Читать книгу Peintres français contemporains - Charles Bigot - Страница 10
I
ОглавлениеCorot est un fils du XVIIIe siècle. Il était né en 1796. Il grandit au milieu de cette imitation de l’antiquité si ardente, si inintelligente souvent, où le Directoire avait voulu copier Athènes, où l’Empire s’efforça de copier Rome. David, Gérard, Guérin, Prudhon, talents de valeur si différente, étaient les peintres alors en possession de la vogue, ceux dont les ouvrages durent les premiers frapper ses regards curieux. Nul homme, si libre d’esprit qu’il le devienne plus tard, ne s’affranchit entièrement des premières origines; et dans les nymphes de Corot, dans ces Amours qu’il aima toute sa vie, au soir de sa vie surtout, à faire voltiger sur ses gazons revêtus de vapeurs, qu’il forma en rondes sous les ombres de ses arbres et au bord de ses eaux, il n’y a pas besoin sans doute d’être un grand docteur en critique pour retrouver le souvenir et l’impression des Amours et des nymphes de Prudhon et tous les souvenirs d’une première éducation enchantée des images antiques. On ne lisait pas alors encore les idylles d’André Chénier, mais sa poésie n’était-elle pas un peu partout?
On sait l’histoire de la jeunesse de Corot. Elle a été partout racontée. Sa mère tenait un magasin fort achalandé de modes et de rubans à l’entrée de la rue du Bac, tout près du Pont-Royal; elle y avait gagné une agréable aisance. Son père, employé à la ville, était un bourgeois très correct, toujours cravaté de blanc, solennel et guindé. Le jeune Camille fit ses humanités à Rouen. Les humanités finies, l’honnête bourgeois qui faisait de l’art un cas médiocre, selon l’usage des bourgeois d’alors, voulut que son fils embrassât une profession sérieuse, «où l’on gagnât» : il le fit entrer comme commis chez deux ou trois négociants de Paris pour y apprendre un métier profitable. Mais les patrons trouvaient que le jeune commis n’avait guère de cœur au métier, et le commis, lui aussi, n’avait guère de goût pour la flanelle ou le calicot; il se sentait appelé à faire de la peinture. Après huit années de résistance, le père consentit enfin à ce que son fils fût artiste, puisqu’ainsi le voulait-il. «Je te ferai, lui dit-il, une pension de 1500 livres; ne compte jamais sur autre chose, et vois si tu peux te tirer d’affaire avec cela.» — Et Camille, bien ému, de répondre en embrassant son père: «Je vous remercie, c’est tout ce qu’il me faut et vous me rendez très heureux. »
Laissons ici la parole à M. Henri Dumesnil, auteur des Souvenirs intimes sur Corot . Nous aurons plus d’un emprunt encore à faire à ces Souvenirs. L’auteur a eu l’heureuse habitude d’écrire à l’instant même tous les détails donnés par Corot sur lui-même dans ses vives causeries, et nous sommes ici en face de la vivante réalité.
«Aussitôt qu’il fut libre, le jour même ou à peu près, juste le temps nécessaire pour être muni des outils de l’artiste, il fit sa première étude au centre de Paris, tout à côté de la maison paternelle; il descendit sur la berge de la Seine, non loin du Pont-Royal, en regardant vers la Cité, et, plein de joie, se mit à peindre.
«Tous ceux qui ont eu accès dans l’atelier de Corot connaissent ce début de son pinceau conservé avec amour, et dont il se plaisait à raconter l’histoire, parce qu’elle lui tenait doublement au cœur. En nous montrant cette étude, il dit: «Pendant que je faisais ça — il y a trente-cinq ans — les jeunes filles qui travaillaient chez ma mère étaient curieuses de voir M. Camille dans ses nouvelles fonctions et s’échappaient du magasin pour venir là et regarder. Une d’elles, que nous appellerons Mlle Rose, accourait plus souvent que ses compagnes. Elle vit encore, est restée fille, et me rend visite de temps en temps: elle était encore ici la semaine dernière. 0 mes amis, quel changement! et quelles réflexions il fait naître! ma peinture n’a pas bougé, elle est toujours jeune, elle donne l’heure et le temps du jour où je l’ai faite; mais Mlle Rose et moi, que sommes-nous?»
C’est ainsi que, dès la première heure, Corot, suivant son instinct, allait droit à la nature. Mais il était deux choses avec lesquelles un paysagiste qui débutait en ce temps-là avait à compter: les procédés de la peinture, le genre du paysage historique. C’est en 1823 qu’il faisait sa première étude de la Seine: il allait lui falloir trente années avant de se dégager entièrement de l’une et de l’autre influence.
Le «paysage historique» régnait alors dans toute sa splendeur. Pour consacrer sa gloire et l’assurer à jamais, l’Institut avait précisément, quelques années avant la date où nous sommes, fondé le prix de Rome du paysage historique. Durant un demi-siècle, ce prix fut distribué tous les quatre ans. Le premier lauréat fut Michallon, dont les débuts avaient eu de l’éclat. Corot entra dans l’atelier de Michallon; mais, deux ans après, son jeune maître mourait, et, des mains de Michallon, Corot tombait dans celles du classique Édouard Bertin.
Ce fut vraiment une époque curieuse dans l’art français que le temps du paysage historique. Elle tentera peut-être un jour quelque historien de l’art.
Au XVIIe siècle, l’un des artistes les plus puissants, les plus originaux qu’ait produits notre pays, avait été voir l’Italie et s’y était fixé ; il avait été frappé par les lignes grandioses des montagnes, par les formes superbes des chênes verts et des pins parasols, par les grands horizons de la campagne romaine. Au milieu de cette nature il avait évoqué les souvenirs de l’antiquité, fait revivre la Grèce et l’Italie d’autrefois. Tandis qu’à cette même époque les paysagistes hollandais enfermés dans leur pays — et, il faut bien le dire aussi, médiocrement pourvus d’instruction classique — regardaient la Hollande, peignaient ses gras pâturages, ses canaux, ses moulins, ses larges fleuves aux rives basses, son ciel tour à tour brumeux ou traversé de nuages, sa mer agitée ou paisible sillonnée de voiles sans nombre, Poussin avait fait en Italie une œuvre bien différente, l’œuvre d’un fils pieux de la Renaissance française toute pleine de reconnaissance et d’admiration pour l’Italie, toute nourrie de souvenirs classiques. On admira justement Poussin; et, comme il arrive si souvent dans notre pays, ce qui avait été la conception personnelle d’un grand artiste devint, peu à peu, un genre, dont le maître avait trouvé et fixé les lois. Ainsi se forma le genre du paysage historique.
Quelles étaient les lois de ce genre?
L’observation de la nature n’était point proscrite assurément. Il était entendu qu’à certain jour l’artiste devait sortir de son atelier. Il emportait sa boîte à couleurs et ses pinceaux; le plus souvent il lui suffisait d’emporter ses crayons. Il cherchait un arbre, un rocher, une falaise, une ligne de montagnes, un premier plan. Mais ni ce premier plan, ni cette ligne de montagnes, cette falaise, ce rocher ou cet arbre ne pouvaient être les premiers venus. Il fallait qu’ils eussent du «caractère», qu’ils fussent «nobles», comme on disait. L’objet trouvé, le peintre exécutait sur place un dessin, parfois même une esquisse peinte.
C’étaient là les matériaux indispensables au paysage historique, mais les matériaux seulement. Et d’abord il était entendu que la nature à elle seule ne pouvait faire le sujet d’un tableau, qu’elle n’était pas assez intéressante sans le secours de l’humanité, pour occuper un artiste et fixer l’attention d’un spectateur. Pour faire un tableau, il importait d’abord de trouver un sujet, une composition. Ce sujet, on l’empruntait à l’histoire, à la religion, à la mythologie, à la poésie. Le sujet choisi et son ordonnance arrêtée, les groupes de personnages mis chacun à leur place, une seconde composition suivait la première, celle du paysage qui devait servir de cadre à la scène historique; car, ici aussi, tout devait se tenir, former un ensemble, concourir à une même impression. Autour des personnages, distribués dans des poses agréables et variées, on balançait à droite et à gauche les masses destinées à mieux faire valoir les figures. Ici, les arbres majestueux; là, les ruines d’un temple; là, un fleuve au cours élégamment sinueux; là, des montagnes au profil sévère, aux lignes superbes. Composition de la scène historique; composition du paysage: l’artiste tirait tout de son imagination, arrangeait tout suivant sa fantaisie et son goût.
C’est seulement lorsque l’heure d’exécuter était venue que le peintre ouvrait les portefeuilles où dormaient ses études patiemment entassées; il choisissait parmi elles les motifs qui lui semblaient les mieux appropriés à l’œuvre qu’il avait entreprise. Il avait conçu son œuvre dans l’atelier; c’est dans l’atelier qu’il l’exécutait, presque toujours sans recourir désormais une fois de plus à la nature.
Le paysage historique avait ses principes, comme tout dans l’art les avait alors. Certains détails étaient exclus comme mesquins et vulgaires. La nature ne devait se montrer au public que belle et noble et après avoir fait sa toilette. Tels arbres étaient dignes d’être peints, tels autres n’étaient point admis à cet honneur. Peu de souci des temps et des lieux, et si un saule, par exemple, devait faire à tel endroit un contraste agréable avec un chêne ou un olivier, nul scrupule ne devait empêcher de faire pousser à quelques mètres de distance sur le même sol un arbre du Midi et un arbre du Nord.
Tel était le genre du paysage historique au moment où Corot commençait son éducation artistique. Quant aux procédés de la peinture alors, eux non plus n’étaient guère propres à former un bon paysagiste. On ne peignait guère que dans l’atelier, et dans l’atelier, où la lumière vient d’un seul côté, les ombres sont toujours épaisses et noires. Tous les yeux s’étaient comme habitués à voir noir. Le secret était perdu de la peinture claire des maîtres français du XVIIIe siècle, de l’incomparable Watteau surtout. C’était une règle admise sans conteste que plus une ombre était épaisse, mieux elle devait servir à faire, à côté, ressortir la lumière des teintes claires. Pour le paysagiste il y avait tout un arrangement convenu de la palette dont on ne se départait point. Les terrains devaient être faits avec telle couleur, les troncs d’arbres avec celle-ci, les feuillages avec cette autre; cette autre servait pour les ciels, et, pour l’eau, cette autre encore. L’ombre, la terre de Sienne, l’ocre, le bitume et l’outremer, tout l’arsenal du peintre était là, pour ainsi dire.
Corot fit d’abord docilement ce que l’on faisait autour de lui, ce que faisaient et enseignaient ses maîtres. Il dessina des études, il s’essaya à «composer» des paysages historiques; il peignit comme l’on peignait. Pour achever son éducation de paysagiste, suivant les règles du temps, une chose lui restait à faire: aller en Italie. N’était-ce pas l’Italie qu’avait peinte Claude Lorrain? N’était-ce pas en Italie que Poussin avait créé le paysage historique? Corot partit pour l’Italie en 1825, avec Bertin, avec Aligny; il séjourna longtemps à Rome; il poussa jusqu’à Naples. Il ne revint pas en France avant deux années et demie. En 1835 il retournait encore dans l’Italie du Nord; au bout de peu de mois, une maladie de son père le rappelait de Venise. Il retourna une troisième fois en Italie, en 1843; il n’y resta pas longtemps cette fois et n’y retourna plus.
On peut passer rapidement sur cette première partie de l’œuvre de Corot. Certes ses peintures d’alors sont loin d’être sans mérite, et, pour en parler avec justice, il faudrait les comparer avec celles que l’on produisait autour de lui. On y trouve un dessin large et ferme, on y reconnaît une main puissante; on y peut signaler un progrès qui va croissant. Mais le second Corot nous a gâté le premier et je n’ai pas le courage de lui en vouloir. Il nous a rendu service. Quelle dureté dans ces études de Rome que Corot a léguées, en mourant, au musée du Louvre, et pour lesquelles il avait gardé une vive tendresse, sans doute parce que, les premières, elles avaient attiré sur lui l’attention! Comme on y trouve peu la lumière du ciel italien, cette lumière si harmonieuse dans sa vivacité ! Je ne puis davantage subir le charme de son paysage historique intitulé Homère, si peu grec, si sec d’apparence, où les ombres et les lumières se coupent si brutalement. Et le paysage d’Aricia, qui appartient à la manufacture de tapis de Beauvais, et le Saint Jérôme dans sa solitude, et ce grand paysage où une jeune fille, on ne sait pourquoi, vient lire au bord d’un torrent, et ce Gué où un attelage de chevaux est cependant lancé avec une vigueur qui rappelle le tableau analogue de Decamps, ils ne me plaisent guère aussi, non plus que cette Agar où le peintre a représenté le désert sans l’avoir jamais vu et où pourtant il faut louer la largeur et la nudité superbe des plans. Mais tant de progrès ont été faits depuis lors, qu’il est bien difficile à notre esprit de ne pas protester contre la convention de l’ensemble, et à nos yeux de ne pas être blessés par cette peinture sèche et dure, par ses teintes noires si abondamment prodiguées, par l’absence d’atmosphère! Pas un souffle dans cet air, aucune transparence. Les arbres ne sont pas des arbres: ce sont des armatures en fer-blanc badigeonné.