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III
ОглавлениеLe moment est venu de nous arrêter, d’observer le talent du maître dans sa plénitude, d’essayer de le définir.
Aucune influence n’a été plus considérable que la sienne. Corot n’était pas seulement par l’âge le doyen de nos paysagistes, tous les jeunes saluent en lui leur père, et le reconnaissent comme le maître duquel ils procèdent, si divers que soient leurs talents. Ainsi, dans l’antiquité grecque, de l’école de Socrate étaient sortis les génies philosophiques les plus différents. Il avait vu tour à tour les divers aspects de la nature que chacun de ses disciples s’est surtout appliqué à rendre: l’un s’attachant à un genre de préférence, l’autre à un autre, tous sont également fondés à se réclamer de lui. Ce n’a pas été une des moindres curiosités de l’exposition Corot d’observer cette variété de son œuvre. Il n’est pas jusqu’à l’école récente des impressionnistes qui ne procède de lui.
Et pourtant, si Corot a vu les aspects multiples de la nature, il en est un auquel il s’est particulièrement attaché, un qui revient avec une frappante constance dans son œuvre, qui est comme sa véritable signature d’artiste. C’est ce caractère qui est, pour ainsi dire, la dominante de son talent, qui fait sa personnalité entre tous les artistes, aussi bien ceux des siècles passés que ceux du nôtre.
On ne conteste plus aujourd’hui Corot, et nul n’ose plus nier sa valeur. Les artistes et les critiques l’ont proclamée, et — preuve irrécusable aux yeux du public — l’argent des amateurs la constate tous les jours. Il est manifeste pourtant que le talent de Corot est loin de plaire à tous; on entendait encore çà et là des murmures jusque devant les toiles de son exposition; et plus d’un bourgeois, s’il était sincère, confesserait encore que son opinion sur Corot est au fond celle qu’exprimait si franchement, en 1851, la jeune femme «à l’air doux». C’est qu’en effet Corot a une manière à lui. Il s’est fait un parti pris pour l’interprétation de la nature. Il sacrifie résolument une portion considérable de la réalité ; il se borne, pour un certain nombre d’objets, pour les premiers plans en général, à indiquer les masses; partout il supprime les détails, il enveloppe d’on ne sait quel revêtement indécis les contours de ses arbres. C’est sur les lointains qu’il concentre toutes ses forces. On ne peut s’approcher de la toile sans être choqué de mainte imperfection, sans voir s’évanouir, pour ainsi dire, le paysage qui de loin semblait admirable.
Ce spectacle choque les yeux profanes, et je n’essayerai point ici de justifier entièrement Corot. Il y a là une convention, et le plus grand artiste est assurément celui qui sait obtenir les plus puissants effets en faisant à la convention le moins de sacrifices possible.
Toute la première moitié de sa carrière fut entravée par l’insuffisance du métier, et même à la fin de sa vie il convenait encore que c’est du côté du métier qu’il péchait: «L’exécution, disait-il à M. Dumesnil, me fait parfois défaut, c’est pourquoi je la travaille davantage sans qu’on s’en doute, et je dis aux jeunes gens: «Attachez-vous à rechercher en tout ce qui
«vous manque et de perfectionner la forme, c’est capi-
«tal.» Il lui avait fallu tout inventer, et peinture et moyens de peindre, et certains secrets de la palette lui avaient échappé.
Il faut tenir compte encore d’une autre cause lorsqu’on juge les tableaux de la seconde manière de Corot. Ils sont les œuvres de la vieillesse: l’œil alors est devenu presbyte; les premiers plans perdent de leur relief et de leur importance; les lointains, au contraire, absorbent de plus en plus le regard. Il n’est guère douteux que si, à trente ans, Corot eût été maître de son art, ce n’est pas alors qu’il se fût résigné à ces arbres cotonneux qui trop souvent se montrent au-devant de ses peintures, tandis que les horizons sont si merveilleux.
Mais, la part faite de ces réserves, il faut bien dire qu’une partie des critiques trop souvent formulées par le public sont précisément ce qui atteste la grandeur de l’artiste. Il y a toujours une convention à la base de tout art. Le véritable artiste n’est pas celui qui, à la façon du photographe, reproduit indifféremment, avec une égale importance, jusqu’aux moindres détails de la réalité. L’artiste est précisément tout l’opposé : c’est celui qui, dans une scène de la nature aussi bien que dans une scène de l’humanité, est frappé d’une certaine physionomie, d’un certain aspect des choses, qui en a reçu une impression personnelle qu’il s’applique à exprimer. Il met en relief tout ce qui peut concourir à l’expression de cette pensée ou de ce sentiment; il subordonne les détails à l’effet de l’ensemble: il affaiblit volontairement, pour ne point distraire l’attention, tout ce qu’en dehors de l’action principale il ne saurait, sans choquer le spectateur, sacrifier entièrement. Aucun maître n’a plus fidèlement que Corot observé cette loi essentielle de l’art, parce qu’aucun n’a plus profondément ressenti une émotion et plus vivement essayé de la rendre. «Avant tout, disait-il, obéissez à votre instinct, à votre manière de voir.» C’était là son esthétique et il s’en est bien trouvé.
C’est ici que nous arrivons au vif de la question.
Quel était l’ «instinct», quelle était la «manière de voir» de Corot? Il n’a point été un plastique attiré surtout par la forme et le relief des objets, cherchant à exprimer la vigueur des contours ou la solidité des formes. Il ne ressemble ni à Ruysdaël, ni à Hobbema, parmi les artistes du passé, ni à Théodore Rousseau parmi ses contemporains. Ce qui attire les artistes plastiques ne fut jamais ce qui l’attira. Il convenait lui-même que, malheureusement, le dessin n’était pas son fort. Quand il essaya de peindre des rochers, il y réussit médiocrement. Il échoua toujours dans la peinture de la figure; et tous ses efforts pour la représentation de la figure humaine, quoiqu’il y soit revenu avec ardeur, avec acharnement même, on peut le dire, dans ses dernières années, ne furent presque jamais couronnés d’un véritable succès. A part quelques rares toiles comme la merveille intitulée la Toilette, le côté faible de ses paysages ce sont les personnages qu’il y a introduits, ses nymphes, ses amours; ils n’y font jamais meilleur effet qu’au second ou au troisième plan, lorsqu’on aperçoit seulement la vague silhouette d’une forme à demi entrevue qui voltige dans la rosée, ou la tache rouge du bonnet d’un pêcheur qui pousse sa barque. Il ne réussit pas toujours mieux avec les animaux, et j’avoue qu’il est certaine vache de lui, lourde et ventrue, mal établie sur ses pattes, qui m’a gâté plus d’un de ses tableaux. Parmi les arbres, il n’aima guère le chêne, cet arbre cher entre tous aux paysagistes préoccupés de la forme, ni le châtaignier, ni l’orme: ses arbres favoris ce sont le tremble, le peuplier, l’aune, le bouleau aux feuilles rares et pâles et au tronc blanc, sinueux; c’est encore le saule au feuillage léger, au travers duquel passe la lumière. Ce qu’il aime à peindre, c’est le premier printemps qui met au bout des branches de petites feuilles d’un vert tendre, qui tremblent à tous les souffles de l’air. Il excelle également à rendre l’impression de ces brindilles de l’herbe qui poussent sur les prairies et qu’émaillent les fleurs de juin; c’est le bord d’une rivière où les longues touffes s’inclinent vers l’eau; c’est l’eau, l’eau surtout avec ses contours indécis, avec le miroitement et les reflets de la lumière qui la rendent ici sombre et là éblouissante à voir; l’eau, et puis le ciel qui se confond là-bas avec la nappe pâle de l’étang ou avec le détour de la rivière, et les nuages qui voguent, et les cirrus légers qui s’entassent, et le firmament qui çà et là montre dans les intervalles son azur clair et limpide. Il a aimé le matin avant l’aube, ces brouillards blancs qui s’accumulent dans les bas-fonds ou à la surface des étangs et qui, au premier rayon du soleil, vont s’envoler comme une gaze légère; il a aimé le soir, ces vapeurs qui tombent et vont s’épaississant à mesure que descendront sur la terre la paix et le silence, avec la nuit. Il a aimé tout ce qui est souple et ondoyant, tout ce qui évite les formes arrêtées et les contours définis, tout ce qui, en refusant de parler trop nettement au regard, semble inviter à la rêverie. Il y avait en Corot plus de l’âme d’un poète que de l’âme d’un sculpteur.
Un poète, c’est trop peu dire: ce qu’il y avait le plus en Corot, c’était l’âme d’un musicien, et la musique est le moins plastique des arts. Il adorait la musique presque avec la même passion que la peinture elle-même. Il avait sans cesse aux lèvres, tout en peignant, quelque vieille chanson ou quelque air d’opéra, et les disait d’une voix juste et vibrante. C’est de la musique qu’il aimait, en parlant de son art, à tirer ses comparaisons. Il était abonné du Conservatoire et un fidèle de l’Opéra. Ce fut son admiration pour Mme Viardot, dans l’Orphée de Gluck, qui lui inspira, en 1860, son tableau d’Orphée ramenant Eurydice des Enfers. «J’ai passé, disait-il joyeusement, l’hiver aux Champs Élysées et je m’en suis trouvé très heureux.»
Corot fut-il un réaliste? Bon nombre de ceux qui aujourd’hui se sont fait de ce nom un drapeau lui contesteront sans doute le droit de porter ce titre, car nul ne leur ressemble moins. Autant ils mettent de soin à se borner à copier scrupuleusement ce que leur offre la réalité, autant Corot se souciait peu de l’exactitude minutieuse des détails. Certes il a beaucoup étudié dans le plein air, et, avril venant, il avait hâte chaque année de sortir de Paris et d’aller respirer l’air de la campagne; il a pourtant beaucoup travaillé dans son atelier. Il a copié plus d’un site ainsi qu’il l’avait rencontré ; bien souvent aussi il changeait, lorsqu’en changeant il croyait arriver à produire un effet plus harmonieux. Il avait chez lui toujours quantité de toiles en train: il les quittait, puis les reprenait, et quand une composition séduisante s’était offerte à son esprit, il étalait ses diverses toiles, choisissait celle dont le cadre lui semblait devoir le mieux convenir à sa fantaisie, et aussitôt il se mettait d’une main ferme et rapide à peindre ce qu’il voyait en lui-même. M. Dumesnil cite un tableau commencé pour être une étude du lac de Ville-d’Avray, recouvert et transformé ensuite, et dont l’auteur fit son poétique Souvenir du lac Némi du Salon de 1865. Est-ce bien le lac Némi? Non certes, mais c’est une peinture pleine de fraîcheur et de poésie et qui n’en est pas moins charmante pour n’exister nulle part dans la réalité. Et maintenant écoutez cet autre détail raconté par M. Burty: Un des derniers matins qui précédèrent sa mort, Corot dit à un de ses amis: «J’ai vu cette nuit en rêve un paysage dont le ciel était tout rose. Les nuages aussi étaient tout roses. C’était délicieux, je me le rappelle très bien. Ce sera admirable à peindre .» Que de paysages rêvés ainsi et qui, plus heureux, ont pu être peints! C’est qu’en effet Corot, à la fin de sa vie surtout, pouvait, pour peindre, se fier à un rêve. Il n’avait plus alors la réalité sous les yeux, mais il avait l’impression de la réalité. Que d’années il l’avait regardée d’un œil patient, attentif, studieux! Ce n’est pas toujours la nature elle-même que représente Corot, c’est l’impression que la nature a faite en lui. Il en avait recueilli en son âme et comme gravé dans son imagination les aspects et les effets; et ainsi, ce qu’il en venait à rendre, ce n’était plus telle scène particulière, mais la physionomie elle-même de la nature, ce que le poète a appelé l’âme des choses. Méthode dangereuse, méthode qu’il ne faut conseiller à personne, aux jeunes surtout, méthode qui peut permettre toutefois à l’artiste sûr de sa main de produire les œuvres les plus excellentes, parce que nul détail importun ne vient alors déranger sa pure vision poétique. Ainsi Raphaël; sans modèle, peignait la Galathée de la Farnésine.
Là est le vrai attrait des belles toiles de Corot. L’artiste y a mis son âme, ses visions. L’âme de l’auteur s’ajoute au spectacle, c’est elle surtout qui retient et qui charme. Trois influences se sont exercées sur la vie de Corot et ont développé en lui cette vision des choses qui est son originalité. Tout jeune il vit les bords de la Seine; collégien, mis au lycée de Rouen, il eut pour correspondant un ami de son père qui, les jours de sortie, l’emmenait aux bords de la grande rivière faire de longues promenades, dont l’effet ne s’effaça jamais. A son retour de Rouen il habita Ville-d’Avray, où son père avait une maison près d’un étang, au bord duquel s’élève aujourd’hui son monument. Là le jeune Camille passa bien des soirées à regarder par la fenêtre ouverte les vapeurs qui se jouaient sur la face de l’étang, tandis que la lune montait au ciel. C’est là qu’il dut voir, au milieu des vapeurs, flotter les formes indécises et gracieuses des divinités antiques. Lorsque Corot les peignait à cet âge où redeviennent si forts tous les souvenirs de l’enfance, ne les avait-il pas vues réellement? n’y croyait-il pas? ne portait-il pas en lui-même l’image pleine de rêverie des eaux blanches aux humides vapeurs?
A cette première impression l’Italie en vint joindre une autre. Corot ne retint guère ni les lignes grandioses des montagnes, ni le superbe aspect des villes; mais il avait regardé le ciel de l’Italie: il avait vu ces soleils couchants où se mêlent la pourpre et l’or, où dans la pureté de l’atmosphère se fondent tant de teintes vives et harmonieuses. Il en rapporta le rayon qui le réchauffa pour la vie; et toujours dans ses compositions vinrent se mêler à la fois et les poétiques brumes de la vallée de la Seine et les lumières rayonnantes et joyeuses des soleils couchants du golfe de Naples ou de la campagne romaine.
A ces deux influences il en faut joindre une troisième. Corot était né à Paris; il quitta souvent Paris, il y revint toujours et là s’écoula le principal de sa vie. C’est là qu’il reçut le plus de ses visions poétiques. Ce qui, au fond, domine chez Corot, c’est la peinture du ciel. Il n’est pas besoin d’être un grand campagnard pour comprendre et aimer Corot. Que l’on regarde la construction de ses tableaux, on sera frappé de ce type, qui est celui du grand nombre. A droite et à gauche, une masse d’arbres; au milieu, au fond, à d’admirables profondeurs, le ciel, limpide ou chargé de nuages. Qu’est-ce que cela, sinon le paysage même d’une rue, où les maisons, à droite et à gauche, seraient remplacées par des arbres? Il sortait le soir de l’atelier, sa laborieuse journée finie, à l’heure où le soleil est déjà couché, où, suivant l’expression des ateliers, les effets n’existent plus, à l’heure où le crépuscule se prolonge et va par degrés s’éteignant. Il levait les yeux vers le ciel, la seule partie de la nature qui demeurât visible. Que l’on regarde les tableaux de Corot, et l’on sera frappé du nombre de fois qu’il a reproduit dans son œuvre ces paysages parisiens et ces effets des heures du crépuscule!
Il nous reste à dire quel est le caractère commun de ces impressions, l’aspect sous lequel l’âme du peintre a tour à tour vu, rêvé, reproduit la nature. Ce trait, c’est d’abord la joie, la fraîcheur, la grâce. Il fut par excellence un homme heureux. Nul ne méritait plus de l’être, nul ne pouvait l’être davantage, car il portait la joie en lui-même. Une verve piquante, aimable, une humeur toujours égale, tel était l’homme aimé de tous qu’on appelait le papa Corot. Tout en lui était sain, naturel, heureux de vivre et de travailler. Que de saillies charmantes à citer de lui, si cet article n’était trop long déjà ! Il voyait dans la nature cette même joie intérieure.
Son talent robuste n’était pas attiré par les scènes austères ou terribles. J’ai vu un seul tableau de lui, représentant un arbre tordu par le vent. Quelle différence entre ce tempérament et celui de Ruysdaël, par exemple! Il y a de l’air dans ses tableaux, mais point de vent. L’océan ne l’a jamais tenté. Ce n’est pas lui qui eût écrit: «J’ai toujours aimé la société des grands, voilà pourquoi un long tête-à-tête avec l’océan ne m’a pas fatigué !» Il n’a cherché ni les tempêtes, ni les falaises, ni les torrents, ni les montagnes déchirées.
Il aimait tout ce qui est calme et frais, tout ce qui charme sans fatigue: les prairies et les bois, les ruisseaux et les collines, les grands horizons, l’eau surtout et le ciel. Il aimait le printemps naissant, les heures paisibles et douces de l’aube et du crépuscule. Il aimait la campagne, mais il la voulait heureuse, animée et égayée par l’humanité. Il évoquait les êtres imaginaires là où il ne pouvait placer ceux de la réalité. Là était la profonde différence entre le goût de Corot et celui de Chintreuil, par exemple. C’est bien rarement que Chintreuil fait intervenir l’humanité dans ses peintures. Il était un timide, un sauvage; il vivait avec la seule nature et l’aimait d’autant plus qu’elle était plus solitaire; les halliers non fréquentés, les retraites au milieu des bois touffus, où parfois une biche étonnée vient montrer sa tête inquiète, c’est là que surtout il se sentait en communion avec la vie universelle.
Corot a besoin de l’humanité ; il met des femmes, des hommes, des enfants, des cavaliers dans ses allées sous bois ou dans ses herbages touffus. Il a peint souvent les paysans à leurs travaux des champs; mais en les peignant il ne les a point peints à la façon de Millet, par exemple. Les paysans de Millet sont durs et rudes autant qu’ils sont vrais; une âpre vie a marqué son poids sur chacun de leurs membres et creusé de bonne heure les plis de leur visage; avant le temps ils sont vieux; au soir de chaque journée ils sont harassés. Les paysans de Corot sont plus esquissés que peints; ils vivent dans le grand air, libres et le cœur content; ils n’ont pas souffert.
Là est, par certains côtés, l’infériorité du grand Corot. Il ne semble pas qu’il ait connu la souffrance. Il a passé à côté des drames de l’humanité comme de ceux de la nature sans y avoir part, sans les voir. Il a, dès les premiers jours, aimé l’art et le travail; c’est là encore ce qu’il a aimé au dernier jour.
Il fut un cœur et un esprit paisibles. La passion n’a pas plus agité son âme que l’orage ne trouble la surface de ses lacs tranquilles. Sa vie a été sans romans et sans tempêtes. Nul homme ne fut mieux ordonné, mieux réglé, plus véritablement un sage que lui. Il eut de bonne heure, et pour ne les pas quitter, des habitudes méthodiques qui font longues et fécondes les journées, en épargnant le gaspillage du temps. Il ne fut prodigue que de son argent et pour les autres. Il avait été huit années commis de magasin dans la nouveauté ; il avait conservé de cette époque une régularité ponctuelle que rien ne faisait fléchir. Hiver comme été il se levait de bonne heure, de façon à être à huit heures moins trois minutes à son atelier, comme jadis au comptoir, et tout prêt à se mettre à la besogne. Il travaillait sans fièvre, mais sans mollesse aussi, allant de ce pas calme qui abat le plus vite les longues étapes.
Les mots de calme et de paix sont trop faibles quand on parle de Corot. Le mot qui le résume tout entier, c’est le mot de sérénité. Il l’eut comme homme, il l’eut comme artiste. Ce qu’il vit surtout dans la nature, ce qu’il s’appliqua à rendre, c’est l’impression de la sérénité. Elle est dans ses eaux pures et dormantes, dans les vapeurs qui se jouent à leur surface; elle est dans ses ciels couchants; il aime surtout les heures sereines qui précèdent le lever du soleil, qui suivent son coucher. Il aime jusqu’à cette sérénité de plus en plus profonde qu’apportent avec elles les nuits étoilées qui font taire tous les souffles de l’air. Si j’osais, je dirais qu’il y a dans les paysages de Corot jusqu’à la bonté, — cette sérénité parfaite. S’il fut bon, cordial, disposé à rendre tous les services, et les plus rares surtout, ceux de la bourse, tout le monde le sait: ses bienfaits ont été assez haut racontés par d’autres que par lui pour qu’il soit inutile d’appuyer. Il y avait une bonté pleine de candeur jusque dans cette vanité naïve dont il ne se cachait pas, que tant de complaisants exploitèrent, qui vantait ces études «très fameuses», sans que jamais on pût découvrir en lui seulement l’apparence d’une personnalité envahissante, jalouse ou dominatrice. Il n’est pas de spectacle plus sain, plus salutaire, au milieu des émotions fiévreuses de la vie que ce siècle fait malgré eux à presque tous ses enfants, que le spectacle des œuvres de Corot. On y sent cette satisfaction calme que donnent une conscience tranquille et une vie bien employée. On oublie, en les regardant, tant de mesquines agitations, de vaines réalités; on s’y repose des fatigues et des déceptions. Il en sort comme une leçon de morale indulgente et charmante, une consolation des ennuis, un sérieux et aimable encouragement au bien. Il faut répéter le mot: il en sort ce qu’il eut à un si haut degré, ce bien suprême de la vie d’ici-bas, la sérénité. Son art donne le repos comme la nature elle-même. Il était bien difficile de regarder cette tête bien modelée et aux fraîches couleurs, où brillait un œil vif et qu’entouraient de longs cheveux blancs, sans que ce vers du poète revînt à la mémoire:
Rien ne trouble sa fin, c’est le soir d’un beau jour.
Tel a été en effet le soir de la vie de Corot; il a ressemblé à l’un de ses soleils couchants, et l’horrible douleur même de la maladie ne put lui ravir son inaltérable sérénité. Quand, un soir de décembre dernier, ses amis lui remirent la médaille d’or commémorative de sa cinquantaine artistique, qui devait remplacer cette médaille d’honneur que l’on avait espérée pour lui en 1874, quoique déjà atteint mortellement, il retrouvait toute sa joie. «On est bien heureux, disait-il avec de douces larmes dans les yeux, de se sentir aimé comme cela.»
Le jour où les derniers honneurs furent rendus à Corot, un prêtre indiscret crut bien faire de troubler la paix de son cercueil et le recueillement douloureux de l’assistance, en venant bruyamment apprendre au monde qu’avant de mourir Corot s’était confessé, en faisant une sortie contre les journaux qui s’étaient permis de taire cette importante nouvelle. Eh! qu’importe qu’avant de mourir Corot se soit confessé ? Quel besoin avait-il d’une absolution? Son âme pure, patriotique, vertueuse, avait-elle quelque chose à redouter de la justice d’au delà du tombeau? En vain le catholicisme voudra-t-il tenter de revendiquer Corot. La vraie demeure, la patrie de son âme, ce n’est pas le paradis des docteurs du moyen âge: ce sont les Champs Élysées du poète antique. Il les avait entrevus dans la lumière adorable des soleils couchants italiens, il avait essayé de les peindre pour son Orphée.
Largior hîc campos æther et lumine vestit
Purpureo...
Après les avoir rêvés, il était digne de les habiter; et nulle récompense ne serait mieux faite pour lui que d’habiter pendant mille ans leur lumineuse et sereine splendeur.
Juillet 1875.