés, et nous entendîmes leurs cris...

Quel est l’homme qui lira les détails suivants sans que ses yeux se remplissent de larmes? Quel est celui dont les cheveux ne se dresseront pas d’horreur?

Notre occupation la plus importante était de savoir quelle serait la position que nous devions prendre pour recevoir la mort le moins douloureusement quand nous entrerions dans le lieu du massacre. Nous envoyions de temps à autre quelques-uns de nos camarades à la fenêtre de la tourelle pour nous instruire de celle que prenaient les malheureux qu’on immolait et pour calculer, d’après leur rapport, celle que nous ferions bien de prendre. Ils nous rapportaient que ceux qui étendaient leurs mains souffraient beaucoup plus longtemps, parce que les coups de sabre étaient amortis avant de porter sur la tête; qu’il y en avait même dont les mains et les bras tombaient avant le corps, et que ceux qui les plaçaient derrière le dos devaient souffrir beaucoup moins..... Eh bien, c’était sur ces horribles détails que nous délibérions..... Nous calculions les avantages de cette dernière position, et nous nous conseillions réciproquement de la prendre quand notre tour d’être massacrés serait venu!...

Vers midi, accablé, anéanti par une agitation plus que surnaturelle, absorbé par des réflexions dont l’horreur est inexprimable, je me jetai sur un lit et je m’endormis profondément. Tout me fait croire que je dois mon existence à ce moment de sommeil. Il me sembla que je paraissais devant le redoutable tribunal qui devait me juger; on m’écoutait avec attention, malgré le bruit affreux du tocsin et des cris que je croyais entendre. Mon plaidoyer fini, on me renvoyait libre. Ce rêve fit une impression si bienfaisante sur mon esprit qu’il dissipa totalement mes inquiétudes, et je me réveillai avec un pressentiment qu’il se réaliserait. J’en racontai les particularités à mes compagnons d’infortune, qui furent étonnés de l’assurance que je conservai depuis ce moment jusqu’à celui où je comparus devant mes terribles juges.

A deux heures on fit une proclamation que le peuple eut l’air d’écouter avec défaveur; un instant après, des curieux ou bien peut-être des gens qui voulaient nous indiquer des moyens de nous sauver, placèrent une échelle contre la fenêtre de notre chambre; mais on les empêcha d’y monter en criant: «A bas! à bas! c’est pour leur porter des armes.»

Tous les tourments de la soif la plus dévorante se joignaient aux angoisses que nous éprouvions à chaque minute. Enfin notre guichetier Bertrand parut seul, et nous obtînmes qu’il nous apporterait une cruche d’eau: nous la bûmes avec d’autant plus d’avidité qu’il y avait vingt-six heures que nous n’avions pu en obtenir une seule goutte. Nous parlâmes de cette négligence à un fédéré, qui vint avec d’autres personnes faire la visite de notre prison; il en fut indigné au point qu’en nous demandant le nom de ce guichetier, il nous assura qu’il allait l’exterminer: ce ne fut qu’après bien des supplications que nous obtînmes sa grâce.

Ce petit adoucissement fut bientôt troublé par des cris plaintifs que nous entendîmes au-dessus de nous. Nous nous aperçûmes qu’ils venaient de la tribune,; nous en avertissions tous ceux qui passaient sur les escaliers. Enfin on entra dans cette tribune, et on nous dit que c’était un jeune officier qui s’était fait plusieurs blessures dont pas une n’était mortelle, parce que la lame du couteau dont il s’était servi étant arrondie par le bout n’avait pu pénétrer. Cela ne servit qu’à hâter le moment de son supplice.

A huit heures, l’agitation du peuple se calma, et nous entendîmes plusieurs voix crier: «Grâce! grâce pour ceux qui restent!» Ces mots furent applaudis, mais faiblement. Cependant une lueur d’espoir s’empara de nous; quelques-uns même crurent leur délivrance si prochaine, qu’ils avaient déjà mis leur paquet sous le bras; mais bientôt de nouveaux cris de mort nous replongèrent dans nos angoisses.

J’avais formé une liaison particulière avec le sieur Maussabré, qu’on n’avait arrêté que parce qu’il avait été aide de camp de M. de Brissac. Il avait souvent donné des preuves de courage; mais la crainte d’être assassiné lui avait comprimé le cœur. J’étais cependant parvenu à dissiper un peu ses inquiétudes, lorsqu’il vint se jeter dans mes bras en disant: «Je suis perdu! je viens d’entendre prononcer mon nom dans la rue.» J’eus beau lui dire que c’étaient peut-être des personnes qui s’intéressaient à lui; que d’ailleurs la peur ne guérissait de rien, qu’au contraire elle pourrait le perdre: tout fut inutile. Il avait perdu la tête au point que ne trouvant pas à se cacher dans la chapelle, il monta dans la cheminée de la sacristie, où il fut arrêté par des grilles qu’il eut même la folie d’essayer de casser avec sa tête. Nous l’invitâmes à descendre; après bien des difficultés, il revint à nous; mais sa raison ne revint pas. C’est ce qui a causé sa mort, dont je parlerai dans un moment.

Le sieur Émard, qui, la veille, m’avait donné des renseignements pour faire un testament olographe, me fit part des motifs pour lesquels on l’avait arrêté ; je les trouvai si injustes, que pour lui donner une preuve de la certitude où j’étais qu’il ne périrait pas, je lui fis présent d’une médaille d’argent en le priant de la conserver pour me la montrer dans dix ans: et en effet il échappa au massacre.

A onze heures, plusieurs personnes armées de sabres et de pistolets nous ordonnèrent de nous mettre à la file les uns des autres et nous conduisirent dans le second guichet, placé à côté de celui où était le tribunal qui allait nous juger. Je m’approchai avec précaution d’une des sentinelles qui nous gardaient et je parvins peu à peu à lier une conversation avec lui. Il me dit, dans un baragouin qui me fit comprendre qu’il était Provençal ou Languedocien, qu’il avait servi huit ans dans le régiment Lyonnais. Je lui parlai patois; cela parut lui faire plaisir, et l’intérêt que j’avais de lui plaire me donna une éloquence gasconne si persuasive, que je parvins à l’intéresser au point d’obtenir de lui ces mots, qu’il est impossible d’apprécier quand on n’a pas été dans la position où j’étais: «Né té cougneichi pas, me pertant né peinsi pas qué siasqué un treste; au contrairi, té crési un boun gouyat (Je ne te connais pas, mais pourtant je ne pense pas que tu sois un traître: au contraire, je pense que tu es un bon enfant). » Je cherchai dans mon imagination tout ce qu’elle pouvait me fournir pour le confirmer dans cette bonne opinion; j’y réussis, car j’obtins encore qu’il me laisserait entrer dans le redoutable guichet pour voir juger un prisonnier. J’en vis juger deux, dont un fournisseur de la bouche du Roi, qui étant accusé d’être du complot du 10 août, fut condamné et exécuté ; l’autre qui pleurait et qui ne prononçait que des mots entrecoupés, était déjà déshabillé et allait partir pour la Force lorsqu’il fut reconnu par un ouvrier de Paris, qui attesta qu’on le prenait pour un autre. Il fut renvoyé à un plus amplement informé. J’ai appris depuis qu’il avait été proclamé innocent.

Ce que je venais de voir fut un trait de lumière qui m’éclaira sur la tournure que je devais donner, à mes moyens de défense. Je rentrai dans le second guichet, où je vis quelques prisonniers qu’on venait d’amener du dehors. Je priai mon Provençal de me procurer un verre de vin. Il allait le chercher, lorsqu’on lui dit de me reconduire dans la chapelle, où je rentrai sans avoir pu découvrir le motif pour lequel on nous avait fait descendre; j’y trouvai dix nouveaux prisonniers qui remplaçaient cinq des nôtres précédemment jugés. Je n’avais pas de temps à perdre pour composer un nouveau mémoire. J’y travaillais, bien convaincu qu’il n’y avait que la fermeté et la franchise qui pouvaient me sauver, lorsque je vis entrer mon Provençal, qui, après avoir dit au guichetier: «Ferme la porte seulement à la clef, et attends-moi en dehors,» (je traduis tout son patois provençal, inintelligible à la plupart de mes lecteurs), s’approcha de moi et me dit après m’avoir touché la main: «Je viens pour toi. Voilà le vin que tu m’as demandé : bois». J’en avais bu plus de la moitié, lorsqu’il mit la main sur la bouteillle et me dit: «Mon ami, comme tu y vas! j’en veux pour moi: à ta santé !» Il but le reste d’un trait, et nous eûmes ensemble la conversation suivante:

«Je ne peux pas demeurer longtemps avec toi, reprit-il; mais rappelle-toi de ce que je te dis; si tu es un prêtre ou un conspirateur du château de M. Veto, tu es flambé ; mais si tu n’es pas un traître, n’aie pas peur; je réponds de ta vie. — Eh! mon ami, je suis bien sûr de n’être pas accusé de tout cela; mais je passe pour être un peu aristocrate. — Ce n’est rien que cela; les juges savent bien qu’il y a d’honnêtes gens partout: le président est un honnête homme qui n’est pas sot. — Faites-moi le plaisir de prier mes juges de m’écouter: je ne leur demande que cela. — Tu le seras; je t’en réponds. Or ça, adieu, mon ami, du courage. Je tâcherai de faire venir ton tour le plus tôt qu’il me sera possible. Embrasse-moi; je suis à toi de bon cœur» . Nous nous embrassâmes, et il sortit.

Il faut avoir été prisonnier à l’Abbaye le 3 septembre 1792 pour sentir l’influence qu’eut cette petite conversation sur mes espérances, et combien elle les ranima.

Vers minuit, le bruit surnaturel qu’on n’avait pas discontinué de faire depuis trente-six heures commença à s’apaiser; nous pensâmes que nos juges et leur pouvoir exécutif, excédés de fatigue, ne nous jugeraient que lorsqu’ils auraient pris quelque repos. Nous étions à arranger nos lits, lorsqu’on fit une nouvelle proclamation, qui fut huée généralement. Peu après un homme demanda la parole au peuple, et nous lui entendîmes dire très-distinctement: «Les prêtres et les conspirateurs qui restent, et qui sont dans cette prison, ont graissé la patte des juges: voilà pourquoi ils ne les jugent pas.» A peine eut-il achevé de parler, qu’il nous sembla entendre qu’on l’assommait.

L’agitation du peuple devint d’une véhémence effroyable. Le bruit augmentait à chaque instant, et la fermentation était à son comble lorsqu’on vint chercher M. Défontaine, ancien garde du corps, dont bientôt après nous entendîmes les cris de mort. On vint ensuite arracher de nos bras deux de nos camarades, ce qui me fit pressentir que mon heure fatale approchait.

Enfin le mardi, à une heure du matin, après avoir souffert une agonie de trente-sept heures qu’on ne peut comparer même à la mort; après avoir bu mille et mille fois le calice d’amertume, la porte s’ouvre, on m’appelle; je parais, trois hommes me saisissent et m’entraînent dans l’affreux guichet.

A la lueur de deux torches, j’aperçus le terrible tribunal qui allait me donner ou la vie ou la mort. Le président, en habit gris, un sabre à son côté, était appuyé debout contre une table sur laquelle on voyait des papiers, une écritoire, des pipes et quelques bouteilles. Cette table était entourée par dix personnes, assises ou debout, dont deux étaient en veste et en tablier; d’autres dormaient étendus sur des bancs. Deux hommes en chemise teinte de sang, le sabre à la main, gardaient la porte du guichet; un vieux guichetier avait la main sur les verrous. En présence du président, trois hommes tenaient un prisonnier qui paraissait âgé de soixante ans.

On me plaça dans un coin du guichet; mes gardiens croisèrent leurs sabres sur ma poitrine et m’avertirent que si je faisais le moindre mouvement pour m’évader ils me poignarderaient. Je cherchais des yeux mon Provençal, lorsque je vis deux gardes nationaux présenter au président une réclamation de la section de la Croix-Rouge en faveur du prisonnier qui était vis-à-vis de lui. Il leur dit que ces demandes étaient inutiles pour les traîtres. Alors le prisonnier s’écria: «C’est affreux! votre jugement est un assassinat.» Le président lui répondit: «J’en ai les mains lavées. Conduisez M. Maillé....» Ces mots prononcés, on le poussa dans la rue, où je le vis massacrer par l’ouverture de la porte du guichet.

Je me suis trouvé souvent dans des positions dangereuses, et j’ai toujours eu le bonheur de savoir maîtriser mon âme; mais dans celle-ci, l’effroi inséparable de ce qui se passait autour de moi m’aurait fait succomber, sans ma conversation avec le Provençal, et surtout sans mon rêve, qui me revenait toujours à l’imagination.

Le président s’assit pour écrire, et après qu’il eut sans doute enregistré le nom du malheureux qu’on expédiait, j’entendis dire: «A un autre!»

Aussitôt je fus traîné devant cet expéditif et sanglant tribunal, en présence duquel la meilleure protection était de n’en point avoir, et où toutes les ressources de l’esprit étaient nulles si elles n’étaient pas fondées sur la vérité. Deux de mes gardes me tenaient chacun par une main et le troisième par le collet de mon habit.

Le président m’adressant la parole: «Votre nom, votre profession?» — Un des juges: «Le moindre mensonge vous perd. — On me nomme Jourgniac Saint-Méard; j’ai servi vingt-cinq ans en qualité d’officier, et je comparais à votre tribunal avec l’assurance d’un homme qui n’a rien à se reprocher, qui, par conséquent, ne mentira pas. — C’est ce que nous allons voir,.reprit le président: un moment.» Il regarda les écrous et les dénonciations, qu’il fit ensuite passer aux juges. On détournait souvent leur attention, à mon grand regret. On leur parlait à l’oreille, on leur portait des lettres; une entre autres qu’on remit au président et qu’on avait trouvée dans la poche de M. de Valcroissant, maréchal de camp, adressée à M. Servant, ministre de la guerre. «Savez-vous, poursuivit le président, quels sont les motifs de votre arrestation? — Oui, monsieur le président, et je peux croire, d’après la fausseté des dénonciations faites contre moi, que le comité de surveillance de la commune ne m’aurait pas fait emprisonner sans les précautions que le salut du peuple lui commandait de prendre. On m’accuse d’être rédacteur du journal antifeuillant intitulé : De la cour et de la ville. La vérité est que cela n’est pas. C’est un nommé Gautier, dont le signalement ressemble si peu au mien que ce n’est que par méchanceté qu’on peut m’avoir pris pour lui, et si je pouvais fouiller dans ma poche.....»

Je fis un mouvement inutile pour prendre mon portefeuille; un des juges s’en aperçut et dit à ceux qui me tenaient: «Lâchez monsieur.» Alors je posai sur la table les attestations de plusieurs commis, facteurs, marchands et propriétaires de maisons chez lesquels il a logé, qui prouvaient qu’il était rédacteur de ce journal et seul propriétaire. Un des juges: «Mais enfin il n’y a pas de feu sans fumée; il faut dire pourquoi on vous accuse de cela. — C’est ce que j’allais faire. Vous savez, messieurs, que ce journal était une espèce de tronc dans lequel on déposait les calembours, quolibets, épigrammes, plaisanteries bonnes ou mauvaises qui se faisaient à Paris et dans les quatre-vingt-trois départements. Je pourrais dire que je n’en ai jamais fait pour ce journal, puisqu’il n’existe aucun manuscrit de ma main; mais ma franchise, qui m’a toujours bien servi, me servira encore aujourd’hui, et j’avouerai que la gaieté de mon caractère m’inspirait souvent des idées plaisantes que j’envoyais au sieur Gautier. Voilà, messieurs, le simple résultat de cette grande dénonciation, qui est aussi absurde que celle dont je vais parler est monstrueuse. On m’accuse d’avoir été sur les frontières, d’y avoir fait des recrues, de les avoir conduites aux émigrés...» Il s’éleva un murmure général qui ne me déconcerta pas, et je dis en haussant la voix: «Eh! messieurs, messieurs, j’ai la parole, je prie monsieur le président de vouloir bien me la maintenir: jamais elle ne m’a été plus nécessaire.» Presque tous les juges dirent en riant: «C’est juste, c’est juste: silence.» — «Mon dénonciateur est un monstre, je vais prouver cette vérité à des juges que le peuple n’aurait pas choisis, s’il ne les avait pas crus capables de discerner l’innocent d’avec le coupable. Voilà, messieurs, des certificats qui prouvent que je ne suis pas sorti de Paris depuis vingt-trois mois. Voilà trois déclarations des maîtres de maisons chez lesquels j’ai logé depuis ce temps qui attestent la même chose.»

On était occupé à les examiner, lorsque nous fûmes interrompus par l’arrivée d’un prisonnier qui prit ma place devant le président. Ceux qui le tenaient dirent que c’était encore un prêtre qu’on avait déniché dans la chapelle. Après un fort court interrogatoire, il fut envoyé à la Force. Il jeta son bréviaire sur la table et fut entraîné hors du guichet, où il fut massacré. Cette expédition faite, je reparus devant le tribunal.

Un des juges: «Je ne dis pas que ces certificats soient faux; mais qui nous prouvera qu’ils sont vrais? — Votre réflexion est juste, monsieur; et pour vous mettre à même de me juger avec connaissance de cause, faites-moi conduire dans un cachot jusqu’à ce que des commissaires, que je prie monsieur le président de vouloir bien nommer, aient vérifié leur validité. S’ils font faux, je mérite la mort» .

Un des juges qui pendant mon interrogatoire parut s’intéresser à moi, dit à demi-voix: «Un coupable ne parlerait pas avec cette assurance.» Un autre juge: «De quelle section êtes-vous? — De la Halle au blé.» Un garde national qui n’était pas du nombre des juges s’écria: «Je suis aussi de cette section. Chez qui demeurez-vous? — Chez M. Teyssier, rue Croix des Petits-Champs.» Le garde national: «Je le connais; nous avons même fait des affaires ensemble, et je peux dire si ce certificat est de lui...» Il le regarde et dit:

«Messieurs, je certifie que c’est la signature du citoyen Teyssier.»

Avec quel plaisir j’aurais sauté au cou de cet ange tutélaire! Mais j’avais des choses si importantes à traiter, qu’elles me détournèrent de ce devoir; et à peine eut-il achevé de parler que je fis une exclamation qui rappela l’attention de tous: «Eh! messieurs, d’après le témoignage de ce brave homme, qui prouve la fausseté d’une dénonciation qui pouvait me conduire à la mort, quelle idée pouvez-vous avoir de mon dénonciateur?» Le juge qui paraissait s’intéresser à moi: «C’est un gueux! et s’il était ici, on en ferait justice. Le connaissez-vous? — Non, monsieur; mais il doit être au comité de surveillance de la commune, et j’avoue que si je le connaissais, je croirais rendre service au public en l’avertissant, par des affiches, de s’en méfier comme d’un chien enragé.»

Un des juges: «On voit que vous n’êtes pas faiseur de journal et que vous n’avez pas fait de recrues. Mais vous ne parlez pas des propos aristocrates que vous avez tenus au Palais-Royal, chez des libraires. — Je n’ai pas craint d’avouer ce que j’ai écrit; je craindrai encore moins d’avouer ce que j’ai dit et même pensé. J’ai toujours conseillé l’obéissance aux lois et j’ai prêché d’exemple. J’avoue en même temps que j’ai profité de la permission que me donnait la constitution pour dire que je ne la jugeais pas parfaite, parce que je croyais m’apercevoir qu’elle nous plaçait dans une position fausse. J’ai dit aussi que presque tous les nobles de l’Assemblée constituante, qui se sont montrés si zélés patriotes, avaient beaucoup plus travaillé pour satisfaire leurs intérêts et leur ambition que pour la patrie; et quand tout Paris paraissait engoué de leur patriotisme, je disais: «Ils » vous trompent!» Je m’en rapporte à vous, messieurs; l’événement a-t-il justifié l’idée que j’avais d’eux? Il y a longtemps que je prévoyais une grande catastrophe, résultat nécessaire de cette constitution, revisée par des égoïstes qui, comme ceux dont j’ai déjà parlé, ne travaillaient que pour eux, et surtout du caractère des intrigants qui la défendaient. Dissimulation, cupidité et poltronnerie étaient les attributs de ces charlatans. Fanatisme, intrépidité et franchise formaient le caractère de leurs ennemis. Il ne fallait pas des lunettes bien longues pour voir qui devait l’emporter.»

L’attention qu’on avait à m’écouter et à laquelle j’avoue que je ne m’attendais pas, m’encourageait, et j’allais faire le résumé de mille raisons qui me font préférer le régime républicain à celui de la constitution monarchique; j’allais répéter ce que je disais tous les jours chez M. Desenne, lorsque le concierge entra tout effaré pour avertir qu’un prisonnier se sauvait par une cheminée. Le président lui dit de faire tirer sur lui des coups de pistolet, mais que s’il s’échappait le guichetier en répondrait sur sa tête. On tira contre lui quelques coups de fusil, et le guichetier voyant que ce moyen ne réussissait pas, alluma de la paille. La fumée le fit tomber à moitié étouffé : il fut achevé devant la porte du guichet.

Je repris mon discours en disant: «Personne, messieurs, n’a désiré plus que moi la réforme des abus..... Je ne suis ni jacobin ni feuillant...» Un juge, d’un air impatienté : «Vous nous dites toujours que vous n’êtes pas ça ni ça: qu’êtes-vous donc? — J’étais franc royaliste.» Il s’éleva un murmure général, qui fut miraculeusement apaisé par le juge qui avait l’air de s’intéresser à moi, qui dit mot pour mot: «Ce n’est pas pour juger les opinions que nous sommes ici; c’est pour en juger les résultats.» A peine ces précieux mots furent-ils prononcés, que je m’écriai: «Je n’ai jamais entendu parler des complots que par l’indignation publique. Toutes les fois que j’ai trouvé l’occasion de secourir un homme, je l’ai fait sans lui demander quels étaient ses principes. J’ai toujours été aimé des paysans de la terre dont j’étais seigneur, car dans le moment où l’on brûlait les châteaux de mes voisins, je fus dans le mien, à Saint-Méard: les paysans vinrent en foule me témoigner le plaisir qu’ils avaient de me voir, ils plantèrent un mai dans ma cour. Je sais que ces détails doivent vous paraître bien minutieux; mais, messieurs, mettez-vous à ma place, et jugez si c’est le moment de tirer parti de toutes les vérités qui peuvent m’être avantageuses. Je peux assurer que pas un soldat du régiment d’infanterie du Roi, dans lequel j’ai servi vingt-cinq ans, n’a eu à se plaindre de moi; je peux même me glorifier d’être un des officiers qu’ils ont le plus chéris.» Quand je prononçai le nom du régiment du Roi, il me sembla qu’on me marchait sur le pied, pour m’avertir apparemment que j’allais me compromettre. Mais j’étais sûr du contraire.

Nous en étions là lorsqu’on ouvrit une des portes du guichet qui donne sur l’escalier, et je vis une escorte de trois hommes qui conduisaient M. Margue..., ci-devant major, précédemment mon camarade au régiment du Roi, et mon compagnon de chambre à l’Abbaye. On le plaça, pour attendre que je fusse jugé, dans l’endroit où l’on m’avait mis quand on me conduisit dans le guichet.

Je repris mon discours: «Après la malheureuse affaire de Nancy, je suis venu à Paris, où je suis resté depuis cette époque. J’ai été arrêté dans mon appartement, il y a douze jours. Je m’attendais si peu à l’être que je n’avais pas cessé de me montrer comme à mon ordinaire. On n’a pas mis les scellés chez moi parce qu’on n’y a rien trouvé de suspect; je n’ai jamais été inscrit sur la liste civile; je n’ai signé aucune pétition; je n’ai eu aucune correspondance répréhensible; je ne suis pas sorti de France depuis l’époque de la révolution. Pendant mon séjour dans la capitale, j’y ai vécu tranquille; je m’y suis livré à la gaieté de mon caractère, qui, d’accord avec mes principes, ne m’a jamais permis de me mêler sérieusement des affaires publiques et encore moins de faire du mal à qui que ce soit. Voilà, messieurs, tout ce que je peux dire de ma conduite et de mes principes. La sincérité des aveux que je viens de faire doit vous convaincre que je ne suis pas un homme dangereux. C’est ce qui me fait espérer que vous voudrez bien m’accorder la liberté que je vous demande et à laquelle je suis attaché par besoin et par principes.»

Le président, après avoir ôté son chapeau, dit: «Je ne vois rien qui doive faire suspecter monsieur; je lui accorde la liberté. Est-ce votre avis?» Tous les juges approuvèrent cette décision.

A peine mon sort fut-il décidé, que tous ceux qui étaient dans le guichet m’embrassèrent. J’entendis au-dessus de moi applaudir et crier bravo. Je levai les yeux, et j’aperçus plusieurs têtes groupées contre les barreaux du soupirail du guichet; et comme elles avaient les yeux ouverts et mobiles, je compris que le bourdonnement sourd et inquiétant que j’avais entendu pendant mon interrogatoire venait de cet endroit.

Le président chargea trois personnes d’aller en députation annoncer au peuple le jugement qu’on venait de rendre. Pendant cette proclamation, je demandai à mes juges un résumé de ce qu’ils venaient de prononcer en ma faveur; ils me le promirent. Le président me demanda pourquoi je ne portais pas la croix de Saint-Louis, dont il savait que j’étais décoré. Je lui répondis que mes camarades prisonniers m’avaient invité à l’ôter. Il m’observa que l’Assemblée nationale n’ayant point défendu encore de la porter, on paraissait suspect en faisant le contraire. Les trois députés rentrèrent et me firent mettre mon chapeau sur la tête; ils me conduisirent hors du guichet. Aussitôt que je parus dans la rue, un d’eux s’écria: «Chapeau bas! citoyens: voilà celui pour lequel vos juges demandent aide et secours.» Ces paroles prononcées, le pouvoir exécutif m’enleva, et, placé au milieu de quatre torches, je fus embrassé de tous ceux qui m’entouraient. Tous les spectateurs crièrent: «Vive la nation! » Ces honneurs, auxquels je fus très-sensible, me mirent sous la sauvegarde du peuple, qui, en applaudissant, me laissa passer, suivi des trois députés que le président avait chargés de m’escorter jusque chez moi. Un d’eux me dit qu’il était maçon et établi dans le faubourg Saint-Germain; l’autre était né à Bourges et apprenti perruquier; le troisième, vêtu de l’uniforme de garde national, me dit qu’il était fédéré. Chemin faisant, le maçon me demanda si j’avais peur. «Pas plus que vous, lui répondis-je. Vous devez vous être aperçu que je n’ai point été intimidé dans le guichet: je ne tremblerai pas dans la rue. — Vous auriez tort d’avoir peur, poursuivit-il, car actuellement vous êtes sacré pour le peuple, et si quelqu’un vous frappait, il périrait sur-le-champ. Je voyais bien que vous n’étiez pas une de ces chenilles de la liste civile; mais j’ai tremblé pour vous quand vous avez dit que vous étiez officier du Roi. Vous rappelez-vous que je vous ai marché sur le pied? — Oui, mais j’ai cru que c’était un des juges. — C’était, parbleu, bien moi; je croyais que vous alliez vous fourrer dans le haria, et j’aurais été fâché de vous voir mourir. Mais vous vous en êtes bien tiré ; j’en suis bien aise, parce que j’aime les gens qui ne boudent pas» . Arrivés dans la rue Saint-Benoît, nous montâmes dans un fiacre qui nous porta chez moi.

Le premier mouvement de mon hôte, de mon ami, en me voyant, fut d’offrir son portefeuille à mes conducteurs, qui le refusèrent et qui lui dirent en propres termes: «Nous ne faisons pas ce métier pour de l’argent. Voilà votre ami; il nous a promis un verre d’eau-de-vie, nous le boirons et nous retournerons à notre poste.» Ils me demandèrent une attestation qui déclarât qu’ils m’avaient conduit chez moi sans accident. Je la leur donnai, en les priant de m’envoyer celle que les juges m’avaient promise, ainsi que mes effets que j’avais laissés à l’Abbaye et que je n’ai jamais reçus.

Le lendemain, un des commissaires m’apporta le certificat dont voici copie: «Nous, commissaires nommés par le peuple pour faire justice des traîtres détenus dans la prison de l’Abbaye, avons fait comparaître, le 4 septembre, le citoyen Jourgniac Saint-Méard, ancien officier décoré, lequel a prouvé que les accusations portées contre lui étaient fausses et n’être jamais entré dans aucun complot contre les patriotes: nous l’avons fait proclamer innocent en présence du peuple, qui a applaudi à la liberté que nous lui avons donnée. En foi de quoi nous lui avons délivré le présent certificat à sa demande. Nous invitons tous les citoyens à lui accorder aide et secours.»

Signé POIR.... BER....

A l’Abbaye, l’an quatrième de la Liberté, et le premier de l’Égalité.

Après quelques heures de sommeil, je m’empressai de remplir les devoirs que l’amitié et la reconnaissance m’imposaient. Je fis imprimer une lettre par laquelle je fis part de mon heureuse délivrance à tous ceux que je savais avoir pris quelque part à mon malheur. Je fus le même jour me promener dans le jardin du palais de l’Egalité, ci-devant palais d’Orléans; je vis plusieurs personnes se frotter les yeux pour voir si c’était bien moi; j’en vis d’autres reculer d’effroi, comme si elles avaient vu un spectre. Je fus embrassé, même de ceux que je ne connaissais pas; enfin ce fut un jour de fête pour moi et pour mes amis.

Les prisons de Paris sous la Révolution

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