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Je me souviens comme si c’était hier de l’exposition des œuvres d’Eugène Delacroix qui suivit la mort du grand artiste . C’était dans un local du boulevard des Italiens, divisé en trois salles, où avaient lieu souvent alors les expositions artistiques, et qui, par les vicissitudes des choses d’ici-bas, est, si je ne me trompe, devenu aujourd’hui, en se transformant, le théâtre des Nouveautés. Ce qui m’est resté net et précis, c’est l’impression ressentie. Nous étions alors, au quartier latin, une jeunesse nombreuse, enthousiaste, amoureuse des choses de l’esprit, passionnée pour trois choses: la littérature, l’art, la liberté, toute pleine de fières ambitions et d’espérances aux ailes grandes ouvertes, résolue à faire de nobles choses quand son heure serait venue, une jeunesse jeune, comme l’est encore, je l’espère bien et quoi qu’on dise, la jeunesse. Tous à peu près nous étions des romantiques. Nous admirions cette génération vaillante de 1830 qui avait rajeuni tant de choses, livré de si belles batailles, donné de si glorieux assauts, planté enfin son drapeau sur la place conquise. Nous rêvions, nous aussi, de tels assauts et de tels triomphes. Les récits de ces gigantesques combats étaient pour nous comme une Iliade que nous lisions en frémissant. Je crois bien que notre plus grand regret était de n’avoir pu prendre notre part des farouches mêlées d’Hernani. Nous répétions, comme ce preux du moyen âge devant qui un moine racontait la Passion: «Ah! si j’avais été là avec mes barons!» Nous sommes aujourd’hui joliment consolés d’être venus trop tard pour les soirées d’Hernani. Nous savions par cœur les Feuilles d’automne et les Orientales; nous avions copié et caché dans nos pupitres les Châtiments. Nos dieux, c’étaient Hugo, Michelet, Delacroix, David d’Angers, tous les audacieux, tous ceux qui avaient été discutés et contestés, dont le génie avait fini par s’imposer. Nous étions pour eux d’avance, résolument et quand même, avec les superbes partis pris et l’ardeur intolérante de la vingtième année. Nous allions à eux prêts à admirer, certains d’admirer, et nous admirions, en effet. Nous leur faisions crédit de ce que nous ne comprenions pas, convaincus que notre ignorance seule devait être accusée par nous. Aujourd’hui encore il me semble que nous n’avions pas trop mal placé nos enthousiasmes.

J’avais passé bien des heures, les jeudis et les dimanches, durant mes loisirs d’écolier, devant la Barque de Dante, devant les Massacres de Scio, devant la Noce juive au Luxembourg; c’était avec un recueillement religieux que j’entrais, pendant les vacances de 1864, dans l’exposition de Delacroix comme dans un temple. Là je vis Hamlet et le Tasse, et la Barque de Don Juan et la Bataille de Nancy, et le Marino Faliero, et l’Entrée des croisés à Constantinople, et les deux prodigieux tableaux du Christ sur les eaux, si grands en leurs petits cadres, et cette étourdissante esquisse de Boissy d’Anglas où, selon un mot si juste, on «voit le bruit», et l’Othello, et la Liberté sur la barricade, et les Lions et les Tigres, et la Médée, et l’Évêque de Liège, et cent autres toiles. Aujourd’hui encore je pourrais dire à quel endroit de la muraille chaque tableau était accroché. Là se trouvait assemblée l’œuvre d’une vie si laborieuse et si pleine. La nature, l’humanité, l’histoire profane et sacrée, la poésie, tout avait appartenu à ce génie: il avait touché à tous les genres, mis partout sa griffe de lion. C’était une joie de l’œil que cette peinture éclatante et en même temps harmonieuse, et cependant ce n’était pas aux yeux d’abord que s’adressait cette peinture. Ce qui y frappait avant tout, c’était la puissance de la composition, l’énergie, la vie de chaque ouvrage; c’était la vigueur de la pensée, la volonté de l’artiste dominant chacun des sujets abordés par lui, saisissant partout les traits essentiels, donnant à chaque scène son caractère historique, poétique ou religieux, n’ayant besoin que de quelques lignes, de quelques détails indiqués, pour atteindre à l’émotion profonde, remuant tour à tour avec une égale sûreté chacune des fibres de l’âme humaine.

Et c’était un tel artiste que son siècle avait pu méconnaître pendant quarante années, auquel l’Institut avait obstinément fermé ses portes presque jusqu’à la dernière heure, dont on avait attendu la mort pour le proclamer unanimement homme de génie, dont on se disputait maintenant à prix d’or le moindre dessin, tandis qu’autrefois il ne s’était pas vendu cinq exemplaires de ses lithographies d’Hamlet, tandis que le Marino Faliero n’avait pas trouvé acheteur à dix-huit cents francs! Je ne me lassais pas d’aller et de venir d’un cadre à l’autre, les yeux et les jambes fatigués, mais l’esprit ranimé sans cesse par la variété et la vigueur des tableaux. Pendant que je m’attardais là, un petit homme était entré, coiffé d’un chapeau gris, des lunettes sur les yeux, mais le regard singulièrement vif au travers. Il passait et repassait, gesticulant à chaque pas, causant avec son compagnon d’une voix aigrelette et perçante; Il vint enfin se reposer un instant sur un divan près de moi. Son interlocuteur lui disait: «C’est pourtant vous qui lui avez le premier rendu justice dans vos feuilletons du Constitutionnel. » — Le petit vieillard aux lunettes et au chapeau gris, c’était M. Thiers, que Paris venait de faire rentrer dans la vie politique et que je voyais ce jour-là pour la première fois.

Voilà quinze ans passés que Delacroix n’est plus. M. Philippe Burty, le critique d’art à l’esprit curieux et ouvert, le collectionneur passionné et patient que l’on sait, auquel le grand artiste avait fait l’honneur de le désigner comme l’un de ses six exécuteurs testamentaires, vient de lui payer sa dette de reconnaissance. Il a rassemblé pièce à pièce, non sans beaucoup de recherches et d’efforts, toute la correspondance d’Eugène Delacroix qui a pu être retrouvée, depuis les premières lettres écrites du collège à dix-sept ans, jusqu’au dernier billet dicté du lit de mort et signé d’une main défaillante. En tête du volume, figure un portrait du peintre au temps de sa jeunesse, d’après un dessin de lui-même gravé par Frédéric Villot. Une douzaine de fac-similés reproduisent les lettres les plus intéressantes ou adressées aux correspondants les plus illustres.

Peintres français contemporains

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