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A part l’originalité, il n’avait rien de ce qui fait les chefs d’école. Le chef d’école, le grand artiste d’un âge est celui qui en porte et en réfléchit en lui les aspirations, qui donne la forme précise et supérieure aux sentiments que tous portent en eux, en qui tous se reconnaissent et s’applaudissent, qui dirige son siècle en le comprenant, semblable à ces arbres puissants dont les branches fleurissantes tirent leur sève toujours jeune du sol où plongent ses racines. Delacroix n’était pas celui-là. Par plus d’un côté, sans doute, il était vraiment fils de son siècle. Nul, à ses brillants débuts, n’en avait mieux représenté les rêves, les émotions généreuses, les ardentes curiosités. Le Massacre de Scio, le Sardanapale, le Combat du Giaour et du Pacha, sont de proches parents des Orientales; la Liberté sur les barricades ne peut être comparée qu’au dithyrambe intitulé Dicté après juillet 1830; l’Entrée des croisés à Constantinople, le Marino Faliero, les Deux Foscari, la Mort de Charles le Téméraire, sont inspirés du même souffle historique et dramatique qui anime Notre-Dame de Paris, Hernani ou le Roi s’amuse. Malheureusement l’accord entre Delacroix et ses contemporains ne se pouvait soutenir. Comme la plupart des âmes tendres et délicates, il était un timide. La confiance seule de l’amitié pouvait le décider à se livrer. Sitôt qu’il ne se sentait pas entouré de la sympathie, comme réchauffé par elle, il se repliait et se renfermait en lui-même. Comme la plupart des âmes délicates encore et des timides, il était mélancolique, plus affecté par les chagrins qu’excité par les joies, voyant volontiers le côté triste et pénible des choses, regardant l’avenir sans grandes illusions. Sa correspondance n’est à coup sûr ni découragée ni plaintive; mais ce que l’on y trouve le plus rarement, c’est l’entrain, c’est la bonne humeur, c’est l’insouciance heureuse. Il «ruminait » volontiers, comme l’on dit, et ceux qui ruminent ne sont pas les joyeux. Quelle différence, par exemple, entre les lettres de Delacroix et celles d’Horace Vernet, toujours si aisément philosophe, si amusé de tout, si promptement satisfait des hommes et des choses, si content des autres et de lui-même! Certes, je ne dirai de mal ni des timides ni des mélancoliques: ils sont souvent parmi les plus rares entre les hommes. Mais il faut bien l’avouer, ce n’est pas à eux qu’appartient l’empire sur leur génération. L’humanité aime dans ceux qui ont la prétention de la diriger les tempéraments décidés, bruyants, en dehors, les gens qui se posent hardiment, fût-ce le poing sur la hanche, se livrent tout entiers, au premier venu, à l’ennemi comme à l’ami; elle aime les gens qui vont droit devant eux, sans inquiétude ni doute; elle aime les gens gais, heureux, de bonne et solide santé, qui ont bon estomac et grosse voix, rient haut et fort: la gaieté est pour elle le premier signe de la santé et de la force. Delacroix eût été bien heureux que l’on vînt à lui; mais, par orgueil et timidité tout à la fois, il ne faisait rien de ce qu’il fallait ni pour appeler ni pour retenir. Il était étranger à cet art qui, il faut bien le dire, ne va guère sans un peu de charlatanisme, de poudre jetée aux yeux et de savoir-faire: l’art de fonder et d’affermir une réputation, de louer pour être loué, d’assembler des disciples et de leur inspirer la foi, de former un parti en face d’un autre parti, d’opposer des intrigues à d’autres intrigues, de forcer enfin les adversaires eux-mêmes à compter avec un général que suit une armée. Il avait le goût de la domination sans ce qui fait le dominateur, c’est-à-dire avant tout le don de vivre des passions d’un temps et le talent de les conduire tout en les partageant. Il ne livrait de lui-même au public que ses œuvres, jugeant que c’était assez pour s’imposer: et un temps vint bientôt où, dans ces œuvres, l’élite même du public cessa de se reconnaître.

Froissé, fatigué, de plus en plus timide et mélancolique, il se tint de plus en plus à l’écart de la foule; il vécut de plus en plus en lui-même et pour lui-même: poursuivant son travail avec une passion acharnée et une indomptable ténacité, enfermé dans son atelier avec ses pensées et ses conceptions, ne demandant plus au monde qu’un peu de distraction et de repos, se faisant sauvage, redoutant les visages nouveaux. Il avait pendant quelques années ouvert un atelier en face des ateliers officiels pour propager ses doctrines artistiques, pour prêcher à des jeunes gens la bonne nouvelle, pour se former des disciples. Il y renonça bientôt. Il se dit qu’il perdait là un temps qui pouvait être mieux employé par lui. Il sentit aussi qu’il n’avait ni le goût ni le tempérament d’un chef qui conduit, qui discipline, qui fanatise et qui entraîne.

C’est ainsi qu’il allait se séparant du siècle, à mesure qu’il avançait dans la vie et qu’il eût dû y compter davantage. Il multipliait ses productions sans conquérir pour cela l’autorité. Il suivait sa voie propre, parcourant une série d’évolutions toutes personnelles, très intéressantes pour le critique en leur développement sans cesse renouvelé, mais qui avaient peu de chose à voir avec les évolutions que le siècle parcourait de son côté. Peu à peu son siècle et lui finirent par ne se plus comprendre. Lui qui avait si bien senti et célébré la révolution de 1830, il n’entendit rien à la révolution de 1848. Il en fut effaré et apeuré comme un simple bourgeois. Tout le mouvement politique des esprits depuis dix-huit années lui avait échappé ; et, au lendemain du 2 décembre, il compta comme un honneur l’humiliation pour un homme de sa valeur d’être mis dans une commission municipale administrative. Il continuait avec une infatigable ardeur ses compositions de toute sorte. De temps en temps une page d’une éclatante magnificence arrachait à tous ceux qui avaient quelque sentiment de l’art une explosion d’admiration, comme le jour où l’on vit pour la première fois le superbe plafond de la galerie d’Apollon. Mais le plus souvent ni le sujet, ni la composition, ni l’exécution n’élaient ce qui répondait au sentiment de l’heure présente. Le langage qu’il parlait n’était pas fait pour être entendu. Il est telle œuvre de lui — je citerai pour ma part la décoration de Saint-Sulpice — qu’après bien des années nous ne parvenons pas à comprendre encore.

C’est le dernier mot qu’il faille dire à propos de Delacroix. Durant ses vingt-cinq dernières années, il a été un solitaire. C’est peut-être entre tous les grands artistes le trait qui le marque. Son œuvre reste l’une des plus puissantes, des plus originales, des plus individuelles qui soient. Précisément, en se concentrant en lui-même, il a poussé jusqu’à leur dernière limite et ses qualités et ses défauts. Il n’a pas eu sur son siècle l’influence qui eût pu être la sienne. A part la petite école des orientalistes, à laquelle il a donné le branle et dont il est resté le maître sans rival; à part deux ou trois artistes de goût, comme M. Robert-Fleury, qui ont essayé de lui prendre quelques-unes de ses qualités; à part une demi-douzaine de copistes maladroits qui n’ont réussi qu’à montrer sa grossière caricature, Delacroix est demeuré presque sans disciples. Celui qui fut le plus grand nom du siècle dans la peinture française a durant quarante années produit sans relâche; et cependant, s’il n’avait pas vécu, s’il n’avait pas produit, il n’est pas certain que l’art français fût aujourd’hui sensiblement différent de ce que nous le voyons. Lorsque le temps est venu où justice lui a été rendue enfin, l’heure était passée où il eût pu exercer une influence dominante. Les jeunes gens l’étudient depuis quinze années, mais comme un artiste d’un autre âge, comme ils étudient Rubens, Michel-Ange, Velasquez, pour s’exercer dans la société d’un maître, mais non pour faire comme lui. S’ils songent à lui dérober quelques-uns de ses secrets de coloriste, leur ambition ne va guère plus loin. Il a passé dans notre ciel comme un météore éblouissant. La beauté durable de ses œuvres véritablement belles n’en est pas diminuée; mais la France y a grandement perdu. Toute composition artistique où l’auteur a réuni, avec une pensée robuste et personnelle, une exécution puissante, est sûre de vivre; mais quel maître a remplacé, quel maître remplacera, et pour nos artistes arrivés aujourd’hui à cet âge de la pleine virilité où l’on n’apprend plus, et pour ceux qui se lancent dans la carrière pleins d’ardeur et désireux de bien faire, celui qui eût mérité d’être le chef du chœur, la colonne lumineuse d’Israël, et qui n’a ni pu ni su l’être? Aujourd’hui l’école académique et le génie romantique gisent également vaincus. La mort a fait la paix en faisant le silence sur la grande querelle des Montaigu et des Capulet. Entre ces deux débris, l’âge moderne cherche à tâtons sa voie. L’art hésite, inquiet et incertain. L’habileté de la main, le savoir consciencieux, l’honnêteté des intentions se dépensent au milieu de ce chaos obscur, le plus souvent sans produire un résultat utile. Qui mettra fin à ces incertitudes? En quel point du ciel apparaîtra l’aurore? D’où viendra le Messie nouveau? C’est à la France elle-même qu’est la parole. Le grand poète, le grand homme politique, le grand philosophe, le grand peintre, c’est toujours d’abord la nation d’où ils sortent; et le jour où la France voudra vraiment quelque chose dans l’ordre de l’intelligence et de l’art, le jour où elle aura la conscience de ce qu’elle veut, n’en doutons pas, il se trouvera toujours quelqu’un parmi les trente-cinq millions de ses enfants qui sera capable de l’exprimer.

Février 1879.

Peintres français contemporains

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